Aimé CESAIRE Discours sur le colonialisme

Publié le par Henri LOURDOU

Aimé CESAIRE Discours sur le colonialisme
Aimé CÉSAIRE
Discours sur le colonialisme
suivi de
Discours sur la négritude
Présence Africaine, 1955 et 2004 pour la présente édition, 96 p.

 

 

Ce texte de référence, souvent mis sur le même plan que "Les damnés de la terre" de Frantz FANON, je ne l'avais pas encore lu.

On sait que Césaire (1913-2008), a été professeur de Français au lycée Victor Schoelcher de Fort-de-France de 1939 à 1944, où il a eu notamment Frantz Fanon pour élève.

Il avait fait ses études supérieures à Paris (prépa à Louis-le- Grand puis Normale Sup) où il rencontre Léopold Sédar Senghor, co-inventeur avec lui et d'autres de la "négritude", mouvement culturel de réappropriation identitaire, dans la revue "L'Étudiant noir" créée en septembre 1934.

Il adhère en 1935 aux Jeunesses Communistes et fréquente les surréalistes.

Mais ce n'est qu'en 1945 qu'il s'engage vraiment en politique en devenant Maire de Fort-de-France et député sous l'étiquette communiste. Il quitte le PCF en 1956, suite au rapport Khrouchtchev et à sa non prise en compte par ce parti, et crée son propre parti : le Parti Progressiste Martiniquais, sous l'étiquette duquel il sera réélu maire et député jusqu'en 2001 pour la mairie, et 1993 pour la députation.

 

Contextualisation et limites

 

C'est donc dans le contexte de son appartenance au PCF qu'il publie le "Discours sur le colonialisme" en 1950. Ce point est d'autant plus important à souligner qu'il n'a pas modifié le texte initial dans toutes ses éditions ultérieures à 1955, où le livre est réédité aux éditions "Présence africaine" qu'il a cofondées.

Or ce texte porte grandement la marque de ce contexte sur plusieurs points.

Si certains ont aujourd'hui disparu, comme la préface de Jacques Duclos à l'édition initiale de 1950, d'autres demeurent et peuvent prêter aujourd'hui à confusion : ils tournent tous autour de cet état d'esprit manichéen du jdanovisme alors triomphant et de la philosophie marxiste-léniniste de l'Histoire.

En particulier cette idée mécaniste du Progrès, faisant de la lutte des classes le moteur de l'Histoire, avec cette dialectique de la disparition prochaine d'une bourgeoisie déjà entrée en décadence, dont le colonialisme ne serait qu'une expression, et la promesse concomitante de l'avènement du prolétariat comme classe dominante. (p 74 : § final du "Discours").

 

Mais également ces attaques injustes contre des intellectuels dont le tort principal est de ne pas avoir adhéré au bon Parti, avec au besoin une bonne dose de mauvaise foi.

C'est le cas par exemple d'Octave Mannoni, dont l'ouvrage "Psychologie de la colonisation", juste paru, est assassiné sans nuance, alors qu'il ouvrait de nouvelles perspectives explorées depuis : celles des effets psychologiques de la colonisation. Que les analyses de Mannoni soient insuffisantes est une chose, mais qu'il ait écrit dans le seul but de justifer le colonialisme et la répression coloniale en est une autre : or Césaire n'hésite pas à passer de l'une à l'autre avec une allégresse et une mauvaise foi qui demeurent aujourd'hui choquantes. (pp 46-51)

 

Enfin, de façon somme toute assez contradictoire avec la philosophie marxiste-léniniste de l'Histoire, cette "apologie systématique des civilisations para-européennes" (p 25) qui va jusqu'à affirmer (contre toute vérité historique) que "C'étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques uns. (...) C'étaient des sociétés démocratiques, toujours. C'étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles." (ibid.)

Même si cette idéalisation du passé est aussitôt légèrement nuancée, elle est grosse de contresens et d'illusions dont le néo-souverainisme africain s'empare aujourd'hui pour préserver des oppressions et en mettre en place de nouvelles.

 

Apport et importance

 

Il n'en demeure pas moins que ce texte apporte un élément de rupture bienvenu avec le discours dominant en France, et demeure à ce titre une référence importante.

En déconstruisant l'équation "colonisation = civilisation", Césaire met la métropole face à son hypocrisie.

Ce coup de tonnerre dans le ciel serein de l'Empire français garde de ce point de vue sa pertinence.

En particulier par rapport à la persistance du fait colonial dans ce qu'on baptise encore, toujours aussi hypocritement qu'autrefois, "l'Outre-mer" : dans les Antilles (Guadeloupe et Martinique), en Guyane, à la Réunion, à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie.

 

Non, nous dit Césaire, la colonisation européenne n'a pas apporté la "civilisation" mais au contraire la "dé-civilisation". Et cela d'un double point de vue.

D'abord en détruisant les civilisations extra-européennes, totalement ou partiellement. Mais également en détruisant le vernis "civilisé" des colonisateurs eux-mêmes, transformés en brutes prédatrices et racistes.

Validant de fait les théories qu'il dénigre de Mannoni, il "parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme." (p 24)

Et cela à la suite de guerres sans retenue, dont il nous rappelle quelques témoignages oubliés de leurs auteurs : "Pour chasser les idées qui m'assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d'artichauds, mais des têtes d'hommes." (colonel de Montagnac)

"Il est vrai que nous rapportons un pleln baril d'oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis et ennemis." (comte d'Herisson) "On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres." (Saint-Arnaud), p 19.

Et il précise, après avoir fait le tour de ces turpitudes : "si j'ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries (...) c'est parce que je pense que (...) la colonisation, je le répète, déshumanise l'homme même le plus civilisé; que l'action coloniale, l'entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l'homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l'entreprend; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s'habitue à voir en l'autre la bête, s'entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête." (pp 20-21)

Et c'est ce que confirme, au moment-même où il écrit, les massacres en cours à Madagascar (1947) et en Indochine (1946-1954), et les réactions de ses collègues parlementaires de gauche, du centre et de droite à ces massacres : "Bidault avec son air d'hostie conchiée (...) Moutet,l'anthropophagie maquignarde (...) Coste-Floret, l'anthropophagie faite ours mal léché (...) Pas une goutte de sang ne sera perdue ! (...) Ceux qui, comme Ramadier s'en barbouillent – à la Silène- la face ! (...) Chose significative : ce n'est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C'est d'abord par le coeur." (pp 30-31)

 

Il revient ensuite aux fondements idéologiques de ce regard condescendant de l'Europe sur les autres continents. Et le florilège qu'il en fait est assez atterrant. Citant tour à tour Joseph de Maistre, Ernest Psichari, Emile Faguet, Jules Romains, il nous convainc sans effort de leur ethnocentrisme étroit et de leur totale ignorance de l'autre (pp 32-37).

Puis Césaire élargit son propos à d'autres, avec, on l'a noté à propos de Mannoni, une inégale pertinence.

Le géographe Pierre Gourou, dont l'ouvrage "Les pays tropicaux" (1947) fait état d'un déterminisme négatif du climat, que Césaire traduit en supériorité "naturelle" des civilisations de climat tempéré, (pp 39-40 et 42-44) est bien marqué par ailleurs par un productivisme naïf (qu'il partage avec les communistes !) qui relève de l'européocentrisme. Et cela même s'il a mis par la suite un peu d'eau dans son vin.

Le Révérend Père Tempels, missionnaire belge, développe une "philosophie bantoue" qui a pour effet de mettre de côté toute revendication d'ordre matériel pour mettre en avant le respect d'une "ontologie" qui a l'immense avantage d'être "traditionnelle" et donc de respecter l'ordre et les hiérarchies en place (p 40 et pp 44-46). Mais là aussi, Césaire fait preuve d'une certaine mauvaise foi en attaquant un des premiers à remettre en cause le paradigme de "la pensée primitive" mis en place par Lévy-Bruhl en 1910, et sur lequel d'ailleurs celui-ci est revenu, mais qui a conduit à bien des contresens coloniaux.

Césaire laisse de côté le cas des historiens, ce qui me semble un peu léger, au motif que Cheikh Anta Diop a réglé la question avec son livre "Nations nègres et culture", remettant en cause la non-africanité de l'Égypte (pp 41-42). Or le retard de l'Histoire de l'Afrique commence juste à être comblé.

S'attaquant au cas des psychologues avec Octave Mannoni, on a déjà vu, qu'il se fourvoyait largement. Son livre, réédité à maintes reprises avec des introductions inédites et accompagné d'articles répondant aux critiques, vient juste de reparaître en mai 2022  (Seuil) avec une préface très éclairante de Livio Boni.

Enfin, Césaire cible Roger Caillois pour un article de la NRF de janvier 1955 (ce passage ne figurait donc pas dans la 1e édition du "Discours") : celui-ci met en effet en cause ce qu'on n'appelait pas encore la "repentance" chez les nouveaux ethnologues prétendant s'émanciper du point de vue européocentrique et condescendant de leurs prédécesseurs (pp 59-68). Et ici on ne peut que donner raison à Césaire.

 

Au final, malgré sa conclusion très datée (on l'a vu), un texte puissant et toujours actuel dans son message principal : le colonialisme n'a pas d'aspects positifs, par contre ses aspects négatifs sont toujours là, bien longtemps après qu'il aie dû rendre les armes.

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