Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour

Publié le par Henri LOURDOU

Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour
Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour
Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour
Question ethno-culturelle ou postcoloniale ?
Kaoutar HARCHI
Comme nous existons
récit
Actes Sud, 2021, coll Babel n°1888, août 2023, 140 p.
Mohamed KACIMI
L'Orient après l'amour
récit
Actes Sud, mai 2008, 206 p.
Ahmed BOUBEKER
Abdelmalek Sayad, pionnier d'une sociologie de l'immigration postcoloniale
in "Ruptures postcoloniales", ouvrage collectif sous la direction de
Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès, La Découverte, coll Cahiers libres, mai 2010, pp 37-48.

 

Je réunis dans ce compte-rendu trois lectures liées qui font suite au commentaire d'un propos de Bernard MARIS qualifiant à la suite de Christophe GUILLUY la question postcoloniale de question ethno-culturelle en l'opposant à la question sociale.

La première est le récit d'une jeune sociologue française d'origine marocaine, née en 1987.

La deuxième est aussi un récit, celui d'un journaliste, écrivain et homme de théâtre français d'origine algérienne, né en 1956.

La troisième est la présentation de l'oeuvre du sociologue à l'origine de la vocation de Kaoutar Harchi.

 

Ces trois points de vue se répondent et se complètent sur la question de la place des immigrés maghrébins et de leurs descendants dans la société française.

 

 

Kaoutar HARCHI : la deuxième génération surprotégée d'une immigration populaire de travail.

 

Kaoutar Harchi a grandi dans une grande ville de l'Est de la France, où ses parents, mariés en 1984 à Casablanca, ont travaillé pour élever leur fille (unique ? C'est ce que suggère en creux le récit, mais il ne le dit pas, en vue de son ascension sociale). Un travail prenant et peu valorisant, sur lequel elle ne s'appesantit pas. Elle dit seulement : "Quelques soirs par semaine, mes parents s'absentaient. Ils nettoyaient les bureaux des grands immeubles et ne rentraient que tard." (p 14)

D'emblée, le cadre est posé d'une famille fusionnelle structurée par un amour réciproque qui évite toute confrontation.

Les rôles sont cependant bien définis : à la mère et la fille les tâches domestiques, au père la représentation extérieure d'une famille bien intégrée et en perspective d'ascension sociale. En témoigne le récit, pp 24-26, des promenades dominicales de la famille dans la partie pavillonnaire de leur quartier : "Lors de ces promenades, Mohamed disait bonjour à chaque personne que nous croisions. Si une conversation était entamée avec l'une de ces personnes, Mohamed finissait toujours par préciser à cette dernière : ma fille, vous savez, ma fille est inscrite à l'école Marie Curie. (...)

Ainsi, tant bien que mal, parvenait-il à habiter, avec davantage d'assurance, son rôle de père, de mari et de chef de famille." (p 25)

Car la grande affaire de Mohammed et Hania, les deux parents, est d'assurer à leur fille une promotion sociale par l'école. Ce qui passe par des stratégies d'évitement des ghettos scolaires promis aux immigrés des classes populaires. Habitant en appartement, comme locataires, dans la partie Nord du quartier, celui des grands ensembles, ils doivent commencer par éviter à leur fille l'école du quartier Nord, Paul Éluard, pour celle du quartier pavillonnaire Sud, Marie Curie. Par la suite, pour éviter le seul collège du quartier, situé dans le quartier Nord, ils placeront (c'est le mot employé par l'autrice) leur fille dans un collège privé catholique, pour lui éviter "les mauvaises fréquentations". C'est sa mère qui, ici, prend les choses en main : "Elle se mettait à ressasser, j'imaginais, ce que les instituteurs,le médecin, le patron, le banquier, l'assistante sociale lui avaient conseillé de faire. Ne scolarisez pas votre fille ici madame, mais ailleurs, plus loin, éloignez-la. (...)

Enfant, j'ai été exposée à la peur de ma mère et j'ai eu peur à mon tour. C'est peut-être pour cela que je n'ai jamais osé rien dire à Hania. Par peur d'aggraver la peur." (pp 27-28)

Et, ajoute-t-elle aussitôt : "il y eut, qui fonda notre histoire, ce pacte d'être une famille à laquelle rien ne devait arriver.(...) Et jamais dans l'enfance je n'ai su ce que Hania et Mohamed craignaient à ce point qu'il nous arrive, mais je le craignis beaucoup." (pp 28-29)

 

Et c'est ainsi que, de fil en aiguille, la jeune fille passe son bac. Et c'est durant son année de terminale qu'elle fait la découverte qui va réorienter sa vie, ou plutôt lui donner un sens nouveau : il s'agit de la lecture du sociologue algérien Abdelmalek Sayad et, plus précisément, de son livre : "La Double Absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré."

Celui-ci, en effet répond à "cette prédisposition inscrite en (elle) de longue date, à vouloir comprendre Hania et Mohamed, à espérer (se) comprendre (elle)-même, comprendre cette piété familiale qui nous liait les uns aux autres, cette communion magnifique et redoutable à la fois qui, à travers les moments les plus difficiles de l'existence minoritaire, nous donna le sentiment que, bien que vivant chez les autres, entre nous, nous étions chez nous." (pp 89–90)

Et, "ce fut un éclat terrible dans mon coeur. Une joie." (p 90)

 

Ce sentiment de révélation et d'une perspective de libération, comme je le comprends, l'ayant moi aussi ressenti, au même âge qu'elle, par une lecture qui, à moi aussi, offrit des clés de compréhension de ce que je vivais comme un destin subi.

Mettre ainsi en perspective la somme de petits malheurs vécus, leur donner sens, et surtout en mettre le dépassement à portée de compréhension est un puissant vecteur de dynamisme personnel.

C'est en regard de cette perspective qu'il faut placer le constat de Christophe Guilluy, cité par Bernard Maris, de "l'émergence d'une petite bourgeoisie issue de l'immigration maghrébine et africaine et (de) l'explosion de jeunes diplômés originaires de ces quartiers" ("Et si on aimait la France", p 130), il s'agit bien évidemment des "quartiers sensibles" de la "politique de la ville" qu'il décrie.

Car, nous disent-ils, ces jeunes diplômés ont vocation à "se "boboïser" dans les centre-villes ou les banlieues "gentrifiées"." (ibid)

Ce qui les met en opposition au "vrai peuple" des ruralités péri-urbaines, tout autant qu'en rupture avec celui de leur quartier d'origine.

 

Or, cet ouvrage, tout comme d'autres issus de ces mêmes milieux, trace un autre sillon : celui d'une prise de conscience de la condition postcoloniale et de ce qu'elle implique en terme de recherche pour en mesurer les différents effets.

Car ceux-ci sont loin d'être simples ni évidents.

C'est ce qu'illustre à sa façon ma deuxième lecture.

 

Mohamed KACIMI : enfant de la décolonisation, fils d'une aristocratie en déshérence, en rupture de son monde

 

Mohamed KACIMI est né en 1956 dans une Algérie traditionnelle protégée : "Je suis né dans une zaouia, un phalanstère soufi. La seule musique de mon enfance, c'est la psalmodie du Coran et les prières des pèlerins qui affluaient aux mausolées de mes saints ancêtres." (p 9)

Retraçant la période de son enfance et son adolescence, il nous propose un premier paradoxe : c'est au moment où l'Algérie devient indépendante que sa jeunesse découvre la langue et la culture françaises à travers la scolarisation de masse appuyée sur des coopérants français.

Cependant, son itinéraire personnel est avant tout marqué par ses origines sociales favorisées. Son père, fils de cheikh, a rompu avec la tradition religieuse tout en perpétuant le rôle d'intellectuel tenu par ses ancêtres, il quitte le cocon familial de la zaouia pour entraîner sa famille dans un parcours de haut fonctionnaire, après avoir terminé à Alger une thèse sur Ibn-Khaldoun. Mohamed découvre à la fois le français et le "je" à l'école : "Cette langue était donc humaine, vulnérable, elle était langue d'enfants et de rêves. Elle m'a permis, pour la première fois, d'utiliser la première personne du singulier, "Je", sans la faire suivre de la traditionnelle formule: "Que Dieu me préserve de l'usage d'un pareil pronom, car il est l'attribut du diable." (...) Je n'écris pas en français, j'écris en "moi-même"." (pp 20-21)

Par la suite, il fait partie de cette jeunesse branchée et privilégiée qui résiste à l'Université à la politique d'arabisation à marche forcée menée par le dictateur militaire Boumédienne, à la fin des années 70. Et il va tout faire pour se soustraire au service militaire et à fuir cette Algérie autoritaire et normalisée.

De son arrivée à Alger au lendemain de l'indépendance, il dit : "C'était une belle époque, car les Algériens ne connaissaient pas encore l'Islam. Ils le connaissent encore moins aujourd'hui." (p 46) Tout KACIMI est dans ces deux phrases : il se plaît à bousculer les évidences, et à souligner les paradoxes dans des formules-choc.

 

Son compagnonnage ultérieur avec le magazine "Actuel" de Jean-François BIZOT, dans sa seconde formule des années 80, sert de matière première à la suite de son livre, dont on comprend qu'il est un recyclage de ses reportages tout autour de la Méditerranée pour "Actuel". En Arabie Saoudite et au Yémen, au moment de la Guerre du Golfe (1991), puis en Égypte, à Beyrouth, à Jérusalem, au début des années 2000.

Un retour à Alger en 2003 pour le tournage d'un sujet sur les écrivains algériens pour l'émission d'Arte "Métropolis" (pp 107-114) est l'occasion de mettre en lumière la schizophrénie qui s'est emparée du pays, assez semblable à celle des ex-pays de l'Est. On y pressent ce qui va donner, quinze ans plus tard, le Hirak.

Globalement, le point de vue de KACIMI est celui de ces intellectuels anti-islamistes pour lesquels la régression intégriste est le danger principal : "Ce monde arabo-musulman est un vaste Goulag, sans Zinoviev ni Soljénitsyne, où Dieu qui est grand a pris la place du Petit Père des peuples." (p 201)

La suite cependant va lui donner en partie tort : les "printemps arabes" et la floraison littéraire qui les accompagne, malgré les défaites subies, montrent bien que ce Goulag a non seulement ses Zinoviev et Soljénitsyne, mais aussi une jeunesse dont les aspirations à la liberté restent entières.

 

Ahmed BOUBEKER : Présentation d'un pionnier de la sociologie de l'immigration

 

Tiré de cet ouvrage collectif de 2010 , "Ruptures postcoloniales", qui présente un état des lieux de la recherche postcoloniale en France, cette contribution d'Ahmed BOUBEKER, l'un des coordonnateurs, et lui-même sociologue, ouvre la première section ("Les fondations") de la partie I du livre ("L'héritage postcolonial"). Le choix de présenter Abdemalek SAYAD comme "pionnier d'une sociologie de l'immigration postcoloniale" est ainsi argumenté :

"Sayad est le premier à dévoiler le mensonge collectif qui sous-tend la "perspective orthodoxe" du fait migratoire. Un mensonge qui repose sur la complicité entre pays d'émigration et d'immigration, un mensonge entretenu par les les illusions du migrant lui-même. Quelles illusions ? Trois principalement : l'illusion du retour – ce mythe si cher aux premières générations !-; l'illusion d'une présence limitée au travail; l'illusion de la neutralité politique." (p 46)

En dissipant ces mensonges, il fait émerger la situation de dominé du migrant. En cela il est disciple conséquent de Pierre Bourdieu.

Mais, fait remarquer BOUBEKER, cela trace aussi les limites de son apport. "Répétons-le : il n'y a pas chez Sayad de solution miracle au drame de la condition dominée. Pas de retournement du stigmate ni de contres-subjectivité pour se référer à Judith Butler qui découvre paradoxalement dans l'assujettissement les fondements-même de la puissance d'agir (agency).(...) Sayad demeure fidèle au cadre théorique de la sociologie de la domination. S'il a salué les luttes des héritiers de l'immigration, il en reste à une perspective d'"enfants illégitimes" : "Tout laisse à penser que l'immigré d'aujourd'hui est l'homologue du colonisé d'hier. Il n'est qu'un colonisé nouvelle manière, un colonisé d'au-delà de la colonisation." " (p 47)

En cela, conclut BOUBEKER, "il en est resté à l'interdit majeur de la domination : l'interdiction d'histoire." (p 48)

Or cette histoire reste à écrire en rompant avec deux mythologies, justement dénoncées par Sayad : la mythologie métropolitaine d'une France pensée sans son rapport à ses colonies et ex-colonies, et la mythologie indépendantiste niant tout effet de la relation passée et présente entre la France et ses colonies.

De ce double point de vue, les témoignages de Kaoutar HARCHI et Mohamed KACIMI éclairent bien les effets persistants et divers de ces relations que certains voudraient nier.

On ne peut pas, en particulier, réduire la condition immigrée à une homologie avec la condition coloniale. Une chose en particulier a fondamentalement changé : le regard condescendant des Français sur des sujets coloniaux explicitement dénués de droits s'est transformé en regard inquiet sur des descendants d'immigrés explicitement dotés d'une égalité des droits. Et ceux-ci, à juste raison, sont de plus en plus décidés à la faire valoir.

A cette égalité des droits, facteur pour moi décisif, se joint un combat culturel pour l'intégration de l'histoire de la colonisation et de l'immigration dans la mémoire collectivement partagée.

Ce combat en est à ses prémices, comme en témoigne la suite de ce volume collectif, avec en particulier une très intéressante contribution de l'historienne Ann Laura STOLER sur le retard français en ces matières, sous le titre "L'aphasie coloniale française : l'histoire mutilée." (pp 62-78).

 

Continuer à creuser ce sillon d'une histoire commune sans mythologies ni illusions est une tâche dont l'importance politique ne devrait échapper à personne.

Post Scriptum : Utile complément à ces lectures, la très intéressante interview de Magyd CHERFI à CFDT magazine d'avril 2024. Voir ci-après.

Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour
Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour
Kaoutar HARCHI Comme nous existons -Mohamed KACIMI L'Orient après l'amour

Publié dans Histoire, Immigration, politique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article