Gérard MENDEL Pour décoloniser l'enfant

Publié le par Henri LOURDOU

Gérard MENDEL Pour décoloniser l'enfant
Gérard MENDEL
Pour décoloniser l’enfant
Sociopsychanalyse de l’Autorité
Petite Bibliothèque Payot n°188, 3e trimestre 1971, 262 p.

 

Je relis, plus de 50 ans après, ce livre prémonitoire. Comment ne pas être saisi par la clarté lumineuse du propos, soigneusement balisé par des raisonnements impeccables appuyés sur des constats très concrets ?

Il faut bien sûr, pour le suivre, accepter quelques acquis de la pensée critique des XIXe et XXe siècles, en particulier ceux apportés par Freud et la psychanalyse, et toute la psychologie scientifique, par Marx et les premiers penseurs du mouvement ouvrier, et les théoriciens de la méthode scientifique expérimentale. Car Mendel est de ces penseurs qui ne se paient pas de mots : pour lui, la référence au réel et à l’expérience concrète est centrale.

Et c’est dans cette mesure-là qu’il se refuse à fétichiser l’oeuvre intellectuelle de quiconque, fût-il génial.

C’est à ce recul et à cette référence au réel que je suis resté attaché depuis la découverte de ce livre, lu, ou plutôt dévoré, dès sa parution, après les deux livres précédents de Mendel, « La révolte contre le Père » (1968) et « La crise de générations » (1969) , que je venais de découvrir alors que j’étais un adolescent révolté en quête de repères.

 

Ce qui me frappe aujourd’hui est hélas le caractère anticipateur du diagnostic général porté sur notre époque, ainsi résumé en fin de 4e de couverture : « Le consensus social traditionnel, fondé sur l’Autorité, se désagrège. Le relaiera un consensus fondé sur la force nue et policière de l’État ou bien, pour l’auteur de cet Essai, un consensus fondé sur l’institutionnalisation du conflit à tous les niveaux, non plus lutte à mort mais jeu sans fin d’antagonismes eux-mêmes évolutifs. »

Des trois termes posés dans ce diagnostic (désagrégation de l’Autorité, montée de l’autoritarisme policier, institutionnalisation du conflit) on peut tirer bien des rapprochements avec ce qui s’est déroulé dans nos sociétés depuis 53 ans où ces lignes furent publiées.

 

Désagrégation de l’Autorité : pourquoi, comment ?

 

En bon adepte de la méthode scientifique, MENDEL commence par cerner, de plus en plus précisément, ce que l’on met sous le vocable « Autorité ».

Il en dégage un sens cohérent et une analyse systématique.

Le sens qu’il retient est celui du « pouvoir d’obtenir sans le recours à la contrainte physique un certain comportement de la part ce ceux qui lui sont soumis. » (p 243)

L’analyse, quant à elle, permet de mettre en avant trois points :

« Le phénomène-Autorité est indissociable de la croyance en une transcendance, religieuse ou laïque, d’où découle sa légitimité, laquelle s’incarne sur un mode hiérarchique (…) L’Autorité s’exerce toujours de haut en bas. »

- « Les manifestations psychologiques de l’Autorité se situent entre un premier recours à la force qui les met en forme chez l’enfant, et un ultime recours à la force en cas de transgression. L’Autorité, masque mystifiant de la violence, permet d’obtenir par d’autres procédés que l’usage de la force nue (…) une attitude de soumission. »

-  « Sont nécessaires un minimum de mystère, d’ombre, d’éloignement et de distance, dernières traces de l’univers magique dans lequel le phénomène-Autorité plonge ses racines. »( pp 243-4)

 

La nature psycho-affective des racines de l’Autorité réside dans la dépendance absolue du nourrisson vis-à-vis des adultes, particulièrement longue chez les animaux humains (phénomène de néoténie : le bébé humain naît physiquement inachevé) qui induit à la fois des pulsions agressives et une peur d’abandon : « Le phénomène-Autorité n’est que l’accentuation, l’exploitation et la pérennisation (en particulier par le chantage à l’amour) de la peur d’être abandonné, c’est-à-dire, très exactement, de la culpabilité. » (p 245) Cette peur inconsciente est exploitée à travers des réflexes conditionnés d’obéissance automatique à des Grands, prenant la place des parents.

Ainsi la société est puissamment liée par de tels réflexes ne faisant que masquer le pouvoir d’une minorité sur la majorité.

 

Or, on assiste à un dé-conditionnement progressif de la société à ces réflexes qui est le fruit du développement des forces productives ouvrant ainsi sur une modification possible des rapports sociaux. On reconnaît là une des thèses de base du marxisme, que Mendel reprend à son compte.

Avec la globalisation actuelle de l’économie et ce que Mendel appelle la « révolution technologique », le dé-conditionnement à l’Autorité s’accélère : on est bien dans la désagrégation.

 

Notre civilisation au tournant : entre refondation de la démocratie et aspiration à la dictature

 

L’apport spécifique de Mendel par rapport au marxisme est de faire remarquer qu’il n’y a aucune fatalité à une évolution libératrice des rapports sociaux à la faveur du déconditionnement à l’Autorité. Celle-ci dépend en effet très largement de l’action collective , et singulièrement des pratiques d’éducation des enfants.

Il insiste beaucoup sur ce point à travers le contre-exemple de la Révolution russe. J’ y reviendrai.

Autre insistance qui devrait pas mal nous éclairer sur les évolutions en cours : « si les aspirants à subir l’autorité d’un dictateur ont si peur du chaos, c’est que n’étant pas eux-mêmes libres intérieurement, ils projettent leur propre agressivité réactionnelle sur les adversaires faisant fonction de boucs-émissaires. Une loi psychologique veut que plus un homme est infantilisé ou bien frustré -sur le plan affectif, social, politique – plus il sera agressif. » (p 65)

On voit bien aujourd’hui la conjonction d’une aspiration à la dictature et d’une montée de l’agressivité chez les mêmes personnes. Il reste à mettre cela en rapport avec l’infantilisation et les frustrations qu’elles subissent : infantilisation consumériste et du discours et des pratiques politiques (présidentialisme auquel tous les politiciens en vue sacrifient sans état d’âme), frustrations dues aux inégalités croissantes et à l’inaction climatique.

 

Par ailleurs, pour revenir à l’échec des socialismes soviétiques, « Seule la prise en considération de facteurs inconscients peut permettre de mesurer l’ampleur du rôle joué, dans l’échec des socialismes, par le conditionnement des enfants à l’Autorité, toujours présent en ces régimes simplement parce qu’il existait dans le régime social pré-existant et qu’il n’avait été ni démasqué, ni remplacé. On peut citer à ce propos la lutte, dans les années 20, de Vera SCHMIDT pour promouvoir un nouveau rapport éducatif entre adultes et enfants, en URSS, et l’échec final de cette tentative. » (p 17)

Dans sa bibliographie, Mendel fait référence à deux de ses écrits traduits en français (« Rapport sur le Home d’enfants expérimental de Moscou (1921-34) » et « Le développement de la pulsion de savoir chez un enfant », sans indication d’éditeur) dont on ne retrouve aucune trace sur Internet. Cependant, on trouve une référence à l’action de Vera SCHMIDT dans un ouvrage récent : « Histoire populaire de la psychanalyse » de F. GABARRON-GARCIA (La Fabrique, 2021).

Et il ajoute, pour bien marquer l’ampleur de l’échec : « On peut même affirmer (…) que ce conditionnement (à l’Autorité) (…) est plus marqué actuellement en Russie soviétique qu’en Occident et aux USA. » (ibid.)

Et cela n’a pas changé avec la Russie post-soviétique...

À cela, autre apport majeur de MENDEL à mon sens, et qui préfigure l’essor des mouvements féministes et postcoloniaux, il est ajouté que le dévoilement des systèmes d’oppression masqués par l’Autorité, étendant le champ du conflit social « à des classes sociales nouvelles a provoqué le développement à leur niveau d’une conscience de classe : de classe d’âge, de classe sexuelle et de classe nationale (les nations sous-développées du Tiers-Monde). » (p 17)

On passera sur les formulations très datées pour noter que la désagrégation du « phénomène-Autorité » dévoile d’autres oppressions systémiques que celle des enfants par les adultes. En particulier donc, celle des femmes par les hommes, et celle des anciens colonisateurs sur les ex-colonisés à travers la persistance du racisme et de ce qu’il induit en matière de rapports de domination.

Ici l’on doit revenir au contexte d’écriture de ce livre : en pleine révolte mondiale de la jeunesse, MENDEL a été sollicité par le professeur Ehsan NARAGHI, directeur de la division de la Jeunesse à l’Unesco, pour une étude sur l’Autorité. Cette focalisation sur la jeunesse comme « classe d’âge » est donc un trait d’époque.

Cela étant, l’enjeu que décrit ce livre n’est pas circonscrit à ce contexte.

On peut pleinement le mesurer à cette hypothèse alors formulée d’un échec de nos sociétés à faire face positivement à la désagrégation de l’Autorité : « la « solution de rechange » - ou l’une des « solutions de rechange » - à une civilisation du conflit, pourrait bien naître de la conjonction d’un État technico-policier, de l’abandon par l’individu, en raison de sa culpabilité (inconsciente) , de son désir de « grandir », et de la fanatisation de la jeunesse » (p 14).

Ces trois ingrédients ne sont-ils pas à l’oeuvre sous nos yeux ?

En réalité, la Grande Confusion contemporaine mêle, à des degrés divers, des éléments de progression vers la « civilisation du conflit » prônée par MENDEL, et des éléments de régression vers une nouvelle forme de fascisme, substituant la violence nue et l’usage systématique des boucs-émissaires à la reconnaissance des conflits réels et à leur traitement non-violent par la pratique de la parole collective, de la négociation et du Droit. Ne voit-on pas en effet, dans le même temps, l’émergence d’une parole des victimes d’oppression systémique, femmes, personnes LGBTQIA+, personnes racisées ou discriminées en raison de leur apparence ou leur handicap d’un côté, et, de l’autre, une agressivité croissante contre ces personnes, à travers surtout les plus faibles d’entre elles (personnes trans, exilés sans-papiers originaires des pays ex-colonisés...) au nom d’un credo identitaire national et/ou religieux porté de façon fanatique, et, au milieu de tout cela, une forme de démission de la « majorité silencieuse » n’osant aller trop loin dans son « désir de grandir » à travers sa participation à ces nouveaux conflits sociaux.

Je ferai un sort particulier au nouvel enjeu écologique qui illustre bien les ambiguïtés de la conscience collective. En effet, d’un côté nos contemporains sont de plus en plus nombreux à placer la lutte contre le changement climatique en haut de l’agenda politique, mais de l’autre ils s’apprêtent à voter, une fois de plus, majoritairement pour les partis qui ne prennent pas en compte cette priorité dans leur programme. Et singulièrement pour une extrême-droite particulièrement rétive à toute politique écologiste.

 

De ce dernier fait témoignent les derniers sondages en France faisant apparaître une forte progression du vote d’extrême-droite chez les jeunes. L’échec d’une révolution pédagogique, sans cesse dévoyée ou amoindrie, et souvent combattue, y compris à Gauche, durant les années 1980 à 2000 , a en particulier sans doute pesé lourd dans cette évolution.

Tout cela ne fait que rendre plus actuel que jamais le plaidoyer de MENDEL pour décoloniser l’enfant.

Publié dans Mendel, école

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