Charles ENDERLIN Israël.L'agonie d'une démocratie

Publié le par Henri LOURDOU

Charles ENDERLIN Israël.L'agonie d'une démocratie
Charles ENDERLIN Israël.L'agonie d'une démocratie
Charles ENDERLIN
Israël. L'agonie d'une démocratie
SeuilLibelle, septembre 2023, 56 p.

 

Livre paru quelques jours à peine avant l'opération militaire sanglante du Hamas du 7 octobre, il nous avertissait de façon prémonitoire de la radicalisation en cours sur fond de mobilisation en Israël contre la réforme des institutions judiciaires envisagée par la coalition au pouvoir de Benjamin Netanyahu.

Cette mobilisation a été coupée net par le nouveau contexte créé par la riposte militaire menée par Israël dans un cadre d'union nationale réflexe à ce massacre sans précédent;

Cette réforme aurait abouti à la disparition de l'Etat de droit en supprimant l'indépendance de la justice par rapport à l'exécutif. Mais elle s'inscrivait dans une dynamique politique plus large et plus profonde, analysée ici par Charle Enderlin, citoyen franco-israélien, journaliste retraité et auteur d'un ouvrage pionnier, en 2013, "Au nom du Temple", sur l'émergence du messianisme religieux en Israël, aujourd'hui réédité en même temps que ce livre.

 

 

Charles ENDERLIN, correspondant de France 2 à Jérusalem de 1981 à 2015, est l'époux d'une autre journaliste, Danièle KRIEGEL, fille de l'historienne française du communisme Annie KRIEGEL, dont j'ai lu à sa parution (2015) le livre de souvenirs "La moustache de Staline" (Seuil, 176 p).

Elle y évoquait, outre sa mère, sa vie en Israël, où elle s'est installée au début des années 80. Elle y faisait déjà état de la montée de l'intolérance des deux côtés, et du rétrécissement de l'espace des partisans d'une paix de compromis négociée.

ENDERLIN centre son propos sur ce courant nationaliste-ethniciste issu du parti révisionniste de Jabotinsky, incarné par le père de Netanyahu, historien de métier, allié aux ultra-orthodoxes religieux et aux sionistes messianistes qui a fini par prendre le pouvoir en développant un discours très agressif contre la gauche laïque et les partisans de la paix.

Il commence son propos par une très intéressante citation d'Hanna ARENDT tirée de son livre-phare "Les origines du totalitarisme" (1951) : elle y met en évidence la contradiction fondatrice de l'Etat d'Israël en l'insérant dans une critique plus générale du modèle des Etats-nation à prétention mono-ethnique.

Elle constate en effet que "cette solution de la question juive n'avait réussi qu'à produire une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, accroissant ainsi le nombre des apatrides et des sans-droits de quelque 700 à 800 000 personnes."(coll Quarto-Gallimard, p 590)

Et il met cela en vis-à-vis du décret du 28 mai 2023 de Benjamin Netanyahu créant une agence gouvernementale de "l'identité nationale juive" (pp 9-10).

 

 

Cette décision est dans le droit fil du sionisme messianique, un temps allié au sionisme laïque au nom de la théorie de "l'âne du Messie" selon laquelle ce dernier ne serait que l'instrument inconscient du dessein divin, et allait permettre l'avènement d'une souveraineté juive sur l'entièreté de la Palestine biblique.

Cette vision messianique s'appuie sur la vision raciste et paranoïaque du courant révisionniste de Jabotinsky selon laquelle "le peuple juif serait, en permanence, et depuis l'Antiquité, menacé de génocide" et en particulier par les Arabes (p 11).

A partir de là tous les "gauchistes" qui envisagent une forme de partage du territoire du Grand Israël ou d'égalité des droits avec les non-juifs en son sein sont considérés non seulement comme s'opposant au dessein de Dieu, mais comme les complices d'un futur génocide.

 

Le tournant fut, nous dit ENDERLIN, la décision du retrait de Gaza en 2005 et donc du démantèlement des colonies sur ce territoire. A l'époque, utile rappel, en Israël "seules 34% des personnes interrogées s'opposaient au retrait, quand 60% y étaient favorables. Mais ce n'était pas tout.73% pensaient que le désengagement était une première étape vers l'évacuation massive de colonies en Cisjordanie, seules 20% pensant qu'il n'y aurait plus de retrait de ce genre." (p 14)

 

Tirant les leçons de cet échec, le rédacteur en chef de l'organe des colons Nekouda, Moti Karpel, écrit : "C'est sur l'axe Juifs-Israéliens que se profile le prochain combat. Ceux qui sont d'abord juifs font face à ceux qui sont d'abord israéliens" (p14-5).

Leur lobbying va vite porter ses fruits. Profitant des pressions américaines poussant à l'abandon de la colonisation, Netanyahu met en avant dès 2009 la nature d'Etat du peuple juif d'Israël, et conditionne toute négociation avec les Palestiniens à cette reconnaissance. Cela impliquait, comme l'avait remarqué ARENDT dès 1951 de traiter les habitants non-juifs d'Israël en sous-citoyens, et de balayer la question du droit au retour des exilé-es.

Cela constitua bien sûr un élément de blocage avec l'OLP, mais surtout fut complété par un ensemble de mesures très concrètes comme l'interdiction légale en mars 2011 de toute subvention à un événement évoquant la "Nakba" (la "Catastrophe" de 1948, à savoir l'exil forcé de 700 à 800 000 Palestiniens), puis le 11 juillet de cette même année une loi permettant des poursuites judiciaires contre tout appel au boycott des colonies, et enfin un rapport sur le financement étranger des ONG de défense des droits humains débouchant sur une loi de contrôle de leurs ressources fin 2011. (pp 18-9)

Les campagnes médiatiques contre ces ONG et les personnalités qui les soutiennent n'ont jamais cessé depuis. Elle débouchent en juillet 2016 sur une nouvelle loi renforçant ce contrôle : chaque représentant d'une de ces ONG doit obligatoirement lors de tout contact avec des officiels israéliens mentionner la liste de ses financeurs sous peine d'une forte amende. De plus le Premier ministre demande constamment aux dirigeants européens de ne pas les financer et a pris l'habitude de refuser tout rendez-vous à un ministre étranger les ayant ou projetant de les rencontrer (bien qu'elles soient légalement enregistrées) : tactique payante. (p 21)

Enfin, le 18 juillet 2018, la Knesset adopte la loi modifiant de fait la constitution de 1948, inspirée par le Forum Kohelet, think tank de la Droite messianique : désormais, "le droit à l'autodétermination nationale au sein de l'État d'Israël est réservé au seul peuple juif" et 'l'État voit le développement de l'implantation juive comme une valeur nationale, encouragera et promouvra son développement et sa consolidation" (p 23).

Ainsi non seulement le parti des colons a obtenu la garantie de voir son entreprise d'expulsion des Palestiniens de leurs terres non remise en cause, mais celle-ci est promue à la hauteur de principe quasi-constitutionnel.

 

C'est dans ce contexte délétère que s'inscrit la question des poursuites contre Netanyahu pour corruption, fraude et abus de confiance, à partir de 2020 : il en fait aussitôt une affaire politique, à la façon de Trump, en faisant de sa personne une cible innocente de la gauche anti-nationale qui n'a pu le vaincre dans les urnes depuis dix ans (p 27).

Cependant, de 2019 à 2022, il ne parvient à gouverner qu'avec l'appui du centre, et doit même céder un temps le poste de 1er ministre à son leader Yaïr Lapid. Pour avoir les mains plus libres et revenir au 1er plan, il brise le dernier tabou démocratique en faisant alliance avec des racistes déclarés, les partis "Sionisme religieux" et "Puissance juive" de Bezalel Smotrich et Itavar Ben-Gvir. Et c'est ainsi qu'il constitue le 28 décembre 2022 le gouvernement le plus à Droite de l'Histoire d'Israël. (pp 28-35)

Dès le 4 janvier 2023, ce gouvernement présente son projet de réforme de la Justice. Il aboutit très clairement à supprimer son indépendance vis-à-vis du gouvernement, c'est-à-dire à supprimer l'un des principaux fondements de l'État de droit.

L'élimination au sein du gouvernement de tous ceux qui s'opposent à ce projet provoque une mobilisation inédite de la société israélienne qui s'amplifie tout au long du printemps 2023 et aboutit au retrait provisoire (pp 41-3)

 

Mais parallèlement le nouveau gouvernement confie les secteurs-clés de l'Education et des Finances aux partis extrémistes, qui ont notamment la main sur la gestion des territoires occupés... (pp 36-9)

Et le champ ouvert au "national-judaïsme" débouche sur le "national-conservatisme" qui, en liaison avec toutes les nouvelles extrême-droites mondiales, remet en cause tous les principes de la démocratie libérale, à commencer par celui du "droit universel d'avoir des droits inaliénables et imprescriptibles" cher à Hanna Arendt, ancienne apatride devenue sur le tard citoyenne étatsunienne. Pour elle, comme le rappelle en conclusion ENDERLIN, les droits nationaux n'ont de sens que comme cadre et fondement matériel des droits humains (p 47) : leur disjonction dans le cas israélien est donc une menace particulièrement grave pour l'avenir de la démocratie.

 

Post-Scriptum : Après le 7 octobre.

Il était bien sûr indispensable de voir quel prolongement de cette réflexion avaient suscité les derniers événements. Aussi je commenterai brièvement l'entrevue de Charles ENDERLIN paru dans "La Dépêche du Midi " du 19-11-23. Celui-ci estime que les colons ont les mains libres mais que Netanyahu et ses alliés sont en chute libre dans l'opinion israélienne, et qu'ils seraient balayés en cas d'élection. Cependant, il pense que les opérations militaires ne pourront être arrêtées que sur pression des USA. Son (relatif) optimisme est cependant à nuancer. Car, comme le souligne dans "Le Monde" du 25-11 le spécialiste des questions militaires Yagil Levy, la question de l'après n'est posé en Israël par aucune force politique : la gauche ne se mobilise que sur le retour des otages, mais pas sur la reprise de négociations avec des représentants du peuple palestinien, et donc sur la question de permettre à celui-ci de les désigner dans de bonnes conditions... Qui va reconstruire Gaza ? Dans quelles conditions ? Ces questions sont recouverte par le fantasme de la destruction totale du Hamas...au prix de la destruction de toute vie digne pour les habitants de Gaza et du sacrifice de nombreux civils. Cela n'est pas raisonnable, et cela n'est même pas réaliste. Il serait temps de rendre à la politique sa place. Une politique démocratique et fondée sur les droits humains universels, inaliénables et imprescriptibles.

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