Charlotte LACOSTE Séductions du bourreau. Négation des victimes

Publié le par Henri LOURDOU

Charlotte LACOSTE Séductions du bourreau. Négation des victimes
Charlotte LACOSTE
Séductions du bourreau
Négation des victimes
(PUF, 2010, 480 p.)

 

C'est Anne-Yes qui m'a fait découvrir ce livre qu'un de nos enfants lui avaient offert pour Noël. Nous avons souvent échangé au cours de sa lecture, et partageons globalement la même réaction : un mélange d'adhésion et d'agacement.

 

Adhésion à la nécessaire vigilance face au sensationnalisme et à la superficialité de certaines lectures. Mais aussi agacement face à l'excès des charges de l'autrice sur l'ouvrage centralement analysé ici et désigné comme l'incarnation quintessencielle de ces deux maux : "Les Bienveillantes" de Jonathan LITTELL.

 

Une thèse simple, trop simple ?

 

La thèse de l'autrice peut se résumer ainsi : sur les génocides et grands massacres collectifs que sont les guerres, il ne peut exister qu'une seule littérature recevable, la littérature de témoignage de ceux-celles qui en furent les victimes. Et l'objet de sa première partie, appuyée sur le travail pionnier de Jean Norton CRU à propos de la Grande Guerre (qui n'était pas encore la 1e Guerre Mondiale) est de définir ce qui relève véritablement du témoignage authentique.

Le complément et prolongement de cette thèse est le constat du développement constant d'une mauvaise littérature épousant le point de vue des bourreaux, singulièrement concernant le génocide commis par les nazis. Et le constat de son succès, tant auprès des critiques que des lecteurs, avec pour résultat une absolution des bourreaux et un effacement de leurs victimes, réduites au silence, voire accusées de complicité...

Le livre ayant été écrit en 2009-2010, l'autrice n'a donc pu intégrer le développement ultérieur de cette tendance à vouloir entrer dans la tête des bourreaux. Ainsi tout récemment, nous voyons sortir le film "La zone d'intérêt" de Jonathan GLAZER, inspiré du livre éponyme de Martin AMIS, qui nous montre l'intimité de la famille du commandant d'Auschwitz, Rudolf HÖSS, et paraître le livre de Régis JAUFFRET "Dans le ventre de Clara", roman de la gestation d'HITLER...

Or, ces deux exemples montrent, me semble-t-il, que cette tendance ne relève pas seulement du sensationnalisme et de la superficialité, mais, plus profondément, d'une réelle volonté de comprendre l'origine du Mal, en se débarrassant de l'aura d'horreur sacrée et de fascination qui a trop longtemps, bien au contraire, alimenté sensationnalisme et superficialité.

 

Défense des témoins

 

Pour autant, le choix de Jean Norton CRU pour assoir une défense des témoins authentiques de la Grande Guerre est pertinent. Et le rappel de sa réception très opportun.

Car, indéniablement, les grands massacres génèrent beaucoup de faux témoignages.

Le patient recensement par CRU dans "Témoins" en 1929 des "souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928" constitue une référence indispensable.

Cet inventaire détaillé porte sur "304 ouvrages ressortissant à cinq genres différents (journaux, souvenirs, réflexions, lettres, romans) et 246 auteurs – qui tous ont été au front."(p 19)

En établissant précisément le point de vue à partir duquel ces souvenirs sont convoqués et mis par écrit, il a permis de conclure que "la grande majorité des combattants qui ne sont pas revenus de leurs illusions sur la guerre et s'ingénient à conforter les idées reçues de l'arrière sont ceux qui ont passé peu de temps au front et/ou ne se sont jamais retrouvés en première ligne." (ppp 19-20)

Cependant, déjà, CRU constate que les témoignages les plus crédibles se vendent moins bien que les plus convenus...

Mais aussi que les témoins authentiques eux-mêmes se laissent aller à se conformer aux légendes : CRU tire de ces constats un second ouvrage, "Du témoignage" , en 1930, où il défend la méthode qui l'a conduit à classer les 246 auteurs recensés en fonction de leur crédibilité de témoins. Bien en vain nous dit l'autrice (p 32).

Cette inaudibilité des témoins authentiques se retrouve en 1945 au retour des déportés. L'autrice convoque ici le travail d'historienne d'Annette WIEVIORKA. Dans "Déportation et génocide" (1992) elle recense une cinquantaine d'ouvrages de témoins parus entre 1945 et 1948, date à laquelle le flux de publication des témoignages chute abruptement (p 35), et constate qu'il s'arrête faute de lecteurs.

"Ceux des rescapés qui n'ont pas encore parlé garderont le silence pour un demi-siècle au moins" (p 36).

 

Triomphe du sensationnalisme et des clichés douteux

 

Dès les années 50, la littérature de témoignage est supplantée par une littérature de "folklore concentrationnaire" dénoncée dans la revue "Esprit" (avril 1953) par Jean Cayrol, lui-même ancien déporté. Au premier rang de cette folklorisation, le récit de Robert Merle "La mort est mon métier" (1949) tiré des confessions de Rudolf Höss au psychologue qui l'a interrogé avant son procès, le roman d'Erich Maria Remarque "L'étincelle de vie" (1952) sur le retour des déportés, ou celui de Virgil Gheorghiu "La vingt-cinquième heure" (1949) récit picaresque d'un pope roumain égaré dans un monde concentrationnaire incompréhensible.

En décembre 1969, toujours dans la revue "Esprit", Roger Errera dénonce "La déportation comme best-seller" illustrée par le récit soi-disant composé à partir de témoignages de rescapés par Jean-François Steiner, "Treblinka" (1966). Or ce récit, célébré par la critique et préfacé par Simone de Beauvoir, file une thèse particulièrement malsaine : celle du consentement des Juifs à leur extermination. Une thèse accompagnée de clichés antisémites relevés par Léon Poliakov à côté de ses "données fantaisistes concernant les dates, les chiffres, les acteurs de l'histoire de ce centre d'extermination, et même les événements qui s'y sont déroulés." (p 43)

La confusion entourant la réception de cet ouvrage est symbolisée par l'attribution à son auteur du Grand Prix de la Résistance, alors que parallèlement Léon Poliakov constitue, avec Henri Bulawko et Vladimir Jankélévitch , un Comité de vigilance pour le respect de la Déportation et de la Résistance (p 44).

A force de mises au point, Steiner finit cependant par admettre publiquement le caractère romancé de son ouvrage.

Cependant la porte est ouverte à un vaste courant d'exploitation spectaculaire de la Shoah, qui joue sur tous les registres de l'émotion, du voyeurisme sadique à la compassion larmoyante, sans trop regarder à l'exactitude factuelle. Dans le premier registre, on trouve tous les livres centrés sur les expérimentations médicales dans les camps, quant au second il trouve son apogée à la télévision et au cinéma, avec le feuilleton "Holocauste" (1978) et le film "La liste de Schindler"(1996).

Leur point commun est une alliance de la transgression et de la trivialisation. Transgression sensationnaliste de la décence commune, et trivialisation de l'expérience concentrationnaire à travers des clichés douteux. Deux mécanismes qui étaient aussi à l'oeuvre dans la mauvaise littérature de guerre dénoncée par CRU.

Nous retrouverons cela, amplifié encore par le racisme postcolonial, à propos du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Un passage particulièrement réussi du livre (pp 255-265) où Nicolas Sarkozy et Jean d'Ormesson sont bien remis à leur place.

 

Réhabilitation des bourreaux et négationnisme

 

A travers cette évolution se joue un enjeu beaucoup plus grave : celui d'une réhabilitation des bourreaux et du déni des crimes commis. Ceux-ci passe par la tendance croissante à "entrer dans la tête des bourreaux" en leur donnant la parole.

L'autrice relève avec pertinence le peu de crédit qu'il faut accorder à cette parole. Elle l'analyse avec rigueur concernant le témoignage d'un ancien tortionnaire français de la guerre d'Algérie, recueilli et publié par Jean-Pierre VITTORI en 1980 (pp 66-75). En résumé, comme elle le résumera plus loin : "Pour pouvoir tuer (ou torturer) il se ment à lui-même; pour se faciliter la tâche, il ment à ses victimes; puis, pour se dédouaner, il ment à ses juges." (p184)

Dans cette entreprise il convoque deux mécanismes d'autojustification : l'auto-apitoiement (le bourreau est à plaindre parce qu'il fait un sale travail à la place des autres) et le principe de réversibilité (les victimes ne sont pas si innocentes et auraient pu être à sa place car elles nourrissent d'aussi noires intentions que les siennes). ("L'art de se victimiser" : pp 197-205).

 

Faut-il dénoncer Jonathan LITTELL ?

 

Ces deux dernières analyses sont menées à propos du livre de Jonathan LITTELL. Et elles sont tout-à-fait pertinentes.

Cependant, elles s'accompagnent d'affirmations bien téméraires concernant la supposée naïveté de ses lecteurs. Le fait d'avoir baptisé la longue 2e partie de son livre (pp 141-246) "Victoire des impostures fictionnelles et triomphe du bourreau", relève à mon sens de l'excès.

Il n'y a en effet ni "victoire", ni "triomphe" dans le débat constant qui a accompagné, et continue d'accompagner cette évolution, relevée en introduction, tendant à approfondir toujours plus notre compréhension des grands traumatismes de l'Histoire.

Tout d'abord, contrairement à ce qu'elle affirme, il n'y a pas qu'une seule lecture possible des "Bienveillantes", comme en témoignent divers compte-rendus, dont le mien.

Ensuite, à la nécessaire, et je lui concède cela, littérature de témoignage des victimes, il est nécessaire d'ajouter une analyse précise des conditions qui ont permis ou favorisé les crimes de masse. Celle-ci peut avoir plusieurs dimensions : enquête historique ou biographique, mais aussi fiction romanesque.

Ces multiples approches doivent bien évidemment éviter autant que faire se peut le sensationnalisme, propice aux contresens. Et de ce point de vue, oui, LITTELL est sans doute critiquable. Mais il n'en découle pas qu'il faille invalider pour cela toute son entreprise.

Je distinguerai particulièrement ici la réception critique, sur laquelle l'autrice s'appuie très fortement, et qui a largement contribué au succès commercial du livre. Que celle-ci ait été elle-même critiquable ne doit pas entraîner ipso facto la condamnation du livre lui-même. Et que l'auteur ait lui-même eu des propos douteux également.

Car c'est là, faut-il le rappeler, la force d'une oeuvre d'art que sa réception dépasse et les intentions de l'auteur, et les analyses de la critique.

 

Conclusion : lire et relire les témoins

 

En tout cas, la lecture de ce livre stimulant m'aura au moins incité à lire enfin le témoignage de Robert ANTELME "L'espèce humaine" (1947, revu en 1957), dans ma bibliothèque depuis 40 ans. Et à relire "Si c'est un homme" de Primo LEVI et "Vie et destin" de Vassili GROSSMAN.

Post-Scriptum : responsabilité politique, responsabilité individuelle et question du trauma.

 

En y repensant, il manque quelque chose à ce compte-rendu, même si je l'ai suggéré indirectement à travers les les liens vers mes lectures précédentes.

Si, à juste titre, l'autrice rappelle l'origine politique des massacres de masse, et donc la responsabilité première des décideurs qui les ont orchestrés, elle s'en tient là pour dénoncer ce qu'elle analyse comme une dé-responsabilisation des exécutants au nom d'une idéologie du "tous bourreaux potentiels". Cette idéologie certes existe, et elle pointe bien la responsabilité de ceux qu'elle baptise les "fictionneurs" dans sa diffusion.

Cependant, elle renonce à expliquer pourquoi certains individus résistent au conditionnement à tuer ou torturer et d'autres non. Il manque dans son raisonnement cette notion de trauma et de symptôme de stress post-traumatique qui ont été récemment très approfondis. Et elle doit donc s'en tenir à une vision purement "moraliste"et volontariste de la responsabilité, reconduisant la vision traditionnelle qu'elle prétend combattre : celle de "monstres" qu'il suffirait de condamner et de placer "hors-humanité".

Entre la vision pessimiste de la nature humaine qu'elle condamne et qui conduit à faire de chacun un "bourreau en puissance", évacuant ainsi toute responsabilité, et sa vision abstraite, faisant de chacun un juge lucide de ses propres actes ou le jouet de décideurs qui le conditionnent , il y a bien un troisième élément qui, sans évacuer la responsabilité individuelle ou politique, consiste à interroger les conditions réelles de mise en oeuvre des massacres de masse pour permettre l'éradication de leurs racines. L'absence de ce troisième élément de son raisonnement, conduit à une forme de dénonciation purement morale et/ou purement politique qui ne saurait suffire à nourrir une action efficace. Celle-ci passe, comme j'ai eu l'occasion de l'écrire, par un refus de toute légitimation ou encouragement à la violence, et par une promotion et défense de l'Etat de droit au niveau mondial. Deux éléments à la fois "infra et méta-politiques".

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