V (Eve ENSLER) Faire face
Le nom d'Eve ENSLER m'a attiré l'oeil, en raison de sa notoriété dans le milieu féministe pour sa pièce "Les monologues du vagin".
Elle a mis à contribution le succès de cette pièce pour créer un mouvement mondial contre les violences faites aux femmes : V-day
et ce mouvement a pour particularité de s'appuyer sur l'art, et sur une compréhension des origines de la violence à l'intersection de la race, de la classe, du genre, de la destruction de l'environnement, l'impérialisme, le militarisme, le patriarcat, la pauvreté et la guerre.
Son changement de nom en V est l'aboutissement de ses prise de conscience et de ses engagements.
Je découvre une personnalité très riche et attachante, avec un parcours assez fascinant.
Il s'agit donc d'une forme d'autobiographie, "naviguant brillamment entre l'intime et le politique" comme l'exprime très justement la 4e de couverture du livre.
Mis en forme à la faveur du confinement provoqué par l'épidémie de Covid, ce texte mêle savamment des écrits de différente nature (journal intime, poèmes, théâtre, articles de presse, discours) à différentes dates, mais permettant de construire un auto-portrait très politique qui donne à voir, comme le dit là aussi très justement la 4e de couv', "la richesse et la profondeur de sa pensée."
Un point de vue très lucide sur le monde et l'Histoire
C'est la première chose qui me touche dans cette lecture. Dès son "Introduction" (pp 13-22) V évoque le fait d'avoir grandi et de vivre aux États-Unis : "Vivre aux États-Unis m'a toujours donné l'impression d'être dans la peau d'une criminelle en cavale." (p 16)
Et elle explique ainsi ce sentiment : "Nous sommes un peuple qui court. Nous courons d'une maison neuve à une maison plus belle, d'un iPhone à un autre iPhone, d'un État à un autre État, jamais satisfaits, toujours affamés. Fuyant familles, traumatismes, sentiments douloureux, chagrin. Fermant les yeux et fuyant la responsabilité. Fuyant le crime originel : la honte et la culpabilité des débuts de ce pays volé aux autochtones. Fuyant quatre siècles d'esclavage et leur escorte d'avilissement et de violence envers les Noirs." (ibid)
L'arrêt forcé provoqué par le Covid a été pour elle l'occasion d'une introspection approfondie qui a donné naissance à ce livre.
Sa construction très élaborée ne suit pas un fil strictement chronologique. Mais nous pouvons le reconstituer.
Un parcours personnel vers l'émancipation
Beaucoup de choses dans son parcours tiennent à la violence qu'elle a subie très jeune de la part de son père biologique. Une violence évoquée dans un court texte de 1993 intitulé "Les mots brûlaient" (pp 23-24).
Il s'agit d'un épisode de ses dix ans (V a alors, en 1993, quarante ans). Demandant à aller jouer avec sa meilleure amie, elle se voit opposer non seulement une interdiction, mais aussi un acte incompréhensible et inattendu en réponse à son "Pourquoi ?", une gifle monumentale.
Dès lors sa vie a changé : "À partir de là, j'ai vécu comme une prisonnière dans la maison de mon père. Tous les repères qui font un foyer – confiance, sécurité, confort- avaient disparu. Je vivais en réfugiée." (p 24)
D'autres violences , plus graves, suivront comme on le découvrira par la suite.
Mais, découvre-t-elle dès cet âge-là, il y a quelque chose en elle qui résiste à cette tentative de destruction : son désir d'exister qu'elle découvre à travers les mots. "Les mots étaient mes amis." (ibid.)
On apprend par la suite à diverses occurrences que son père a abusé sexuellement d'elle entre cinq et dix ans, puis l'a longuement maltraitée jusqu'à ce qu'elle quitte à dix-huit ans le domicile familial. Tout cela avec le silence et la complaisance de sa mère.
Ce traumatisme mettra très longtemps à être dépassé, mais constituera la base d'une forme d'empathie spontanée à toutes les victimes de violence ou d'injustice.
"Le besoin de survivre m'a dotée d'un sens de l'intuition affûté. Et je suis extrêmement perméable. Peut-être est-ce de naissance, peut-être – c'est le plus probable – l'assaut de violences que j'ai subies petite a-t-il déchiré un voile nécessaire qui avait pour fonction de me protéger de souffrances insupportables. Quelle qu'en soit la cause, ça a été à la fois une chance et une malédiction. J'ai dû apprendre à vivre privée d'une épaisseur de peau indispensable." (pp 14-15)
Ce n'est qu'à plus de 40 ans qu'elle obtient de sa mère une écoute et la reconnaissance de ce qu'elle a subi : c'est l'objet de toute une partie du livre (III- Faim d'une mère, pp 71-93) qui se conclut par un élargissement de son cas, sous la forme d'une adresse de 2018 aux femmes soutenant les attaques de Donald Trump contre la femme accusant son candidat à la Cour Suprême, Brett Kavanaugh, de l'avoir agressée sexuellement en 1982 (p 90).
"Je sais à quel risque s'exposeraient nombre d'entre vous en disant publiquement que vous croyez davantage à la parole d'une femme qu'à celle d'un homme. Vous pourriez être alors amenées à reconnaître et à croire ce que vous avez vous-même vécu. Si une femme sur trois au monde a été ou sera violée ou battue au cours de sa vie, cela signifie forcément que certaines d'entre vous ont vécu cela." (p 92)
Des expériences de solidarité très diverses
Divers épisodes de son activisme sont rapportés, permettant de mesurer la richesse de son expérience et son orientation. C'est tout cela qui nourrit son travail de dramaturge internationalement reconnue. "J'ai toujours écrit sur le monde avec mon corps autant qu'avec mon cerveau." (p 14)
Cela commence par ses neuf années de bénévolat dans un foyer pour femmes SDF à New York dans les années 80 (pp 35-41), son passage à Berlin en novembre 89 pour participer à la destruction du mur (pp 29-34), et ses nombreux séjours dans des camps de réfugiées, notamment en Croatie (1994, pp 99-105), où elle se confronte aux viols de guerre, et surtout à Bukavu, dans le Kivu (République Démocratique du Congo) en 2007, où elle découvre le travail du docteur Mukwege (pp 106-133) ce qui l'amène à cofonder avec lui la Cité de la joie, où elle retourne en 2018 (pp 250-254).
Un engagement entier contre le nouveau fascisme américain
Si son éco-féminisme peut paraître à certains un peu mystique et son antiracisme trop radical, son féminisme trop ouvert à la cause LGBT, ils n'en sont pas pour autant sectaires ni dogmatiques. Et ils tressent bien ensemble toutes les bonnes raisons de s'opposer au trumpisme.
Pour mesurer la pertinence de ses analyses, je joins à ce compte-rendu deux références.
D'abord celle au livre de 1991 de Susan FALUDI "Backlash", qui analysait minutieusement le développement à bas bruit de la réaction anti-féministe qui a, depuis, pris une dimension tonitruante face au développement lui aussi plus militant d'un féminisme qui s'est radicalisé au bon sens du terme en approfondissant l'analyse des oppressions systémiques et leurs intersections.
Ensuite, le petit livre d'intervention de la philosophe Myriam REVAULT D'ALLONNES défendant l'entreprise de déconstruction de son défunt collègue Jacques DERRIDA, face aux caricatures dont elle est aujourd'hui l'objet.
Caricature néo-réactionnaire (dont témoigne le "stupéfiant colloque tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 et intitulé "Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture"(où) le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, appelle, dans des termes voisins de ceux d'Éric Zemmour, à "déconstruire la déconstruction", p 36).
Caricature militante quand on en fait "une méthode ou une technique dont s'emparent des catéchismes" (p 41).
Cependant, précise-t-elle, à propos de la seconde : "Ces dérives sont sans commune mesure avec l'imposture intellectuelle et politique qui, au mépris de de toute analyse critique, arrache la déconstruction au travail de la pensée pour en faire un épouvantail idéologico-politique." (ibid)
C'est dans ce cadre intellectuel critique qu'il faut apprécier l'offensive actuelle contre l'avancée des droits des personnes trans : comme l'indiquent les deux articles récents du "Monde" à propos de la situation en Europe et du dernier rapport du Sénat français, l'idéologie la plus réactionnaire imprègne toutes ces objections. Certaines féministes soi-disant "universalistes" feraient bien de s'en aviser, au lieu de rester bloquées sur leurs peurs de la transidentité.