Grégoire KAUFFMANN L'enlèvement

Publié le par Henri LOURDOU

Grégoire KAUFFMANN L'enlèvement
D'un événement oublié aux questions cruciales d'aujourd'hui
Grégoire KAUFFMANN
L'enlèvement
Flammarion , septembre 2023, 390 p.

 

 

Honnêtement, je ne m'attendais pas à être aussi embarqué dans ce récit de l'enlèvement du journaliste Jean-Paul KAUFFMANN au Liban entre le 22 mai 1985 et le 4 mai 1988.

Rédigé par son fils, il échappe aux faiblesses habituelles des "histoires intimes", sans doute en raison du fait que celui-ci est un historien de métier.

Il nous rend ainsi incroyablement vivante la restitution de ces années où la Gauche a basculé du côté obscur, après sa victoire électorale en trompe l'oeil de 1981.

C'est donc tout autant, sinon plus, l'analyse de cette dérive que celle du combat de sa mère pour la libération de son mari ou d'une adolescence bousculée qui a retenu mon attention.

 

Ce récit très bien documenté à partir des archives du comité des Amis de Jean-Paul KAUFFMANN , nous livre des éléments très suggestifs d'analyse des faiblesses de cette Gauche issue de mai 68.

En particulier son mélange de sectarisme, d'arrogance, d'incohérence, d'inorganisation et de naïveté.

Ces défauts n'empêchent pas l'existence parallèle d'éminentes qualités que sont la générosité, la solidarité , la persévérance et le désintéressement, mais ils en limitent malheureusement la portée, et ont, incontestablement, favorisé la dérive politique générale de ces terribles années 80.

 

Pour autant, nous n'oublions pas le propos principal de l'auteur qui est avant tout de raconter une "histoire intime de l'affaire des otages français au Liban".

 

 

Les otages français au Liban : un double produit de la guerre civile et du contentieux franco-iranien.

 

Cette guerre civile libanaise, qui a duré de 1975 à 1990, a produit un contexte favorable aux groupes armés anonymes spécialisés dans l'enlèvement et le racket.

Dans ce contexte, des puissances étrangères peuvent tirer les ficelles dans l'ombre pour régler des comptes avec d'autres puissances.

C'est exactement ce qui s'est produit avec l'enlèvement de Jean-Paul KAUFFMANN, journaliste envoyé spécial de l'hebdomadaire "L'Événement du jeudi", créé et dirigé par Jean-François KAHN, et du chercheur Michel SEURAT, résident à Beyrouth, arabisant spécialiste de l'Islam politique, à leur arrivée à l'aéroport de Beyrouth le 22 mai 1985.

Revendiqué par l'Organisation du Jihad islamique, une semaine plus tard, ce rapt est justifié par des revendications floues, mais transparentes pour ceux qui savent lire entre les lignes : c'est bien le gouvernement iranien qui est à la manoeuvre, en pleine guerre Iran-Irak (1980-1988).

Derrière cette revendication se cache un mouvement aujourd'hui plus connu : le "Hezbollah", ainsi présenté par G Kauffmann : "Fusion de plusieurs groupes chiites dissidents du mouvement Amal et proche de l'Iran, le Hezbollah existe officiellement depuis 1984." (p 362) On sait qu'il est devenu aujourd'hui quasiment un État dans l'État libanais, qui n'est plus lui-même qu'un ersatz d'État failli et déliquescent.

Les contentieux de l'État iranien avec l'État français sont alors très lourds : contentieux financier dû à l'abandon par la France du projet d'usine d'enrichissement de l'uranium pré-financé par le régime du shah renversé par les mollahs (plusieurs centaines de millions de dollars): contentieux diplomatique dû aux livraisons françaises d'armes à l'Irak et à l'emprisonnement en France d'un commando ayant tenté d'y assassiner l'ancien premier ministre du shah Chapour Baktiar.

 

Et c'est donc au règlement de ce contentieux qu'a tenu le destin des otages français.

On ne sait toujours pas aujourd'hui ce que fut le "deal" qui aboutit finalement à la libération des trois derniers otages, les diplomates Marcel Carton et Marcel Fontaine, et le journaliste Jean-Paul Kauffmann, le 4 mai 1988. Et le livre ne le révèle pas.

 

Le destin d'une gauche contestataire muée en gauche de gouvernement

 

Par contre on suit au jour-le-jour, à travers la vie et l'action de l'association des Amis de Jean-Paul Kauffmann, retracée par ses archives et les souvenirs et recherches documentaires de l'auteur, à son analyse rétrospective des faits et des événements, la mue d'une gauche soixante-huitarde et de ses rejetons en "gauche morale" et déconnectée de la question sociale, symbolisée par le mouvement SOS Racisme, créé par Julien Dray et Harlem Désir.

Cette gauche-là va porter la lourde responsabilité d'une double dérive dont nous subissons encore les effets.

 

Ces deux dérives sont bien exprimées par Bernard MARIS dans son ouvrage posthume de 2015 "Et si on aimait la France"(Grasset, 144 p.)

La première de façon consciente, la seconde de façon inconsciente.

 

Substitution de la question ethno-culturelle à la question sociale

 

MARIS résume ainsi le problème : "La question sociale a à voir avec l'inégalité des revenus, à une économie absente remplacée par l'économie de la drogue, et plus largement avec la faiblesse de la part des salaires dans le produit national, l'impossibilité de l'accès à la propriété pur les plus modestes.

Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'une "question sociale" peut, peut-être, se résoudre "socialement", en gros par de l'argent, tandis qu'une "question ethno-culturelle" c'est plus compliqué. Par un cynisme sans doute inconscient, les catégories supérieures, celles qui profitent de la mondialisation et de la métropolisation, ont caché la question sociale sous la question ethnique, plus vague, plus morale, plus lointaine. La lutte pour l'égalité laisse place à celle pour la diversité." (p 124)

 

Je passe pour l'instant sur une partie de la formulation, qui n'a rien de neutre et amène à la seconde dérive, et m'arrête sur le constat principal. Ce constat a été fait par d'autres, comme Gérard NOIRIEL dans Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe siècle) Discours publics, humiliations privées (Fayard, juin 2007, 718 p.) :

Le glissement culturel célébrant la "culture beur" (mot popularisé par le journal "Libération") pour célébrer le métissage culturel en oubliant au passage les questions sociales d'égalité des droits, a maintenu intacte la problématique d'"intégration" imposée par l'extrême-droite.

En se focalisant sur la dénonciation morale des discriminations au lieu de s'attaquer à leurs causes (la mise en place des stéréotypes stigmatisants et les politiques sociales inégalitaires), la gauche de gouvernement a accentué les divisions au sein du peuple au lieu de les réduire.

 

Opposition entre la question "ethno-culturelle" et la question sociale

 

La seconde dérive est exprimée ainsi par Bernard MARIS : "les brûleurs de voiture ne contestent en rien un système économique inégalitaire et brutal dominé par une économie mafieuse. Ils sont la loi de la jungle, la pire, c'est-à-dire l'absence de loi.

Comme la Mafia, ils ne connaissent que la famille et jamais le pays." (p 125)

C'est l'expression d'un mépris et d'une condescendance à peine voilée pour ces "brûleurs de voiture" des émeutes de banlieue, assimilés à la Mafia. Une cécité volontaire sur cette question "ethno-culturelle" considérée comme un simple prétexte au communautarisme islamiste manipulé par les djihadistes armés alliés au crime organisé.

Et il poursuit : "Il faudra se poser la question de savoir pourquoi leur famille n'est pas le pays. Les sentiments anti-français agités avec des drapeaux lors des matchs de foot, la "Marseillaise" copieusement sifflée, participent d'un "internationalisme" tout-à-fait en phase avec le crime." (pp 125-6)

Ainsi la "question qu'il faudra se poser" n'est que rhétorique : la réponse est déjà toute trouvée. C'est bien l'immigration, et particulièrement le regroupement familial qu'il faut remettre en cause. "L'échec des politiques de la ville s'explique (...)par un effet de sas ou de noria : les investissements existent, mais la population ne cesse d'entrer et de sortir, par un mouvement de promotion ou parce que l'insécurité devient intenable. L'absence de stabilité entretient l'insécurité et ne favorise pas la promotion des enfants. C'est un cercle vicieux : l'instabilité entraîne l'insécurité , l'insécurité entraîne l'instabilité, tandis que les flux d'immigrés succèdent aux flux d'immigrés sous des dehors repeints à la peinture fraîche.

Ces flux d'immigrés ne sont plus des flux de travailleurs attirés par un emploi local, mais des "regroupés familiaux" très peu qualifiés." (p 131)

Se referme ainsi le piège que la Gauche s'est tendue à elle-même : en opposant question sociale et question "ethno-culturelle", elle ouvre largement les portes à l'extrême-droite qui prétend les réconcilier à sa façon.

Car la question "ethno-culturelle" n'est pas "plus vague, plus morale et plus lointaine" que la question sociale : elle lui est intriquée, elle entre en intersection avec elle. Et elle est non pas "ethno-culturelle" mais postcoloniale.

De cette intersection, il faut rendre compte. Ce sera l'objet de ma prochaine lecture.

 

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