Victor SERGE Les années sans pardon
Dernier roman écrit par SERGE dans son exil mexicain en 1946 (il y est mort subitement, à 57 ans, le 17 novembre 1947), il est rédigé à une époque de triomphe du stalinisme, qu’il avait toujours combattu.
On peut donc comprendre que, malgré sa combativité toujours intacte et qu’il exprime magnifiquement lors de son ultime interview à Victor ALBA parue dans « Combat » en octobre 1947 (« Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques », Bouquins-Robert Laffont, 2001, pp 893-5) son état d’esprit ait été un peu déprimé.
Et de fait, non seulement le dénouement du livre n’a rien de gai, mais son déroulement, découpé en 4 séquences qui nous font naviguer entre Paris (sans doute en 1938-39), Léningrad (sans doute en 1942-43), une petite ville d’Allemagne au printemps 1945, et la campagne mexicaine en 1945-46, est centré sur deux personnages qui ont vécu la révolution russe et sont devenus des agents du Komintern dégoûtés par la dégénérescence stalinienne.
Cet itinéraire est donc parsemé de réminiscences nostalgiques confrontées aux dures réalités du présent. Cependant, les turpitudes du stalinisme (procès, assassinats et déportations) ne sont évoquées que de façon allusive.
Ce qui fait pour moi l’attrait du récit ce sont les notations du quotidien qui prennent avec le recul un relief encore plus saisissant.
Mais ce sont également les flammes mal éteintes de cette nostalgie révolutionnaire.
« Au commencement, il y eut l’étonnement que l’enthousiasme fût possible, la nouvelle foi plus forte que tout, l’action plus désirable que le bonheur, les idées plus réelles que de vieux faits, le monde plus vivant que le moi. »(p 61) Ces mots, qui allient le vocabulaire de l’idéalisme et du délire sectaire, introduisent l’évocation de la première rencontre de D. (aussi appelé Sacha) avec Daria, les deux personnages principaux, en 1919 en pleine guerre civile. La seconde remet en marche pour le premier une usine de confection à l’arrêt afin de coudre des culottes pour le nouveau détachement de l’Armée rouge dont il supervise le recrutement.
Militante inflexible et idéaliste comme lui, elle fait partie de ces rares cadres déjà formés de cette révolution plébéienne, du fait de ses origines bourgeoises : « Mon père est un brave homme de libéral qui ne comprend rien à rien ; il a pris la fuite. » (p 64)
Ainsi est résumée en une phrase l’attitude de la petite bourgeoisie libérale, dont une large partie de l’intelligentsia, cette catégorie sociale typiquement russe (le terme est né en Russie au XIXe siècle) de gens instruits mais sans grandes possessions, vis-à-vis du bolchevisme et de ses méthodes terroristes.
Mais SERGE, bien que revenu de bien des choses, n’admet pas ce genre d’attitude et reste sensible à l’idéalisme qui anime tous ces militants de base confrontés à des situations extrêmes comme le siège de Léningrad, sujet de la 2e séquence du roman.
De là l’ambivalence, un tantinet masochiste, qui structure tout ce récit. Les deux héros finissent par rompre avec le Parti, mais ils le paient au final de leur vie.
Ce parcours, qui passe aussi par l’infiltration de Daria au sein d’une petite ville allemande comme agent pour accélérer la défaite de l’ennemi nazi, est comme une réécriture du parcours de SERGE lui-même, toujours interrogatif, au soir de sa vie, sur les raisons de l’échec de l’expérience bolchévique.
Il est vrai qu’un tel gâchis de bonnes volontés noblement idéalistes a de quoi non seulement déchirer le coeur, mais aussi troubler la conscience.
Le roman est un outil bien adapté à l’expression de ce déchirement et de ce trouble.
Mais il ne faudrait pas s’en tenir là.