Sofi OKSANEN Deux fois dans le même fleuve

Publié le par Henri LOURDOU

Sofi OKSANEN Deux fois dans le même fleuve
Sofi OKSANEN
Deux fois dans le même fleuve
La guerre de Poutine contre les femmes
Traduit du Finnois par Sébastien CAGNOLI
Stock, novembre 2023, 302 p.

 

 

Ce texte très fort, à la fois bien écrit et bien documenté (nombreuses références et abondante bibliographie, dont le traducteur a fait l'effort de référencer les textes traduits en français) a pour objet, comme son titre français peine à le mettre en évidence, la continuité de l'action coloniale russe en Ukraine.

Le titre original finnois, plus compact, est "Samaan virtaam" que l'on peut traduire littéralement par "Même fleuve". La citation d'Héraclite en exergue, qui a donné le titre français, n'est qu'un commentaire de cette idée : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, en effet, car nous changeons et le fleuve aussi, mais en l'occurrence, il s'agit bien de souligner qu'il s'agit bien du même fleuve, celui d'une volonté de domination coloniale inchangée.

 

L'autre idée-force du livre est bien par contre que cette volonté est prioritairement dirigée contre les femmes.

 

Ces deux idées sont des angles morts des discours dominants sur cette guerre en cours. A ce titre le livre d'OKSANEN est doublement précieux.

 

La violence sexuelle, arme de guerre

 

OKSANEN documente bien et argumente le fait que cette violence sexuelle n'a rien de marginal ni d'occasionnel. Si bien sûr elle accompagne depuis toujours les conflits armés, elle est ici pensée, voulue et organisée avec des buts précis.

Et elle s'inscrit dans une tradition.

Il faut le dire et l'écrire : cette tradition est d'origine soviétique. Elle date de la Seconde Guerre Mondiale et s'est d'abord exercée sur les pays annexés en 1939-1940 à la faveur du pacte avec Hitler : Est de la Pologne, pays baltes, puis sur l'Allemagne occupée et sur ces pays réoccupés en 1944-45. Elle s'est reproduite en Afghanistan dans les années 1980, en Tchétchénie dans les années 1990, puis dans les Etats fantoches d'Ukraine orientale à partir de 2014 et enfin dans toute l'Ukraine en 2022.

OKSANEN illustre son propos de deux cas. Celui de sa grand-tante estonienne, devenue aphasique à la suite d'un "interrogatoire" en 1945, et celui d'Ilia, jeune ukrainien de 22 ans de Kramatorsk, arrêté en avril 22 lors d'un contrôle routier, et dont le téléphone comportait "une photo où il tenait le drapeau ukrainien à l'occasion de l'anniversaire de l'indépendance. De plus, il avait installé une application de rencontres destinée aux minorités sexuelles.

Ilia a subi des violences sexuelles de la part de huit soldats de l'armée russe , qui ont filmé leurs actes. Il n'a été libéré qu'après des semaines de tortures, avec l'aide de l'armée ukrainienne." (pp 22-3)

Ces deux cas illustrent l'évolution dans la façon dont ces pratiques sont perçues. Dans le cas de la grand-tante d'OKSANEN, tout le monde savait mais personne n'en parlait, au moins publiquement. Dans celui d'Ilia, la violence est publiquement revendiquée et se pose la question de la façon de répondre à cela.

Car la revendication publique a aussi pour objectif de culpabiliser les victimes et de les faire taire. Oser prendre la parole en tant que victime demande un gros effort. C'est un premier obstacle à la prise en compte du phénomène, qui amène à le minorer.

Or celui-ci n'a rien de mineur.

La libération de la parole des victimes a permis d'en mesurer l'ampleur et la systématicité.

Il s'agit bien de porter atteinte, comme on l'avait déjà vu en Bosnie ou au Rwanda, au groupe ciblé en tant que groupe.

"Les preuves amassées par les observateurs et chercheurs étrangers révèlent des actes encore jamais vus (...). Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s'y livrent en pleine rue ou forcent d'autres membres de la communauté à y assister. Des parents ont dû regarder le viol de leurs enfants, les enfants celui de leurs parents. Certaines victimes ont été violées à mort." (p 26)

 

OKSANEN s'interroge sur la difficulté à qualifier cela de partie d'une volonté génocidaire.

La question de l'intentionnalité est déterminante pour cela. Or de nombreux éléments convergent en ce sens : les discours russes "étatiques et dans les médias, qui ne cessent de répéter que l'Ukraine n'est pas un Etat et que les Ukrainiens n'existent pas", "les propos des soldats coupables de violences sexuelles (...) disant "qu'ils violaient leurs victimes jusqu'à leur faire passer l'envie de coucher avec des Ukrainiens" ou la castration des prisonniers de guerre "en disant qu'ils ne pourraient pas avoir d'enfants" (pp 27-8).

Pourtant, relève-t-elle, le "débat public occidental" fait surtout émerger l'objection que la preuve de l'intention génocidaire est "difficile à établir". Ce faisant, fait-elle valoir, ne retourne-t-on pas la charge de la preuve sur les victimes au profit des bourreaux ?

Elle appelle à augmenter significativement les moyens de recueillir les témoignages et à honorer les victimes au lieu de les culpabiliser, car la honte doit changer de camp.

Enfin, elle établit que ces pratiques ne datent pas de 2022. Elle rappelle ainsi que la cinéaste Alisa KOVALENKO, détenue dans le Donbass en 2014 "fut la première en Ukraine à raconter son histoire. Ses agresseurs étaient des soldats russes."(p46) Ayant longuement hésité à témoigner, elle fut à l'origine d'une véritable libération de la parole des victimes, longtemps prisonnières de la honte, qui a fini par mettre le Kremlin en mauvais posture. Les violences sexuelles sont également couramment pratiquées dans les "plus de cent soixante prisons illégales" (p 48) du Donbass occupé.

La nouveauté, par rapport à ce type de pratiques, est qu'elles sont aujourd'hui mieux reconnues et documentées qu'avant. Et qu'on ne peut plus les faire passer pour des actes purement individuels et exceptionnels, ou découlant d'une situation de stress due aux mauvaises conditions de vie des soldats : "on n'emmène pas les épouses des soldats et policiers ukrainiens dans une cave parce que l'armée russe n'a pas de chaussettes sèches ou parce que les provisions sont périmées" (pp 50-1) écrit avec une ironie amère OKSANEN.

Cependant, conclue-t-elle, la réaction de l'opinion occidentale n'est pas à la mesure du crime commis sous ses yeux.

 

Genèse des crimes de guerre généralisés

 

Pour encourager et justifier la pratique des crimes de guerre, un narratif est nécessaire, qui permet l'impunité Celui-ci est celui du mythe de la Grande Guerre patriotique.

En faisant de la Seconde Guerre Mondiale une simple continuation de la Guerre patriotique de 1812 contre l'invasion française, l'URSS, puis la Russie post-soviétique, ont enfermé les représentations dans un narratif héroïsant et victimiste où la Russie ne peut être l'agresseur et tous ses défenseurs sont des héros, quoi qu'ils fassent, et des héros victorieux. Cette représentation a connu deux apogées successives : entre 1965 et 1991 où s'est mise en place la tradition du défilé militaire du 9 mai, et à partir de 1999, où Poutine l'a remise en vigueur, en la complétant, à partir de 2008 par une exhibition des armes nouvelles et à partir de 2015 par le défilé civil du "Régiment immortel" dans toutes les villes de Russie.

C'est dans ce contexte que l'on peut expliquer la réhabilitation du rôle de Staline (pp 62-3) et la pratique généralisé des crimes de guerre en Tchtéchénie, en Syrie au Sahel et en Ukraine notamment sous la forme de violences sexuelles bénéficiant d'une totale impunité (p 58).

 

Perversion du règne de la loi

 

Dans la Russie d'aujourd'hui, non seulement les tortionnaires sont devenus des héros, mais dénoncer leurs pratiques, présentes ou passées, est devenu un crime passible de la loi. La vision de l'Histoire est codifiée selon le narratif officiel depuis 2014, et le référendum constitutionnel de 2020, qui a autorisé Poutine à briguer de nouveaux mandats de président, fait remonter cette Histoire officielle à la Rus' de Kiev (862-1242) et donc nie la légitimité d'une Ukraine, mais aussi d'une Biélorussie indépendantes (p 70).

 

Inversion des valeurs

 

Comme le fait remarquer Alaa EL ASWANY dans "Le syndrome de la dictature", le dictateur avec sa vision mégalomane et paranoïaque du monde induit une inversion des valeurs qui se diffuse dans toute la société et produit un décalage avec la réalité qui apparaît en pleine lumière dans le cas de l'invasion de l'Ukraine de 2022.

Ainsi par exemple, "un pope torturé à Kherson n'a pas réussi à faire comprendre à ses bourreaux qu'il ne collaborait pas avec les services de sécurité ukrainiens. En Union soviétique, l'Église orthodoxe était étroitement contrôlée par le KGB, et leur coopération était courante. En fédération de Russie, la situation est la même, et le patriarche Cyrille est un ancien du KGB. Peut-être la seule idée d'un pope qui ne serait pas un agent des services de sécurité est-elle complètement absurde pour les interrogateurs russes." (pp 80-1)

De la même façon, "après avoir arrêté un bénévole de Kherson, ils voulaient absolument qu'il leur donne les noms des membres de l'organisation secrète à laquelle il appartenait et leurs liens avec la CIA. Qu'un citoyen puisse spontanément distribuer des médicaments et de la nourriture , sans arrière-pensée, cela dépassait leur entendement" (p 79).

Cette façon de voir entre en complète résonance avec celle de V.Poutine, ouvertement exposée dès 1999 dans une interview, alors qu'il n'était encore que le directeur du FSB (successeur du KGB) : "les services secrets étrangers, en plus de la couverture diplomatique, utilisent souvent dans leur travail diverses organisations civiles et écologistes, des entreprises et des fondations de bienfaisance. C'est pourquoi nous ne relâcherons pas notre surveillance de ces structures." (p 80)

 

Perversion du langage politique

 

Cette inversion totale des valeurs passe par la perversion du langage politique. On l'a maintes fois noté : par une forme de projection, les pires comportements calqués sur ceux des fascistes et des nazis sont justifiés par l'attribution du qualificatif collectif de fascistes ou de nazis aux populations qui les subissent.

Ainsi, après les peuples baltes en 1945, le peuple ukrainien est-il accusé d'avoir été "nazifié". Mais si, comme l'observe OKSANEN, à l'Ouest l'accusation paraît absurde (en dehors d'un quarteron de relais du Kremlin), la tradition créée en 1945 avec les Baltes perdure aujourd'hui en Russie avec les Ukrainiens. Elle rappelle ainsi que la politique de colonisation russe de peuplement en Estonie s'est accompagnée après 1945 d'une dévalorisation constante de la population autochtone, couramment accusée de "fascisme" (p 88-9).

L'intérêt pour le pouvoir russe est de faire passer toute politique d'intervention dans ces pays pour une action de libération. Cette rhétorique perverse a donc une longue tradition. Elle a été fortement réactivée dès 2004 avec la révolution "orange" en Ukraine, et s'appuie sur la vision mythifiée de la Grande Guerre patriotique (qui a au passage évacué le génocide subi par les Juifs, comme le montre l'exemple de la commémoration du massacre de Babi Yar https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Babi_Yar et p 95.)

 

Imaginaire colonial : "un peuple qui ne connaît pas ses frontières" (p 111)

 

Cette intégration d'une vision coloniale de la Russie est, dit OKSANEN, partagée non seulement par les Russes, mais aussi par l'Occident ; au point, conclue-t-elle, que "la Russie s'est préparée à la guerre et au génocide pendant des années sans être comprise à l'Ouest". (p 122)

 

Une guerre permanente contre les femmes

 

Au final, elle développe dans sa 3e partie l'idée que l'entreprise en cours en Ukraine est validée par une bonne partie de la population russe en raison du conditionnement de chaque segment de la population à un rôle social pré-déterminé. Et en particulier les femmes.

Que ce soient les mères confinées à leur rôle de pourvoyeuses (largement rétribuées) de héros (pp 125-30), l'idéologie féministe assimilée à une importation étrangère (pp 131-42), la "guerre de Poutine contre les femmes" n'est pas une expression exagérée.

Cela s'appuie, encore une fois, sur une solide base historique et sociologique. Elle est symbolisée par de fameux dictons soviétiques : "S'il te bat, c'est qu'il t'aime", "Les femmes en feront d'autres" (enfants). Et, contrairement à une légende tenace, ceux-ci ne s'inscrivent pas dans une tendance antérieure : ainsi "L'Empire russe fut le premier État européen à criminaliser les violences conjugales" (p 149) aux XVIIIe et XIXe siècles. La réaction actuelle puise sa source dans la fiction stalinienne d'un pays devenu égalitaire : "Les articles touchant à la famille et aux violences conjugales furent retirés du Code pénal : ils n'étaient plus utiles." (p 151)

De fait l'égalité des femmes relevait de l'effet d'affichage : si les femmes en URSS accédaient à des emplois salariés au même titre que les hommes, pour tout le reste, et notamment en matière familiale, elles étaient cantonnées dans un rôle traditionnel. Au point que leur présence politique était minime : "elles ne furent que quatre à siéger au Politburo durant toute l'ère soviétique. Au comité central , elles représentaient trois à quatre pour cent des membres." (p 153)

Dans la Russie poutinienne, après la brève parenthèse de libéralisation confuse des années 80-90, la conception conservatrice du rôle des femmes revient en force, avec le soutien des religions établies.

 

 

Alors que les femmes sont ainsi confinées, les hommes sont promus au rôle de héros et de chair à canon...mais de façon différenciée. Si l'élite est tenue à l'écart des champs de bataille, les pauvres, et en particulier les allogènes non-Russes, sont fortement sollicités. Cela correspond bien à la nature coloniale de l'État.

 

Au final, là sont donc bien les deux ressorts principaux de la politique de Poutine et de son influence mondiale : la misogynie d'une part, et le nationalisme impérial de l'autre.

Bien pointer ces deux aspects constitue tout l'intérêt de ce livre à la fois terrible et passionnant.

 

Une illustration hélas parlante de la "guerre contre les femmes de Poutine" dans "Le Monde" du 29-11-23.

Une illustration hélas parlante de la "guerre contre les femmes de Poutine" dans "Le Monde" du 29-11-23.

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