Andreï KOURKOV Journal d'une invasion

Publié le par Henri LOURDOU

Andreï KOURKOV Journal d'une invasion
Andreï KOURKOV
Journal d'une invasion

Traduit de l'anglais par Johann Bihr

Les éditions Noir sur Blanc , février 2023, 256 p.

 

 

Andreï Kourkov est l'écrivain ukrainien contemporain le plus connu. Il a la particularité d'avoir écrit jusqu'ici toute son oeuvre en russe. Je note que ce dernier ouvrage a été écrit en anglais : ce n'est certainement pas indifférent.

J'ai donc cherché une explication, et j'ai trouvé ceci :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-vendredi-24-mars-2023-6524350

Concernant la langue russe, elle "sera à jamais marquée en Ukraine par le souvenir sanglant de cette guerre", conclut Iryna Dmytrychyn, professeure à l'Inalco, après que Kourkov ait expliqué qu'aujourd'hui la plupart des écrivains ukrainiens russophones se taisent, non parce qu'ils seraient pro-russes ou censurés, mais parce qu'ils répugnent, comme toute la population, à utiliser la langue de l'agresseur.

A la date du 13-4-22 de ce journal, l'auteur évoque les parents déplacés qui envisagent la prochaine rentrée scolaire de leurs enfants : "Malgré le risque évident d'une nouvelle offensive russe sur Kyiv et le centre de l'Ukraine, beaucoup rentrent chez eux. Ceux qui sont de retour à Jytomir (ville à l'Ouest de Kyiv) exigent que le russe n'y soit plus enseigné à l'école. Il n'est plus désormais associé qu'à la guerre et le rapport à cette langue s'est durci, tout comme celui des Soviétiques à l'allemand après la Seconde Guerre mondiale. J'ai fini par apprendre l'allemand à l'âge de 36 ans, en 1997, mais je pense qu'il avait cessé bien plus tôt de m'inspirer de l'aversion. Je crains que la haine pour la langue et la culture de notre agresseur actuel ne perdure plus longtemps." (p 157)

C'est un élément de plus à inscrire au passif de l'action de Poutine pour les Russes conscients.

 

Beaucoup a déjà été écrit sur cette invasion, que j'ai évoquée à diverses reprises dans ce blog.

Ce que j'ai trouvé de nouveau dans ce livre c'est d'abord une réflexion très profonde sur les traumatismes historiques et l'usage de leur mémoire.

C'est aux pages 86 à 99, à la date du 5 mars 2022, sous le titre "Jusqu'où porte l'ombre du passé ?"

On pourrait intituler ces pages remarquables :

 

De la mémoire des traumatismes historiques et de son bon usage

 

L'auteur commence par évoquer, à partir de son histoire personnelle, et sur un exemple très prosaïque, notre capacité d'oubli des traumatismes.

A 40 ans, il commence à avoir mal au dos. Le médecin consulté regarde la radio qu'il lui a prescrite et lui affirme :

"Vous vous êtes blessé dans votre jeunesse !

-Mais non ! ai-je protesté."

Alors que le médecin continue à examiner la radio sans répondre, Kourkov voit remonter à sa mémoire un épisode complètement oublié : une violente chute à 12 ans, qui le laisse paralysé au sol sur le dos pendant quinze minutes, à l'issue desquelles il parvient à nouveau à bouger, sans suites médicales apparentes. (p 87)

Il en tire cette considération générale : "Nous protégeons notre psychisme des mauvais souvenirs et le soutenons avec les bons." (ibid)

Passant à la place de sa famille dans l'Histoire, il évoque alors sa mère, née en 1931, "évacuée dans l'Oural avec sa mère (...) et ses grands frères" en 1941, et dont le père, envoyé au front, "allait trouver la mort en 1943 près de Kharkiv où il est enterré." Après les conditions apocalyptiques de l'évacuation, les conditions de vie dans l'Oural sont très précaires et marquées par la faim : hébergés par des paysans ukrainiens eux-mêmes déportés dans l'Oural dix ans plus tôt sur fond de collectivisation forcée, ils ne sont nourris que de leurs restes, souvent des épluchures de pomme de terre :"la peur de la faim est restée gravée en eux (les enfants) et en leur mère toute leur vie. Jusqu'à sa mort, ma grand-mère gardait le moindre petit bout de pain, séché et conservé dans des sacs blancs cousus à cet effet" (p 88)

A côté de cela, son grand-père paternel, "un cosaque du Don, communiste et staliniste, ne parlait que de la guerre et des exploits des soldats soviétiques. Il n'évoquait jamais les membres de notre famille , eux aussi communistes, qui avaient atterri au Goulag et passé deux décennies dans les camps. Je n'en ai entendu parler qu'après sa mort en 1980. Il se trouve que j'ai été protégé de ce passé dangereux. L'histoire de nos proches effacés était connue de mon père comme de ma mère, mais ils ne m'en ont jamais dit un seul mot."(ibid)

En observant le comportement de sa mère et sa grand-mère, le jeune Andreï fait le lien avec leur expérience de la famine et de l'évacuation. Mais ce n'est que plus tard qu'il comprend l'attitude des paysans ukrainiens qui les ont hébergées comme "la conséquence d'un autre traumatisme dont ils avaient été eux-mêmes victimes, leur déportation forcée d'Ukraine". (p 89)

Or, 'L'Union soviétique a réussi à effacer ces souvenir chez la plupart des descendants d'Ukrainiens déportés en Sibérie et dans l'Oural." ( p 90)

Par opposition, les Tatars déportés de Crimée en mai 1944 ont maintenu leur identité et leur mobilisation collective non-violente durant cinquante ans jusqu'à obtenir leur rapatriement en Crimée après leur réhabilitation par le gouvernement soviétique entre 1987 et 1990.

Mais l'histoire se répète sous nos yeux : lors de l'annexion de la Crimée par Poutine en 2014, celui-ci réécrit l'histoire à sa façon en noyant leur cas dans une liste, qualifiée par Kourkov de "surréaliste", de peuples illégalement déportés : les "peuples allemand, arménien, bulgare, grec, italien et tatar de Crimée" (p 91, citation du décret du 21 avril 2014), en vertu de quoi précise-t-il, "les Allemands et les autres peuples de Crimée mentionnés dans ce décret ne sont pas réprimés actuellement, tandis qu'au moment où j'écris, les Tatars de Crimée font face à une nouvelle forme de déportation (...) Cette répression est démonstrative, de façon à diviser le peuple, à le séparer en deux groupes : les Tatars de Crimée qui acceptent de collaborer avec la Russie, et les autres." (pp 92-3)

Après avoir évoqué le cas du peuple lituanien et la façon dont il a géré la mémoire des répressions staliniennes pour en faire un support de sa démocratisation (pp 95-97), il conclut, concernant les peuples russe et ukrainien : "Le fait que les crimes du Goulag ne constituent pas un traumatisme historique aujourd'hui en Russie , malgré tous les efforts des activistes de Memorial et des autres démocrates, démontre que le pays ne s'est pas encore remis de son passé, qu'il souffre d'un analogue du syndrome de Stockholm, qu'il est toujours otage du passé stalinien. C'est comme si les Russes préféraient le tortionnaire qu'ils connaissent à celui qu'ils ne connaissent pas. Ils craignent davantage les bourreaux imaginaires, inconnus, étrangers, qui pourraient s'en prendre à eux s'ils n'étaient pas protégés par ceux dont ils ont l'habitude.

De son côté, l'Ukraine a conscience de la tragédie du Holodomor (la famine provoquée de 1932-33), mais met quelque peu de côté une autre tragédie, celle des millions de paysans déportés. Cela indique sans doute que, même quand on a la conscience d'un traumatisme historique, on garde pour une bonne part une sorte de filtre limitant l'exposition au passé négatif, comme pour ne pas agrandir la blessure." (pp 97-98).

Et, en élargissant encore le propos, il conclut ainsi sur le rôle des blessures historiques dans la construction de l'identité nationale : "Elles peuvent jouer un rôle positif et fortifiant; mais, si elles poussent la victime à s'opposer aux autres en permanence, leur effet peut se révéler entièrement négatif." (p 98)

Ainsi, si le rôle de la parole, notamment artistique, est fondamental dans le dépassement du traumatisme pour éviter qu'il continue de guider inconsciemment les actions et les pensées des survivants, il peut être perverti par une instrumentalisation politique. C'est ce que dénonce Yehuda Elkana, cité par Aleida Assmann, à propos du récit national israélien : i l parle du "désir destructeur de construire une identité israélienne uniquement fondée sur l'expérience sacrificielle de l'Holocauste, au point qu'elle occulte des valeurs culturelles essentielles, qu'elle en fait perdre conscience. Il ne prétend pas que l'Holocauste doive être oublié, mais il refuse qu'il serve d'axe central à la construction de l'identité nationale." (p 98)

On pourrait, mutatis mutandis, reproduire cette analyse à propos de la Grande Guerre Patriotique en Russie...

 

Sortir du nationalisme victimaire

 

Malgré certaines limites, il semble clair que le peuple ukrainien en soit sorti, ce qui lui permet une relation beaucoup plus apaisée avec son passé (non mythifié) et son avenir (non redouté, mais au contraire investi d'espoir).

Cette démarche reste à accomplir pour le peuple russe. Les épreuves de la guerre qui ne dit pas son nom avec l'Ukraine l'y aideront-il ? Seul l'avenir nous le dira.

Le refus d'une telle orientation est au coeur de la lutte contre le renouveau du fascisme dans le monde entier. Et singulièrement en France et en Europe. Merci à Andreï Kourkov d'y contribuer.

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