Alaa EL ASWANY Le syndrome de la dictature

Publié le par Henri LOURDOU

Alaa EL ASWANY Le syndrome de la dictature
Alaa EL ASWANY
Le syndrome de la dictature
essai traduit de l'anglais par Gilles Gauthier
2019, traduction 2020, Actes Sud,
réédition poche Babel n°1841, septembre 2022, 206 p.

 

 

Alaa EL ASWANY, écrivain égyptien du Caire célébré comme le successeur de Naguib MAFOUZ avec son roman "L'immeuble Yacoubian", vit aujourd'hui en exil depuis que la dictature du général AL SISSI s'est appesantie sur le pays.

Soutien enthousiaste du printemps de la dignité de 2011, il en avait chroniqué la marche dans un roman dont j'ai rendu compte ici.

Démocrate convaincu, il nous livre un petit manuel pour lutter contre l'émergence des dictatures. Facile à lire, son livre éclairera on l'espère de nombreux lecteurs.

 

Il pèche cependant par une certaine superficialité qui me remet en mémoire cet ouvrage fondateur dont la trace m'avait été révélée par une lecture de jeunesse : le "Wilhelm Reich" de Jean-Michel PALMIER (10-18, 1970), à savoir le travail de Theodor W. ADORNO publié en 1950 sur "La personnalité autoritaire" https://fr.wikipedia.org/wiki/Personnalit%C3%A9_autoritaire

 

Ce travail entrait pour moi en résonance avec celui de Gérard MENDEL, que je découvrais alors, et avec mon appétence pour l'anarchisme et la culture anti-autoritaire.

Car si les apprentis-dictateurs ont des recettes éprouvées, bien mises en évidence et analysées par Alaa EL ASWANY, ils ne peuvent réussir leur entreprise de domestication de la société qu'en s'appuyant sur certains ressorts psychologiques mis en place de longue date.

Ce sont ces ressorts que résume la notion de "personnalité autoritaire". Ce qui n'épuise d'ailleurs pas le sujet : cette entrée nous amène au rôle clé de l'éducation et de la famille et de leurs rapports avec l'évolution de la société dans son ensemble.

 

Néanmoins, la description que fait EL ASWANY du "syndrome de la dictature" est un outil utile pour voir venir le mal et en dénoncer les prémices.

 

Ampleur du problème

 

Dans son chapitre introductif, l'auteur part de son expérience personnelle : âgé de 10 ans en 1967, en Egypte, il reçoit de plein fouet la "plus humiliante défaite de l'histoire égyptienne" lors de la guerre des six jours avec Israël. Son père, militant socialiste et opposant à Nasser, va dans la rue avec lui pour discuter avec les manifestants qui viennent spontanément de demander à Nasser de rester au pouvoir après sa démission annoncée en direct à la télévision. A l'un d'eux à qui il affirmait "C'est Nasser qui a provoqué cette défaite. Il doit donc partir", celui-ci lui répondit, "l'air paniqué" : "Mais monsieur, si Nasser s'en va qui va nous garder unis ?" (p 18)

Ce souvenir d'enfant a nourri la réflexion d'Alaa EL ASWANY adulte. Il y compare ainsi l'attitude des britanniques qui en 1945 renvoient Churchill du gouvernement par un vote, alors qu'il vient de les conduire à la victoire contre le nazisme. Comment expliquer une telle contradiction ? Certainement pas par l'argument essentialiste qui ferait des pays musulmans des pays inaptes par nature à la démocratie. Car, de même qu'il existe des démocraties dans le monde musulman, il a existé et il existe des dictatures dans le monde chrétien.

Une première réponse lui apparaît dans la lecture du fameux texte de La Boétie " Le Discours de la servitude volontaire", dont il tire trois idées : l'aspiration à la liberté est une disposition naturelle universelle, le tyran n'est rien de plus qu'un individu, l'obéissance au tyran ne provient que de l'habitude prise de se soumettre à sa volonté à la suite d'un dressage qui se transmet au fil des générations.

Ensuite le témoignage de l'écrivain égyptien Tawfiq AL HAKIM, en 1974, lui fait toucher du doigt qu'il y a là un phénomène qui relève de la maladie sociale ou psychologique : comme si les gens étaient hypnotisés ou inconscients de leurs actes. D'où le terme choisi de "syndrome" correspondant aux manifestations visibles d'une maladie. Et le choix d'en décrire les différents symptômes et d'en rechercher les causes et les remèdes.

Enfin, à partir du constat de 2017 de l'ONG Freedom House basé sur l'observance des droits énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits Humains de 1948, le fait que sur 195 Etats du monde, 87 seulement sont des pays libres, 59 partiellement libres, et 49 non libres. Ce qui, rapporté à la population mondiale de 7,4 Mds à cette date, donne 39% d'individus jouissant d'une complète liberté, 25% d'une liberté partielle, et 36% privés de liberté.

En clair, plus d'1/3 de l'humanité d'aujourd'hui vit sous une dictature, et 1/4 en est directement menacé...

 

Symptômes

 

Toujours partant de son expérience vécue, Alaa EL ASWANY pointe en premier lieu la corruption des individus par l'achat de leur conscience. Cette façon de mettre de côté son intégrité intellectuelle pour des raisons économiques (un emploi, une promotion, un logement...) conduit à une forme de mépris de soi qui conduit à tous les renoncements. Comme dit le dicton populaire : "Il n'y a que le premier pas qui coûte", mais l'addition peut s'avérer finalement conséquente. Cet engrenage enserre de nombreuses personnes, notamment celles qui exercent des métiers intellectuels (professeurs, journalistes en particulier) et plus largement tous les fonctionnaires.

Il s'arrête sur le cas de l'éducation des enfants à la duplicité : "dès leur plus jeune âge (ils) apprennent que ce qu'ils voient de leurs propres yeux est une chose et que ce qu'ils doivent rédiger est une chose complètement différente."(p 33)

Tous les dissidents de toutes les dictatures insistent sur la nécessité pour eux de ne plus vivre dans le mensonge : c'est certainement une des motivations les plus puissantes et les plus universelles de leur action.

De ce mensonge permanent découle toute une inversion des valeurs dans la société : "l'hypocrisie devient de la bienséance, la triche lors d'examens devient de "l'aide", la lâcheté de la sagesse et la corruption est une forme d'intelligence." (p 36)

Avec raison , EL ASWANY nous alerte contre la vision misérabiliste et étroitement économique des phénomènes migratoires actuels du Sud vers le Nord de la Méditerranée : "Les pauvres des démocraties occidentales ne risquent pas leur vie en tentant d'émigrer car ils savent que, bien qu'il soit difficile pour eux de sortir de la pauvreté, cela reste possible. En revanche lorsque vous grandissez dans la pauvreté sous une dictature (...) la seule chose qui vous reste à faire est de vous enfuir, à quelque prix que ce soit." (p 38)

 

Cause n°1 : la fabrication du "bon citoyen"

 

Comme l'avait remarqué La Boétie aucun pouvoir personnel ne tiendrait sans le soutien de ceux qui lui sont assujettis. Ces "bons citoyens" sont ceux qui, habités par la peur et convaincus de maintenir un ordre menacé, dénoncent les dissidents à la police. Encore une fois EL ASWANY s'appuie sur l'expérience vécue pour mettre en évidence ce phénomène : celle de la révolution de la dignité de janvier 2011 et de la délation de masse qui l'a accompagnée.

 

Cause n°2 : la théorie du complot

 

Il n'étonnera pas les lecteurs assidus de ce blog de retrouver ici l'une de mes obsessions. Les théories du complot sont l'un des instruments favoris de toutes les dictatures. Elles permettent d'évacuer à l'extérieur de la sphère du pouvoir toutes les responsabilités des phénomènes désagréables. En corollaire, elles révèlent le mépris profond des dictateurs pour l'intelligence du peuple : il aurait besoin de ce "prêt-à-penser" pour accéder à l'intelligence du monde.

Alaa EL ASWANY détaille les nombreux avantages que le dictateur en retire :

1-Elle permet de ruiner l'image de l'opposition

2-Elle crée un climat de terreur au sein du peuple

3-Elle dédouane le dictateur de ses fautes et de ses crimes

4- Elle permet de reporter l'avènement de la démocratie

5-Elle permet de justifier la répression

6-Elle facilite la déshumanisation de l'autre.

 

Cause n°3 : la propagation de l'état d'esprit fasciste

 

De quoi s'agit-il ? De la quintessence du fascisme qui est "le principe du chef" illustré par le slogan "Mussolini a toujours raison". Seul le dictateur peut valider ce qui est vrai ou pas. Cela passe par un contrôle total de sa part sur les médias et tous les vecteurs de communication, dont l'éducation. Ce contrôle total est bien sûr illusoire, mais il est en permanence recherché par l'élimination des sources indépendantes d'information, la mobilisation du peuple par la propagande et la création de "vérités alternatives".

 

Cause n°4 : le démantèlement du milieu intellectuel

 

Ici , très habilement, l'auteur fait une typologie des différentes attitudes des intellectuels connus face aux différents dictateurs (résistant, soutien, accommodant, "à temps partiel", mercenaire). Il conclut que, quelle que soit la posture adoptée, l'intellectuel perd sa raison d'être face au dictateur : il perd son "rôle naturel, qui est d'éclairer les esprits et de donner de l'élan aux activités intellectuelles" (p 102). En tout état de cause, la dictature abolit toute possibilité d'un débat apaisé et ouvert. Donc, ajouterai-je, quand ce type de possibilité disparaît, comme on le voit hélas poindre, il y a lieu de s'inquiéter fortement pour la démocratie. Y contribuer de quelque façon que ce soit est donc une lourde responsabilité.

 

Cause n°5 : l'encouragement au terrorisme

 

Celui-ci découle de l'appel aux émotions de la part du dictateur de préférence aux arguments rationnels, du manichéisme dont il fait preuve dans la vision du monde qu'il propage en opposant de façon caricaturale et systématique un "camp du Bien" et un "camp du Mal", dans la valorisation qu'il fait de la violence, et enfin dans les mécanismes qu'il met en oeuvre de culpabilité collective et de déshumanisation des cibles de cette violence, du ciblage de "l'Occident" comme ennemi collectif, et de la manipulation perverse du sentiment d'infériorité et d'humiliation qu'il a en grande partie lui-même créé.

 

 

Toutes ces causes conjuguées aboutissent au développement du syndrome, et elles s'appuient aussi sur certaines circonstance favorables.

 

Circonstances favorables au syndrome de la dictature

 

Il est évident que l'absence de traditions démocratiques en est une. Une autre est la formation personnelle du dictateur : il est en effet utile de remarquer que tous les dictateurs modernes dont le parcours personnel a été documenté ont eu une enfance marquée par une éducation violente. Enfin, la monopolisation du pouvoir est un processus dans lequel cette violence se réinvestit en écartant toute concurrence et tout partage du pouvoir dans un climat paranoïaque et mégalomane.

 

Prévention du syndrome de la dictature

 

La revue des causes offre des pistes. Mais il convient de les approfondir comme on l'a dit en introduction.

Un élément central est bien sûr la méfiance de principe envers tout "homme providentiel", mais également le refus de toute immixtion de la religion en politique et celui du nationalisme et de toute théorie du complot. La vigilance sur tous ces points doit nous mobiliser en permanence.

 

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