Victor SERGE Mémoires d'un révolutionnaire

Publié le par Henri LOURDOU

Victor SERGE Mémoires d'un révolutionnaire
Victor SERGE
Mémoires d’un révolutionnaire
et autres écrits politiques
1908-1947
Bouquins-Robert Laffont, 2001, 1048 p.

 

 

Après avoir noté que SERGE « était toujours interrogatif, au soir de sa vie, sur les raisons de l’échec de l’expérience bolchevique », il me fallait revenir sur cette interrogation et sur les réponses possibles à lui apporter, qui sont au coeur des « lectures politiques » de ce blog depuis maintenant 16 ans.

J’avais découvert (et chroniqué dans « Partis pris », éphémère revue du gauchisme finissant des années 1970, autant qu'il m'en souvienne mais je n'ai pas retrouvé le n° ) les « Mémoires d’un révolutionnaire » à leur reparution de 1978, dans la collection « Points-politique » de feu Jacques Julliard.

M’avait enthousiasmé la lucidité courageuse d’un militant n’hésitant jamais à remettre en cause ses propres certitudes, et passé de l’anarchisme individualiste au bolchevisme, puis à l’antistalinisme, pour finir sur des positions quasiment social-démocrates et réformistes. J’y retrouvais pratiquement mon propre itinéraire.

Un point cependant restait en suspens : celui de la position de ralliement au bolchevisme en 1919.

Ma connaissance très sommaire de l’histoire de la révolution russe s’est considérablement étoffée depuis, tant à travers des témoignages directs que des études d’historiens.

Je relis donc d’un oeil nouveau ces « Mémoires », portant sur les années 1906-1941, et rédigés entre 1938 et 1943, revus et corrigés en 1945-46 (voir la mise au point de Jean Rière, pp 497-500).

 

Le pari bolchevik de SERGE en 1919

 

Outre le plaisir à voir revivre sous la plume de SERGE un monde disparu (notamment le Paris révolutionnaire des années 1909-1912), je retrouve le passage décisif concernant son adhésion au bolchevisme à son arrivée en Russie début 1919.

Expulsé de France, suite à un accord d’échange de personnes internées avec les membres de la mission militaire française en Russie arrêtés par la Tchéka, il fait partie d’un groupe composite d’une quarantaine de personnes : «  à peine s’il y avait dix militants authentiques ; et presque une vingtaine d’enfants. » (p 555)

Idéalisant la première révolution ouvrière victorieuse, ils tombent de haut en débarquant à Pétrograd : « De trois millions d’habitants environ, la population de Petrograd venait de tomber en un an à quelques sept cent mille âmes en peine.

Nous reçûmes dans un centre d’accueil de minimes rations de pain noir et de poisson sec. Jamais encore nul d’entre nous n’avait connu de si misérable nourriture. » (p 558)

Leurs hôtes bolcheviks sont en attente de la Révolution en Europe, prélude de la Révolution mondiale. Ce point est également souligné par Emma GOLDMAN et Alexandre BERKMANN arrivés à la même époque des USA.

Ils sont tous d’accord sur le diagnostic de leur situation : désespérée.

« Chklovski, commissaire du peuple aux Affaires étrangères (du gouvernement de la Commune du Nord), un intellectuel à barbiche noire, au teint jaune, me reçut dans un salon du grand état-major de naguère :

-Que dit-on de nous à l’étranger ?

-On dit que le bolchevisme n’est que banditisme…

-Il y a de ça, me répondit-il tranquillement. Vous verrez, nous sommes débordés. Les révolutionnaires ne forment dans la révolution qu’un pourcentage tout-à-fait infime.

Il me dépeignit la situation en termes implacables. Une révolution moribonde, étranglée par le blocus, prête à se muer à l’intérieur en une contre-révolution chaotique. » (p 559)

Avant de se prononcer sur son propre positionnement, SERGE consulte.

Il va notamment voir Maxime GORKI. « Très dur pour les bolcheviks, « ivres d’autorité », qui « canalisaient la violente anarchie spontanée du peuple russe », « recommençaient un despotisme sanglant », mais qui étaient « seuls dans le chaos » avec quelques hommes incorruptibles à leur tête. (…) Il fallait maintenant tenir avec le régime révolutionnaire, par crainte d’une contre-révolution rurale qui ne serait plus qu’un déchaînement de sauvagerie. » (pp 560-1)

« Les intellectuels anti-bolcheviks, qui étaient de beaucoup les plus nombreux, me donnaient à peu près la même vision d’ensemble. Ils considéraient le bolchevisme comme fini, épuisé par la famine et la terreur, ayant tout le pays paysan contre lui, toute l’intelligentsia contre lui, la grande majorité de la classe ouvrière contre lui. (p 561)

À cela, SERGE cependant objecte : « Si l’antibolchevisme l’emportait, serait-il plus clément ? Que faisaient donc les Blancs (monarchistes) quand ils remportaient des victoires ? J’avais affaire à des gens qui pleuraient le rêve d’une démocratie éclairée, gouvernée par un parlement sage, inspirée par une presse idéaliste (la leur)...Je les voyais désarmés, pris entre deux feux. (…) La Russie n’aurait évité la Terreur rouge qu’en subissant la Terreur blanche ; elle n’aurait évité la « dictature du prolétariat » qu’en subissant une dictature de la réaction. De sorte que les propos les plus indignés des intellectuels antibolcheviks disposés à suivre malgré eux, en rechignant, la contre-révolution me révélaient la nécessité du bolchevisme ». (ibid.)

Aussi, il prend sa décision : « Mon parti était pris. Je ne serais ni contre les bolcheviks, ni neutre.(…) Je serais avec les bolcheviks parce qu’ils accomplissaient tenacement, sans découragement, avec une ardeur magnifique, avec une passion réfléchie, la nécessité même ; parce qu’ils étaient seuls à l’accomplir, prenant sur eux toutes les responsabilités et toutes les initiatives et faisant preuve d’une étonnante force d’âme. Ils se trompaient certainement sur plusieurs points essentiels : dans leur intolérance, dans leur foi en l’étatisation, dans leur penchant pour la centralisation et les mesures administratives. Mais s’il fallait combattre leurs fautes avec liberté d’esprit et avec esprit de liberté, c’était parmi eux. Il se pouvait au demeurant que ces maux fussent imposés par la guerre civile, le blocus, la famine, et que, si nous réussissions à survivre, la guérison survînt d’elle-même. » (p 563)

 

Un pari manqué : pourquoi ?

 

Il est bien sûr facile, avec le recul, de critiquer ce choix. Encore faut-il cerner précisément ce qui, dans ses raisons de le faire, a péché, et pourquoi.

On notera tout d’abord sa grande lucidité sur les défauts des bolcheviks : intolérance, tendance au despotisme, exercice décomplexé de la violence, foi dans le centralisme et les mesures administratives.

On le créditera aussi d’une même lucidité sur le camp des Blancs : même exercice décomplexé de la violence, préjugés antipopulaires, antisémites et nationalistes, religion intolérante et sectaire.

On ajoutera que les deux camps manipulent et utilisent un ressentiment populaire et une violence incontrôlée, contre la bourgeoisie et les intellectuels bourgeois dans un cas, contre le monde de la ville dans l’autre.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas avoir choisi l’abstention plutôt que l’engagement dans l’une de ces deux impasses ?

 

La réponse réside dans une forme d’orgueil excessif : SERGE est persuadé que sa liberté d’esprit sera convaincante pour combattre les défauts qu’il voit chez ses nouveaux amis, et que son engagement à leur côté constituera un gage suffisant pour être écouté.

Il y ajoute une hypothèse optimiste qui ne sera pas vérifiée (y croit-il vraiment?) : celle du poids des circonstances dans ces défauts et donc de leur disparition spontanée en cas de victoire.

Un point doit être relevé : dans la suite SERGE fait état d’interventions incessantes de sa part auprès de la Tchéka pour empêcher des exécutions injustes. Avec des résultats inégaux. Mais il est visiblement encouragé par l’exemple plus efficace de Gorki...qui finit pourtant lui-même par se décourager (pp 567-8).

Au bout du compte, on doit bien sûr lui rendre grâce des morts évitées, mais cela suffit-il à justifier son engagement auprès des assassins ? Il nous explique pourtant bien à quel point ce système pervers a proliféré et non reculé au fil du temps.

Malgré les efforts de SERGE pour sauver divers opposants, son impuissance devient rapidement totale. Et il finit lui-même comme otage à sauver de ce régime qu’il a contribué à installer.

 

Ainsi le bilan final de ce pari manqué nous ramène à ces leçons que j’ai finalement tirées de toutes les expériences révolutionnaires : refus de la violence et sens du compromis, Etat de droit et démocratie doivent borner toute entreprise collective de contestation. L'ultime recours à la violence comme autodéfense doit être en permanence contrôlé à l'aide de ces bornes-là, car il est gros des dérives qui ont finalement emportée la révolution d'octobre, comme la plupart des autres révolutions. C'est ce que vivent aujourd'hui les Ukrainiens.

Post Scriptum  5-3-24:

 

Ces « Mémoires » qui couvrent notamment la période de glaciation de la défunte révolution russe, soit de 1923 à avril 1936, date à laquelle SERGE est expulsé d'URSS suite à l'intervention victorieuse de ses amis français, sont émaillés de portraits de figures héroïques, qui résistèrent jusqu'au bout à la répression féroce du nouveau régime issu de cette glaciation.

 

Un grand gâchis humain

 

Ces figures appartiennent à toutes les générations, des vieux révolutionnaires aux jeunes n'ayant pas connu en tant qu'activistes la période 1917-21, et à tous les milieux (même si beaucoup sont des « intellectuels »).

Beaucoup d'entre eux n'ont pas survécu aux années 30, soit qu'ils se soient suicidé (grande épidémie de suicides dans les années 20), soit qu'ils aient été exécuté ou aient disparu au Goulag.

On mesure par là le grand gâchis humain qu'a constitué cette contre-révolution dans la révolution.

Les notes très érudites et rigoureuses de Jean RIÈRE, co-éditeur de ce volume, constituent un très intéressant complément aux observations et jugements de SERGE.

C'est le cas notamment pour sa jeune belle-soeur, Anita ROUSSAKOVA, qui paya de vingt ans de Goulag (1936-1956) son refus de compromettre son beau -frère par de faux aveux. Née en 1906 (elle avait donc 16 ans de moins que lui), elle est décédée en Russie en 1993. Jean RIÈRE commente : « Droite et lumineuse jusqu'à sa mort » (p 967, note 3).

Je constate que ce sont souvent des femmes, telle la première épouse de GORKI, Ekaterina Pavlovna VOLJINE (1878-1965), devenue PIECHKOVA par son mariage avec GORKI en 1896 , et plus connue sous ce dernier nom qui lui ouvrait bien des portes. Créatrice de « la Croix rouge politique » (Pom Polit) , « Pendant des années et des années, cette femme maigre et triste, aux beaux yeux gris, élégamment vêtue dans sa simplicité, entourée d'un petit nombre de collaborateurs inlassables, prodigua les secours, les interventions, les intercessions en faveur de toutes les victimes des diverses terreurs qui se succédaient sans relâche » (p 769 et p 970, note 33).

Francesco GHEZZI (1894-1941), anarcho-syndicaliste italien, « le seul syndicaliste qui fût encore libre en Russie » (p 769-70 et p 952, note 66), et seul à avoir osé accompagner SERGE à la gare lors de son expulsion, dont RIÈRE nous dit seulement : « Sa lucidité et son franc-parler lui vaudront des ennuis sans fin. »

Et tant d'autres … Je ne puis tous les citer. Mais on peut les regrouper dans l'appréciation qu'en fait SERGE : « Je décris ces hommes (et ces femmes, dois-je ajouter), parce que je leur suis reconnaissant d'avoir existé et parce qu'ils incarnent une époque. » (p 759).

 

Un puissant facteur de résistance au malheur des temps

 

En une époque qui par certains traits rappelle celle de ces années de glaciation révolutionnaire, où l'espoir est souvent en berne, je note comme un viatique cette remarque de SERGE lors de son départ précipité de Paris en juin 1940 : « Peu de gens ont ce sens nouveau que l'homme moderne est en train d'acquérir péniblement : le sens de l'histoire (…). Je retrouve tout-à-coup le sentiment le plus profond et le plus fortifiant de mon enfance, celui qui m'a pénétré, je crois, pour toute la vie. J'ai grandi parmi des révolutionnaires russes exilés qui savaient que la révolution descendait vers eux du fonds de l'avenir inexorablement. Ils m'enseignèrent sans phrases la foi en l'homme et l'attente sûre des cataclysmes nécessaires. Ils attendirent un demi-siècle dans la persécution. » (p 802)

Ce qui lui donne, dans une circonstance aussi tragique que la débâcle française de juin 40, le sentiment suivant : « Nous nous sentons sur le nazisme victorieux une éclatante supériorité : nous le savons condamné. » (ibidem)

 

Enfin, sa conclusion, datée de février 1943, ne se relit pas sans émotion tant elle n'a perdu, plus de quatre-vingts ans plus tard, rien de sa pertinence :

« Ce ne sont plus les révolutionnaires qui font l'immense révolution mondiale, ce sont des despotismes insensés qui l'ont déclenchée en se suicidant. C'est la technique industrielle et scientifique du monde moderne qui rompt brutalement avec le passé et met les peuples de continents entiers devant la nécessité de recommencer la vie sur des bases nouvelles. Que ces bases doivent être, ne peuvent être que d'organisation rationnelle, de justice sociale, de respect de la personne humaine, de liberté c'est là pour moi une évidence qui s'impose peu à peu à travers l'inhumanité-même du temps présent. L'avenir m'apparaît, quels que soient les nuages sur l'horizon, plein de possibilités plus vastes que celles que nous entrevîmes par le passé. La passion, l'expérience amère, les fautes de la génération combattante à laquelle j'appartiens peuvent en éclairer quelque peu les voies. A cette condition unique, devenue un impératif catégorique : de ne jamais renoncer à défendre l'homme contre les systèmes qui planifient l'anéantissement de l'individu. »(p 822)

 

Comment ne pas voir que ces mots continuent aujourd'hui de nous engager ?

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