Gérard NOIRIEL : De Drumont à Zemmour

Publié le par Henri LOURDOU

Gérard NOIRIEL : De Drumont à Zemmour

Gérard NOIRIEL "Le venin dans la plume"

Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République"

(La Découverte, 240 p, septembre 2019)

 

J'ai déjà dit tout le bien que je pensais du travail d'historien de Gérard NOIRIEL sur l'immigration en France.

Ici, je dois saluer encore cet excellent essai d'Histoire comparée consacré à deux polémistes à succès d'extrême-droite. La réflexion argumentée et fondée qu'il permet est d'une urgence civique qu'il n'est pas nécessaire de souligner.

Car aujourd'hui, comme dans les années 1880-1910, la démocratie est en grand péril. Et comme l'on sait, ou devrait savoir, elle n'y a pas résisté, au cours d'une longue agonie qui a duré de 1914 à 1940, malgré l'admirable sursaut de 1936.

Apprendre des erreurs du passé est plus que jamais un impératif d'intérêt public.

 

Il faut comparer ce qui est comparable, c'est pourquoi l'Histoire comparative demande de grands scrupules de méthode.

De ce point de vue, on peut je pense faire confiance à Gérard NOIRIEL, et ce d'autant plus qu'il fait partager ses scrupules au lecteur.

Cela étant posé, comment ne pas faire un parallèle entre deux époques de bouleversement économique, social, idéologique, culturel et politique : la période 1880-1910 et la période 1980-2010 ?

C'est sur ce fond social que peut s'expliquer le succès de nos deux pamphlétaires, le premier promoteur de l'antisémitisme et le second de l'islamophobie. Tous les deux idéologues de masse d'une extrême-droite raciste, discriminatoire et liberticide.

 

Deux époques de bouleversements majeurs

 

Noiriel brosse à grands traits ces bouleversements : en 1880-1910, période de stagnation économique et d'agitation sociale (c'est l'essor de la grève comme moyen d'action revendicative avec en 1895 la naissance de la CGT qui fusionne en 1901 avec la fédération des Bourses du Travail), la société est également touchée par un double phénomène d'essor des libertés (loi sur la liberté d'expression de 1881, généralisation de l'alphabétisation et développement de la grande presse) et de construction du "sentiment national" à travers "l'intégration des classes populaires au sein de l'État national français" (p 30). La toute nouvelle IIIe République est fragile. Son assise parlementaire, encore largement notabiliaire, est questionnée par l'essor d'une grande presse qui cultive le '"fait divers" comme mise en scène de "l'actualité".

Ainsi que le fait remarquer NOIRIEL, en s'appuyant sur les travaux de Marc ANGENOT, qui a systématiquement analysé toutes les productions écrites de l'année 1889 en France (p 29), un modèle journalistique s'impose : pour que "tous les Français puissent participer pleinement à la vie politique de la nation, il fallait que tous soient informés des propositions, des décisions, des discussions émanant de leurs représentants." (p 28)

Ce modèle est celui du "fait divers" : il s'agit de "traduire la politique dans un langage littéraire mobilisant les techniques du récit" (p 29). Et pour cela trouver, autant que possible, des personnages-types et des situations impliquant un agresseur, une victime et un policier ou un juge. Cette "fait-diversion" privilégie donc les situations hautement conflictuelles et la mobilisation d'affects moraux pour désigner le Bon et le Méchant, ainsi que le recours à un Tiers pacificateur dont le rôle et les intérêts ne sont jamais interrogés...

Cette course au sensationnalisme a été mainte fois décrite et dénoncée. Mais elle fonctionne globalement très bien. La seule intervention notable des dominés consiste dans la répartition des rôles : en substituant le Patron au Juif ou à l'Étranger, le mouvement ouvrier a pu ainsi s'opposer partiellement à la rhétorique de l'Extrême-droite raciste et xénophobe. Mais en restant dans le même schéma laissant à l'État arbitre le soin de régler les conflits...sans construire et valoriser une véritable culture de la négociation et du compromis.

C'est que ce schéma communicationnel, NOIRIEL ne le souligne pas assez à mon sens, s'adosse à l'Histoire centraliste et autoritaire de l'État français. La démocratie est pourtant par essence une construction de compromis négociés pour éviter la violence de la confrontation des intérêts.

Or nos pamphlétaires d'extrême-droite incitent à la violence, et c'est aussi par là qu'ils concourent à la destruction de la démocratie et des libertés.

C'est pourtant sur ces dernières qu'ils s'appuient pour construire leur audience. On y reviendra.

Mais d'abord passons à la période 1980-2010. Nous avons pareillement la fin d'une période d'expansion économique (les fameuses "Trente glorieuses" de 1945-1975), mais également un essor sans pareil des luttes sociales de 1968 à 1981, dont les échos se prolongent à travers le féminisme et l'écologie. Et parallèlement l'avènement d'un nouveau modèle de communication avec l'émergence des chaînes télé d'information en continu (de 1999, I-télé devenue Cnews en 2017, à 2005, BFM, et FranceInfo TV en 2016), la mise en place de la TNT en 2004, qui permet l'accès universel à la plupart des chaînes, et bien évidemment les réseaux sociaux d'Internet, Youtube, fondé en 2005,contrôlé par Google, Facebook fondé en 2004, Twitter fondé en 2006 (p 59). Cette démultiplication apparente de la liberté d'expression, pilotée cependant par un modèle économique basé sur la publicité et la captation de l'attention par des algorithmes sophistiqués, ne fait qu'accentuer, en l'accélérant, la "fait-diversion" de l'actualité, tout en fragmentant plus que jamais les publics à l'encontre du modèle de communication universelle tant vanté par les promoteurs des réseaux sociaux.

"C'est ce qui explique le nombre de plus en plus grand des émissions de "débat"centrées sur l'actualité susceptibles de drainer de bonnes audiences à condition que les invités s'écharpent en direct." (p 60)

Ce phénomène étant induit à la fois par la multiplication des canaux et par le faible coût de telles émissions...

 

Une instrumentalisation de la liberté d'expression par ses ennemis

 

Le premier point commun à ces deux pamphlétaires est d'utiliser à plein une extension de la liberté d'expression pour exprimer des idées porteuses de haine et d'intolérance qui ne peuvent à terme que devenir incompatibles avec cette liberté.

Mais, dans un premier temps, il s'agit au contraire d'induire l'idée que ce sont eux que l'on veut empêcher de s'exprimer. D'où l'utilisation à outrance de la notion de "politiquement correct" qui empêcherait de dire certaines choses, et le procès fait aux "faiseurs d'opinion officiels" et à l'establishment, et notamment aux "intellectuels".

Pour cela ils utilisent l'arme rhétorique du "procès" : ils dénoncent des coupables et réhabilitent des victimes, ce qui les inscrit totalement dans le schéma de la "fait-diversion" de l'actualité. "Ils crachent leur venin pour faire scandale car c'est leur seul moyen d'exister sur la scène intellectuelle. Les invectives, les insultes, les propos humiliants ont pour but de faire vibrer la corde émotionnelle afin d'inciter ceux qui en sont victimes à répondre de la même manière."(p 159-160)

"Plus le scandale est gros, plus le nombre de ceux qui le dénoncent est important, plus les polémistes peuvent se présenter comme des victimes bâillonnées et persécutées par ceux qui détiennent le pouvoir, les élites "enjuivées" d'hier et les "islamo-gauchistes" d'aujourd'hui." (p 161)

 

Une inversion du rapport dominants/dominés

 

Cette mécanique perverse occulte le fait qu'ils s'attaquent à des minorités dominées et discriminées dont ils ne font qu'accentuer la stigmatisation à partir de leurs stéréotypes et de leurs attaques. Pour cela, il faut inverser le rapport dominants/dominés.

NOIRIEL remarque qu'ils utilisent à cet égard les mêmes arguments à cent trente ans d'écart.

-"Ils font la loi chez nous"

Tous deux tentent de convaincre leurs lecteurs que les juifs ou les musulmans imposent désormais leur loi aux "vrais Français"(...)

-"Ils dégradent notre langue"

Juifs et musulmans sont également accusés d'avoir abâtardi la langue française (...)

-"Ils ont des noms à coucher dehors"

Nos deux pamphlétaires sont littéralement fascinés par la question des noms (...)

-"Haro sur le halal"

(...) Drumont n'est pas en reste (...) Lui aussi reproche aux juifs de vouloir imposer leurs coutumes, en prenant l'exemple des repas kasher servis dans les cantines des écoles publiques (...)

-"Français de papier"

L'argument des repas kasher/halal est utilisé dans les deux cas pour dénoncer les naturalisations abusives des immigrés juifs et musulmans." (pp 107-112)

Cette inversion du rapport dominants/dominés serait principalement due au fait que nous Français "nous sommes trop bons". Ce qui serait dû notamment à notre sensibilité aux droits de l'homme : les deux auteurs "reprennent également en choeur les mêmes diatribes contre les "droits de l'homme". "(p 112-3)

 

Une imposition des termes du débat

 

Noiriel fait également remarquer que poser le débat en terme identitaire enferme les dominés dans une réponse de même type : "La force de la domination identitaire tient au fait qu'elle oblige les dominés à parler la même langue en utilisant la même "grammaire" que les dominants pour pouvoir exister dans l'espace public." (p 201) Il donne pour cela l'exemple du PIR (Parti des Indigènes de la République).

 

Enfin, choisissant d'analyser les réactions au débat Szafran/Zemmour du 3-6-19 sur LCI sur le site d'extrême-droite "Riposte laïque" le lendemain, il explique qu'il a "privilégié ce débat parce qu'il montre bien que les journalistes qui s'opposent à Zemmour tout en cautionnant l'idée que l'islam serait un "problème" dans la France d'aujourd'hui ne font qu'exacerber les discours haineux de l'extrême-droite" (p 201)

En effet Maurice Szafran, directeur de la rédaction de "Marianne" de 2008 à 2013, a promu la ligne éditoriale multipliant "les couvertures dénonçant avec force drapeaux français, cet "islam (qui) fait peur", les "complices de l'islamisme" ou encore "ceux qui détestent la France"." (p 210)

Et il persiste ce soir-là en disant : "Une grande partie de la gauche, dans les années 1980 jusqu'aux années 2000, a été plus qu'insouciante, dangereusement insouciante sur la question de l'Islam" (ibidem).

Moyennant quoi il se fait traiter de "collabo" par "Riposte laïque" qui qualifie sa prestation de "reptations d'un faux-cul-faux-nez" (p 211) Sur quoi les 72 commentateurs du site dans la journée qui suit surabondent en multipliant les insultes à son encontre et les couronnes de laurier pour Zemmour, auquel il est seulement parfois reproché de ne pas aller assez loin.

 

Quelles réponses au venin ?

 

Dans sa conclusion Noiriel revient sur le fait qu'entrer dans la polémique ne fait que renforcer la position de Zemmour, et que l'attaquer sur l'un ou l'autre de ses pseudo-arguments est sans effet.

 

Il propose donc de situer la réponse à d'autres niveaux.

 

Tout d'abord déconstruire la "grammaire" identitaire qui oppose le "nous" Français au "eux" étrangers, clivage qui recoupe l'opposition entre victimes et agresseurs." (p 234)

 

Cela suppose de créer un "nous" qui inclue les supposés "étrangers" en leur rendant leur humanité, à travers des rencontres et des pratiques de solidarité.

Et parallèlement de rétablir la réalité des agressions réellement subies en les montrant et en désignant les vrais responsables .

 

Ensuite mettre en avant les règles de production du vrai et du faux en réhabilitant le travail scientifique des chercheurs en sciences humaines.

 

Enfin, combler "au moins partiellement, le fossé qui sépare aujourd'hui les classes populaires et les élites fortement scolarisées" (p 237).

 

C'est dire toute la pertinence des projets d'université populaire, portés par exemple par le mouvement ATD-Quart monde.

 

Plus que jamais, l'offensive intellectuelle contre le nationalisme identitaire et islamophobe est à l'ordre du jour.

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