Dépasser l'universalisme tronqué de la gauche eurocentrique et productiviste

Publié le par Henri LOURDOU

Dépasser l'universalisme tronqué de la gauche eurocentrique et productiviste
Dépasser l'universalisme tronqué de la gauche eurocentrique et productiviste
Dépasser l'universalisme tronqué
de la gauche eurocentrique et productiviste.

 

Universalisme tronqué et stéréotypes : le cas de l'anti-wokisme "progressiste"

 

En découvrant, un peu par hasard, l'interview ci-dessus de Nora BUSSIGNY dans la presse locale, j'ai d'abord ressenti une forme d'agacement, induit par le titre sensationnaliste ("J'ai infiltré un an les milieux wokistes") faisant référence à un danger supposé attaché à ces "milieux" (terme suggérant qu'ils seraient donc particulièrement fermés et inaccessibles)... Agacement renforcé par l'usage répété du terme stéréotypé et stigmatisant de "communautarisme" par celle-ci dans son interview.

Après lecture attentive, celui-ci vaut mieux que cela. Sa volonté d'enquêter "sur le terrain" après les "témoignages d'anciens militants, LGBT ou antiracistes notamment, qui (lui) expliquaient ne plus se reconnaître dans les extrêmes de ce militantisme" ne peut être blâmée.

Encore faudrait-il faire preuve d'un minimum de recul critique par rapport à son sujet.

J' y reviendrai.

Qu'il soit clair tout d'abord que, bien qu'homme blanc cisgenre et hétérosexuel attaché à la lutte contre toutes les discriminations, je ne me suis jamais senti menacé ni exclu par ce que l'autrice qualifie, un peu rapidement, de "communautarisme". A savoir la volonté de certains groupes discriminés de se réunir en "mixité choisie", c'est-à-dire hors la présence de membres des groupes dominants, si sympathisants soient-ils de leur cause.

Par ailleurs, il ne me viendrait pas à l'idée de pratiquer le cyber-harcèlement de quelque personne que ce soit. Concernant ce dernier aspect je dénonce donc très clairement les démarches de ce type qui lui ont été adressées suite à la parution d'articles annonçant son livre et sa thèse générale : l'émergence de "nouveaux inquisiteurs" (titre du livre).

Le fait que ce livre ait été salué très favorablement à droite ("Le Figaro") et à l'extrême-droite, friandes d'"antiwokisme" (terme inventé par elles) ne saurait par ailleurs suffire à disqualifier son propos.

Rappelons à cet égard le précédent de la dénonciation du stalinisme, saluée également par la droite et l'extrême-droite, et pour cela disqualifiée par une certaine gauche... qui s'est ainsi moralement déconsidérée.

 

Néanmoins, si nous devons prendre en considération les excès dénoncés et ne pas les laisser passer sans réagir, il convient de les pointer correctement et avec de bonnes raisons.

Nous ne sommes pas ici dans le cadre de pouvoirs établis, mais dans des mouvements qui restent minoritaires, voire marginaux.

Les méfaits pointés ne relèvent (pour le moment diront certains, et admettons que l'impunité du langage de haine conduit aux actes de violence) que de pratiques langagières d'exclusion de certaines réunions, et de débats jugés inopportuns, ainsi que d'une forme diffuse de culpabilisation psychologique.

Peut-on en conclure à un réel danger pour la démocratie et la société ? Leur systématicité, loin d'être établie, est au contraire questionnée par beaucoup.

Et notamment concernant l'origine de ces dérives sectaires.

Il y a ici deux thèses en présence.

Selon l'une, énoncée notamment par Raphaël Enthoven dans un n° spécial de "Franc-Tireur" entièrement dédié au "wokisme", c'est dans l'idée-même de prendre en compte les identités stigmatisées que résiderait le péché originel du "wokisme", qu'il rapproche donc de la pensée anti-Lumières des contre-révolutionnaires du XVIIIe siècle. Cette vision enfermerait les minorités discriminées dans leur identité au détriment des valeurs universelles...notamment celle d'égalité !

Il y a là un curieux paradoxe non résolu : si l'égalité universelle est évacuée, au nom de quoi ces dominés peuvent-ils bien se révolter ? Il y a bien là un forçage de la réalité pour la faire entrer dans le carcan d'une théorie.

Selon l'autre, que personnellement je défends, c'est bien au nom de l'égalité que ces communautés discriminées se révoltent. Ce faisant, elles déchirent le voile d'hypocrisie recouvrant la prétention d'égalité de nos institutions actuelles : elles démontrent que leur universalisme proclamé est en réalité un universalisme tronqué, découlant notamment d'un masculinisme hétéronormé et d'un eurocentrisme inconscients soutenant différentes formes de domination. Si l'on veut arriver à une égalité réelle, il y a donc tout un mouvement d'émancipation à réaliser. Et c'est ici qu'en effet les choses se compliquent, car l'émancipation n'est pas un long fleuve tranquille. C'est un processus complexe jalonné d'affrontements, d'avancées et de reculs, et de travail sur soi, côté dominés comme côté dominants. Et ce travail commence par une réassurance collective des dominés qui passe quasi-nécessairement par ces moments de non-mixité qui effarouchent tant nos "anti-wokistes". Et donc, il y a, au passage, des phénomènes de ressentiment qui peuvent se cristalliser en replis sectaires agressifs et impuissants, tels ceux décrits par Nora BUSSIGNY, et montés en épingle comme exprimant l'essence-même de ces mouvements par tous ceux qui leur sont hostiles.

 

La métaphore du bébé et de l'eau sale du bain peut être ici convoquée. Ne jetons pas le bébé des mouvements d'émancipation avec l'eau sale du bain de certaines manifestations sectaires !

Or, le caractère restreint des concepts utilisés qui semblent se limiter à "universalisme", "progressisme", "lutte contre les inégalités" d'un côté et "communautarisme", "radicalisation" et "wokisme" de l'autre, ne permet tout simplement pas à Nora BUSSIGNY de penser ce à quoi elle s'est confrontée. Ainsi, lorsqu'elle postule que tout militant "qu'on qualifie de "woke" serait par définition un "extrémiste" puisqu'il se dit "éveillé", c'est-à-dire conscient des discriminations et des oppressions qui l'entourent, contrairement à tous les autres, il y a un glissement entre l'étiquette attribuée de l'extérieur, et celle que s'auto-attribueraient ces militants, comme si tous adoptaient exactement le même type d'attitude de façon monolithique et, qui plus est, revendiquée.

Elle a donc beau revendiquer son "progressisme" et saluer la "gauche socialiste et universaliste" qui "a très bien accueilli son projet", elle manque largement sa cible par le même eurocentrisme inconscient qui rend certains anciens militants antiracistes et LGBT rétifs au nouveau cours de ces mouvements.

 

Un tel eurocentrisme s'accompagne souvent, comme le terme "progressisme" le sous-entend, d'une vision productiviste qui se manifeste à travers les hésitations à reconnaître les droits des peuples autochtones.

 

Productivisme-extractivisme, "progressisme", et droits des peuples autochtones : le cas de la "mise en valeur" de l'Amazonie

 

Dans la tribune d'Alexis TIOUKA que je reproduis également ci-dessus, la question posée est celle du rapport entre la déforestation accélérée de l'Amazonie, le caractère productiviste-extractiviste du modèle économique dominant et le non-respect des droits des peuples autochtones. On sait que la majorité au pouvoir au Brésil, principal des neuf pays du bassin amazonien, adhère à une vision productiviste et extractiviste de l'économie. C'est ce qui explique le caractère accéléré de la déforestation, qui touche aussi la savane adjacente à la forêt équatoriale (culture du soja pour l'élevage industriel notamment). Le chef Raoni, figure majeure des peuples d'Amazonie, est, malgré son grand âge, monté encore récemment au créneau face à la continuité affichée par Lula sur ce sujet avec son prédécesseur Bolsonaro. Reçu par Emmanuel Macron, le 4 juin 2023, il a eu droit à leur double photo à la une des journaux.

Mais ce dernier n'a pas participé au Sommet sur l'Amazonie de début août, la France n'ayant pas encore adhéré au "traité de coopération amazonienne" qui lie déjà les huit autres Etats qui se partagent ce bassin versant.

Or, souligne Alexis Tiouka, "le rôle essentiel des peuples autochtones dans la protection des riches écosystèmes forestiers tropicaux n'est plus à prouver" d'une part. Et, d'autre part, "aucun traité signé au cours de la décennie - y compris l'accord de Paris sur le climat – n'inclut des mesures concrètes permettant de mettre fin aux violations des droits de ces communautés locales."

Enfin, l'UE met la dernière main à une directive sur "le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité." Et les Etats membres sont en train de déconstruire le projet, pourtant imparfait, proposé par la Commission en ôtant du texte "la notion de droits fonciers et la référence à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée le 13 septembre 2007."

Nous attendons donc tous nos "progressistes universalistes", et d'abord bien sûr notre Président, au tournant.

Sauront-ils faire entendre leur voix, au Parlement européen et au Conseil ? Ou bien laisseront-ils, au nom du "développement", et comme le revendique Lula, détruire des peuples autochtones qui auraient le tort de revendiquer des "droits particuliers" ?

 

L'universalisme que nous revendiquons inclut les droits de ces peuples à refuser le "Progrès" imposé par le capitalisme global, en alliance avec les revendications tout aussi particulières de toutes les catégories opprimées en voie d'émancipation. C'est aujourd'hui en un sens nouveau et élargi que "l'égalité veut d'autres lois".

L'antiwokisme est l'arbre qui cache cette forêt.

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