Norbert ELIAS La civilisation des moeurs

Publié le par Henri LOURDOU

Norbert ELIAS La civilisation des moeurs

Norbert ELIAS

La civilisation des moeurs

(Presses Pocket coll AGORA n°49, 1er trim 1976, 346 p.)

Traduit de l'allemand par Pierre KAMNITZER,

1e édition 1939, 2e édition 1969, édition française 1973.

 

 

Ce livre auquel je fais souvent référence, je ne l'avais pas encore lu intégralement. Bien sûr, j'en connaissais la thèse centrale : la transformation des moeurs dans le sens de la répression des instincts primaires, notamment l'agressivité, par la diffusion des nouveaux habitus nés dans les Cours royales à la Renaissance.

Mais je découvre ici la richesse et la subtilité des analyses novatrices d'Elias, fondées sur l'exploitation de sources jusque-là négligées : les manuels de savoir-vivre qui se sont multiplié en Occident à la suite de l'ouvrage pionnier d'Erasme "De civilitate morum puerilium" (1530), traduit très rapidement dans les langues vernaculaires européennes (anglais, allemand, tchèque, français), et qui fut un véritable "best seller" de l'époque : trente fois réimprimé dans les 6 ans suivant sa parution, avec en tout plus de 130 tirages, dont 13 encore au XVIIIe siècle (p 78). Ce manuel d'éducation des moeurs à l'usage des jeunes princes est prisé bien au-delà de son public initial.

 

Culture et civilisation : du social au national.

Cette nouvelle "civilité" (le mot s'impose dans le sillage du livre d'Erasme) se répand comme une traînée de poudre. Mais elle n'est pas adoptée partout de la même façon.

C'est l'objet des deux chapitres de la 1e partie, "Culture et civilisation", qui s'interroge sur son destin différent dans les deux sociétés allemande et française.

Nous avons droit ici à une analyse d'une grande finesse, croisant sociologie et histoire en s'interrogeant sur le sens et l'usage des mots.

Le point de départ est l'opposition dans la langue allemande entre "culture" (Kultur) et "civilisation" (Civilization). Une opposition qui n'existe ni en anglais, ni en français.

Cette opposition met en vis-à-vis l'authenticité des sentiments (valorisée de façon positive dans le vocable "Kultur" et ses dérivés) et l'hypocrisie (dévalorisée dans le vocable "Civilization", assimilé à un monde des apparences sans conviction).

Cette opposition est à la base du développement du romantisme, mais elle est d'abord portée sociologiquement par la classe moyenne cultivée, la bourgeoisie intellectuelle, formée dans les universités, et vivant en marge de sociétés de Cour en Allemagne très dispersées et de petite dimension. D'où la non-diffusion dans cette classe moyenne des manières pratiquées dans ces cénacles, lesquels, de par leur dimension étroite, sont intellectuellement peu dynamiques et peu ouverts sur la réflexion, et se contentent d'imiter le "modèle français". D'un autre côté, la bourgeoisie, sans prise sur les lieux du pouvoir politique, développe son activité intellectuelle dans le ciel des idées et la littérature, sans se mêler de politique. Elle ne fait qu'investir le mythe national à travers son idée de Kultur qui fonde l'identité nationale allemande : ainsi l'Allemand idéal est une personne sérieuse et authentique, attachée à l'expression sans détour de ses sentiments, par opposition aux Anglais et aux Français hypocrites ou superficiels, avec leur "humour" ou leur "esprit" frivoles. Ici, l'on passe subrepticement du social au national.

 

A l'opposé, la société française est à la fois centralisée et mixte socialement : on y trouve à la fois la société de Cour et la classe cultivée dans un mélange de fait entre noblesse et bourgeoisie que l'on ne retrouve pas en Allemagne. La civilisation y est donc assimilée à la civilité sans cette opposition que l'on trouve en Allemagne. Ainsi, la bourgeoisie a une action politique, comme on le voit lors des révolutions françaises, basée sur une fréquentation étroite de la noblesse de Cour, avec un code commun : celui de la nouvelle civilité. Celle-ci est peu à peu opposée à la "barbarie" des temps médiévaux que les Lumières renvoient plus ou moins à la noblesse et à l'Ancien Régime, avec une certaine mauvaise foi. De fait, on le découvre rétrospectivement, la "rupture révolutionnaire" n'a pas rompu avec tous les codes et tous les acquis de l'Ancien Régime, ainsi que l'avait bien perçu Tocqueville (en l'occurrence plus fin que Marx). D'où la construction d'un "caractère national français" fait de civilité et de "religion civile de l'Etat" mêlée de poussées anti-autoritaires périodiques mais à portée limitée : le Français est un râleur obéissant en quête d'ordre. Ici aussi, l'on passe ainsi du social au national, le rapport au pouvoir de la bourgeoisie est transformé en habitus national.

 

Une mutation des sensibilités, issue de codes moraux socialement élaborés

 

Dans la suite de l'ouvrage, Elias aborde quatre thèmes concernant la sensibilité commune du quotidien. Il s'agit des manières de table, de quelques fonctions naturelles (besoins naturels, se moucher, cracher, dormir), de la sexualité et de l'agressivité.

A travers ces thèmes, il dégage la ligne de force du processus de "civilisation" : une répression de l'instinct et une mise à distance des affects visant à "polir" les relations sociales en les poliçant. Il n'est pas indifférent qu'il termine son exposé par la question des modifications de l'agressivité. La pente suggérée est bien celle d'une pacification des relations sociales. Et d'une diffusion progressive des nouvelles normes du haut vers le bas de la société.

En faisant brièvement des allusions à la civilisation chinoise, il suggère qu'il s'agit-là d'un processus à vocation universelle.

 

Universalité ou spécificité occidentale ? Dynamiques contradictoires

 

Mais cette partie descriptive est suivie d'un second tome de l'ouvrage "La dynamique de l'Occident", qui tend semble-t-il au contraire à essayer de prouver une trajectoire spécifique de l'Occident basée sur l'exemple français de construction de la monarchie absolue à travers deux processus complémentaires : la centralisation et le monopole du pouvoir, d'un côté, et la division du travail et l'interdépendance des individus, de l'autre.

Une thèse qui oublie une autre "dynamique de l'Occident" parallèle : celle de la violence coloniale.... dont il reste à expliquer la coexistence avec cette "civilisation des moeurs" confinée à l'Europe, mais aussi avec les régressions massives qu'ont constitué les deux guerres mondiales.

Et qui fait bon marché de l'universalisation des droits humains, pendant logique d'une civilisation des moeurs elle aussi universelle.

Cet "occidentalo-centrisme" trace la limite de l'apport d'Elias. Et explique son succès auprès de nos néo-réactionnaires.

Reste donc à creuser la "face noire" de la "dynamique de l'Occident" et sa relation avec cette "face lumineuse" de la "civilisation des moeurs". De ce point de vue, le fameux essai de Freud "Malaise dans la civilisation" ne nous est d'aucun secours, ainsi que l'avait remarqué justement Gérard Mendel en raison de son recours à un concept fumeux : celui de l'Instinct de Mort, mal fondé scientifiquement. Plus féconde est bien la piste explorée par Mendel d'une régression suscitée par la dynamique de la crise ambivalente de l'Autorité en l'absence de progression de la maîtrise de l'Acte par une démocratie participative.

Créer les conditions de cette progression est bien la tâche de l'heure.

Publié dans Europe, Histoire, Mendel

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article