Maurizio BETTINI Contre les racines

Publié le par Henri LOURDOU

Maurizio BETTINI Contre les racines
Maurizio BETTINI
Contre les racines
2016, traduit de l'italien par Pierre VESPERINI,
Champs actuel, 2017, 180 p.

 

 

Grâce soit rendue à la personne qui a confié ce petit livre à la boîte à livres de la place du Collège à Saint-Jean de Luz, où je l'ai recueilli.

Je n'en avais jamais entendu parler, et je ne connaissais pas son auteur, professeur de philologie classique à l'Université de Sienne.

Érudit sans ostentation, ce petit livre se lit sans effort et avec plaisir. Et il nous offre une occasion de penser à des expressions que l'on emploie sans réfléchir.

 

Un usage de la métaphore qui remplace la pensée

 

Ainsi en est-il de la référence à nos "racines". Convoquant Cicéron, l'auteur nous fait remarquer : "Toute métaphore agit directement sur les sens, et surtout celui de la vue , qui est le plus aiguisé. Les métaphores visuelles sont beaucoup plus efficaces, parce qu'elles font voir à l'âme ce que nous ne pourrions ni voir ni distinguer." (De oratore, 3, 160)

Car, ajoute-t-il, "Personne n'a jamais "vu" sa tradition. Personne n'a jamais vu non plus son "identité". Mais tout le monde a déjà vu des racines." (p 27)

Or cette "métaphore arboricole" pour désigner la tradition et l'identité collectives est trompeuse.

En effet, elle transforme ce qui relève de la contingence historique et du choix en fait de nature constitué verticalement à partir d'une source unique. Comme si nous étions faits par nos "racines". Et celles-ci sont bien sûr choisies selon des critères politiques qui n'ont rien de neutre tout en étant présentés comme "naturelles".

Il n'est pas indifférent de constater que les apologistes des "racines" se réfèrent principalement aux racines chrétiennes de l'Europe, éventuellement mêlées aux racines grecques et romaines. C'est le cas des théoriciens de la Ligue du Nord, groupe d'extrême-droite identitaire italien, cités par BETTINI pp 19-25.

Ces supposées "racines" sont elles-mêmes rapportées à "des lieux mythologisés, véritables monuments de la mémoire culturelle, comme le Sinaï, l'Acropole et le Golgotha, ou encore Jérusalem, Athènes et Rome." (pp 20-21)

Ainsi la métaphore visuelle est-elle filée jusqu'au bout. Et peut-elle déboucher sur de véritables conflits territoriaux, comme on le voit aujourd'hui à Jérusalem.

Mais elle n'est jamais qu'une métaphore : une projection d'être inanimé (un concept) sur des êtres animés (les habitants de ces lieux mythologisés) et plus profondément sur les fondements de leur vie collective, assimilés aux racines d'un arbre.

Cette naturalisation de la vie sociale est grosse de conflits artificiellement construits.

 

Un culte de la verticalité sans fondement rationnel

 

BETTINI poursuit son propos en remarquant que ce discours des "racines" s'appuie sur une forme de renversement : ce qui était "en bas" passe "en haut" lorsque l'on évoque l'aspect généalogique. Nous "descendons" de nos illustres ancêtres censés représenter nos "racines" et de moments représentant des "sommets" de notre civilisation. "En jouant avec le haut et le bas, et en attribuant à cette ossature de relations des images bien choisies – l'arbre et les racines, la descente d'un sommet, la présence des pères et des ancêtres -, on peut construire des dispositifs d'autorité pourvus d'une efficacité persuasive remarquable.". (pp 39-40)

Mais le choix des références servant de matière à ces dispositifs n'en reste pas moins arbitraire : "La recherche des prétendues racines ou des prétendus sommets de notre civilisation se transforme inévitablement en une interminable chaîne de précédents, dont il est impossible de désigner le premier anneau. À moins qu'on ne veuille considérer que, sur des sommets déterminés, se sont passés des événements exceptionnels, métahistoriques, divins, et comme tels capables de marquer à chaque fois un commencement absolu." (p 43) Mais on quitte alors le chemin rationnel pour entrer sur le terrain religieux.

 

D'autres métaphores plus réalistes de la "tradition"

 

Si au lieu des "racines" on choisit la métaphore du fleuve dans lequel se mélangent les eaux et les sédiments venus de lieux très divers, on induit une conception non fixiste de l'identité plus conforme à la réalité des civilisations historiques, et à la pratique perpétuellement migratoire des humains. Les échanges et mélanges sont constitutifs de toutes les grandes civilisations et expliquent leurs dynamiques bien mieux que la "métaphore arboricole" de l'identité. Et cette métaphore induit une notion d'horizontalité ouverte contraire à la verticalité fermée de l'identitarisme des "racines". Et de citer Montaigne : "Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chacun fait; et crois et conçois mille contraires façons de vie" ("Essais", I, 37) (p 47)

On sait que celui-ci, traumatisé par les guerres de religion de son temps, professait un "relativisme culturel" absolu...par ailleurs discutable. Il s'agit là du débat de l'universalisme et de ses conditions : comme le fait remarquer TODOROV l'universalisme suppose de dépasser l'ethnocentrisme spontané, ici justement fustigé par MONTAIGNE, et trop souvent reproduit par de prétendus "universalistes".

 

La terre ment

 

On se souvient du célèbre passage d'un discours de Pétain prônant la "révolution nationale" : "la terre ne ment pas." Or, c'est tout au contraire en invoquant la terre que les faussaires de l'identité prétendent interdire le sol national à ceux qui n'en sont pas "issus" : cette terre dont ils se disent les "autochtones" leur confèrerait des droits supérieurs aux autres, ainsi que le prétendaient déjà les Athéniens de l'Antiquité, inventeurs aussi du concept de "métèques". Cette conception étriquée a été moquée par Juvénal dans ses Satires (III, 80 sq.) (p 50). Elle ne conduit qu'à la domination et à la violence.

 

La tradition s'apprend et se construit

 

Il n'est pas un hasard que le culte de l'identité exclusive et verticale aille avec l'ignorance crasse de l'Histoire. Car elle occulte ainsi l'évidence que la tradition s'apprend et se construit par des choix successifs et parfois contradictoires, ou par la simple évolution spontanée de la société.

Bettini donne un exemple parlant à travers l'appréhension du mot "tabernacle" : bien connu des gens de sa génération, élevés dans la culture catholique, il est méconnu cinquante ans plus tard de ses étudiants.

A partir de cet exemple il établit la part d'apprentissage, puis de reconstruction mémorielle qui créent la tradition. D'autres exemples sont convoqués, notamment concernant l'alimentation et la cuisine...

La conclusion étant qu'on ne saurait confondre racines, identité et nostalgie, et surtout pas figer l'identité sur un mythe.

 

Notre humanité est constituée par l'alliance de la mémoire, de la curiosité et du sens de la durée qui fondent un avenir ouvert.

 

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