Alexandre BERKMANN Le mythe bolchevik. Journal 1920-1922

Publié le par Henri LOURDOU

Alexandre BERKMANN Le mythe bolchevik. Journal 1920-1922

Alexandre BERKMANN

Le Mythe bolchevik. Journal 1920-1922

(Klincksieck, février 2017, 284 p,

traduit de l'anglais par Pascale Haas,

préface de Miguel Abensour et Louis Janover)

 

 

Ouvrage qui me semble un des meilleurs que j'ai jamais lus sur la révolution russe, il est écrit par une figure trop méconnue de ce que le mouvement anarchiste a produit de meilleur.

Alexandre Berkmann est trop souvent présenté comme le premier compagnon et meilleur ami d'Emma GOLDMAN (dont on vient enfin d'éditer en français, somptueusement, la version intégrale de l'autobiographie : j'y reviendrai). Il est plus que cela, comme le montre ce livre : un observateur avisé et un analyste fin et nuancé de la révolution bolchevik et du régime qui en est issu.

Contrairement à la vision condescendante longtemps imposée par la tradition marxiste, sa vision de la situation russe n'a rien de celle de l'idéaliste éthéré ou irresponsable que celle-ci a voulu associer à tout militant anarchiste.

Bien au contraire, on peut voir en lui l'association de l'idéalisme le plus pur et du pragmatisme le plus terre-à-terre.

C'est d'ailleurs ce côté pragmatique très "nord-américain" qui pousse les dirigeants bolcheviks à tenter d'attirer Berkmann et ses amis "rapatriés" des USA dans leurs rangs.

Expulsés des USA en décembre 1919 en bateau pour leur action de soutien à la révolution russe, Berkmann et ses ami-e-s (dont Emma Goldman) trouvent une situation critique. La Russie est encore en pleine guerre civile et soumise au blocus des puissances occidentales.

Ils doivent alors faire face à un premier "mythe bolchevik" : celui de l'imminence de la révolution en Occident qui va sauver la révolution russe (p 77-79). Ils se heurtent alors au déni incrédule de leurs interlocuteurs face à leur assurance que cette révolution n'aura pas lieu, ni aux Etats-unis, ni en Angleterre.

Le deuxième choc est la rencontre avec la Tchéka et ses méthodes. Une conversation de Berkmann avec un jeune tchékiste est longuement rapportée : "Son expression favorite était rasztreliat – abattre sommairement – qui revenait dans chacun de ses récits comme le refrain de ses expériences. Il vouait une haine particulière à l'intelligentsia non-communiste." (p 81)

Cet état d'esprit choque Berkmann qui exprime à son tour son incapacité à croire à toutes ses histoires : "Les histoires que vous racontez sont énormes, impossibles ! Vous romancez." (ibidem)

La suite va lui démontrer qu'il n'en est rien. Et que ce jeune tchékiste, formé à l'école de la guerre civile, est parfaitement représentatif du nouveau régime qui se met en place.

Inflation bureaucratique et arbitraire, corruption généralisée et répression violente systématique vont peu à peu se révéler comme prenant la place de l'idéalisme de départ des vieux militants, dont les meilleurs vont d'ailleurs mourir pour laisser la place à de jeunes générations formées dans ce contexte de guerre impitoyable.

Les prisons s'avèrent telles qu'elles étaient "au temps des Romanov; la plupart des anciens gardiens occupent même encore leurs postes"(p 163).

Les révolutionnaires non-communistes s'y retrouvent en nombre croissant au fur et à mesure que la guerre civile, dans laquelle ils se sont engagés au côté des bolcheviks, est gagnée.

Lors d'un voyage en Ukraine où Berkmann préside une commission chargée de recueillir des documents sur l'histoire de la révolution, celui-ci découvre à la fois les ravages particuliers de la guerre civile dans ce pays, en particulier les massacres antisémites des armées "blanches" et des "nationalistes", et les méfaits du centralisme moscovite (p 182-3, 188-9, etc) ainsi que l'anti-intellectualisme bolchevik, réduisant tout intellectuel à la bourgeoisie honnie (p 202-205). Il y voit aussi à l'oeuvre la destruction par la guerre de l'héritage du mouvement ouvrier et syndical authentique (comme à Nikolaiev, p 217).

 

Par contraste, son passage dans le grand Nord, à Arkhangelsk, montre une société post-révolutionnaire apaisée grâce à la fin du rationnement et à des dirigeants bolcheviks locaux pragmatiques et ouverts : ce sont d'anciens mencheviks et socialistes-révolutionnaires ralliés (p 233-235).

 

Mais cette exception confirme malheureusement la règle : c'est ce que les épisodes finaux de la guerre civile, la répression de la révolte des marins de Cronstadt et la rupture unilatérale avec l'armée paysanne anarchiste de Makhno en Ukraine, vont montrer à Berkmann et ses camarades. Leur tentative avortée de médiation va les convaincre que "la terreur et le despotisme ont broyé la vie qui avait vu le jour en Octobre"(p 261).

A l'automne 1921, leurs ultimes tentatives pour faire sortir les révolutionnaires prisonniers politiques des geôles de la Tchéka tournent court. Ils décident alors, bien que toujours indésirables aux Etats-unis, de quitter le pays.

Le journal tenu secrètement par Berkmann durant ces deux années (décembre 19 à septembre 21) et confié à des amis russes réussit deux ans après à passer la frontière à son tour, et, après bien des péripéties, est retrouvé par son auteur et édité d'abord aux Etats-unis, sans son chapitre final, refusé par l'éditeur, ce qui pousse Berkmann à le rééditer à Berlin, où il se trouve,

en janvier 1925 avec une préface de sa plume, ici donnée en postface avec le chapitre inédit qui tire les leçons de l'échec des bolcheviks (p 267-282) .

Sa dernière phrase, sans appel, trouve aujourd'hui sa pleine actualité : "Le bolchevisme est du passé. L'avenir appartient à l'homme et à sa liberté." (p 282)

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