Lise FOISNEAU Kumpania

Publié le par Henri LOURDOU

Lise FOISNEAU Kumpania

Lise FOISNEAU

Kumpania

vivre et résister en pays gadjo

Wildproject, février 2023, 420 p.

 

J'ai découvert Lise FOISNEAU dans le livre de William ACKER "Où sont les gens du voyage".

À l'évidence, elle lui avait "mis le pied à l'étrier" par ses recherches dans les archives, et il signale son rôle dans la genèse de son travail.

À mon grand étonnement, je ne trouve aucune trace du livre de William ACKER dans le livre postérieur de Lise FOISNEAU. Je ne sais comment interpréter cette absence, et en suis donc réduit aux hypothèses...

Toujours est-il que Lise FOISNEAU est aujourd'hui chargée de recherche au CNRS depuis octobre 2021, où sa notice biographique précise : Elle a soutenu un doctorat en anthropologie à l’Université Aix-Marseille sur les formes politiques d’un collectif romani de Provence en 2018 après un terrain itinérant de plusieurs années en caravane. Ses recherches postdoctorales sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ont été menées à la Central European University (Budapest), au United States Holocaust Memorial Museum (Washington) et à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). Elle est l'autrice de deux livres, Les Nomades face à la guerre (1939-1946) (Klincksieck 2022) et Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo (Wildproject 2023).

Parmi ses publications je découvre celle-ci, publiée juste avant "Kumpania", qui m'interpelle particulièrement, en tant que natif de Lozère :

Lise Foisneau. Un « syndrome gitan » ? L’épuration extrajudiciaire et les « Nomades » en Lozère. Revue d'histoire de la Shoah, 2023, Persécutions des Roms et Sinti et violences génocidaires en Europe de l’Ouest, 1939-1946, n° 217, pp.293-320. ⟨10.3917/rhsho.217.0293⟩. ⟨halshs-04321122⟩

Résumé : This article focuses on a neglected phenomenon: the extralegal purges during the Liberation in Lozère, where numerous Sinti, Gypsies, and Travellers were killed. Assigned to fixed places of residence in this department since April 1940, people belonging to the French administrative category of “Nomad” were victims of various exactions by Resistance fighters between July and September 1944. After tracing the events that led to arrests and executions, the article attempts to understand why such hatred fell upon on this category of the French population at that time.

J' y reviendrai par ailleurs.

 

William ACKER est devenu délégué général de l'ANGVC, "Association Nationale des Gens du Voyage Citoyens", qui milite pour "promouvoir l'accès au droit commun des populations d'origine tsigane et gens du voyage" (article 2 de ses statuts)

Il développe donc une action militante, à laquelle je constate que Lise FOISNEAU ne s'associe pas, si j'en crois la liste des participant-e-s aux colloques et débats sur l'antitsiganisme auxquels participe cette association

 

 

Cela étant posé, son ouvrage est du plus haut intérêt et pose des questions fondamentales.

 

La principale étant le droit à un mode de vie différent que l'on veut dénier à ces populations voyageuses que l'Etat et toutes les institutions veulent à toute force sédentariser.

En faisant le choix de partager plusieurs années ce mode de vie, pour les besoins de sa thèse, Lise FOISNEAU, accompagnée de son conjoint Valentin MERLIN (auteur des photographies qui accompagnent le livre) , s'est donnée les moyens de mettre en question un certain nombre de préjugés et de contresens commis par ses prédécesseurs anthropologues ou ethnographes.

 

La Kumpania : mode de vie fluide assumé des Roms de Provence

 

Un premier contresens, relevé déjà par William ACKER, est celui de considérer le nomadisme comme un pis-aller subi par des populations qui ne demanderaient qu'à se sédentariser.

Cette vision du mode de vie sédentaire comme la norme de toute modernité structure toutes les relations entre le monde "gadjo" et les différentes communautés nomades, elles-même ramenées adiministrativement à un seul modèle : "nomades" puis "gens du voyage".

Or, d'une part le monde des "voyageurs" est divers; et d'autre part, la sédentarisation est un destin très inégalement assumé, et souvent subi du fait des contraintes imposées aux "voyageurs".

Ce point est très important car il invalide toutes les politiques étatiques suivies depuis 1945, dont l'échec patent n'est généralement pas compris par les élus chargés de les appliquer.

 

 

La diversité du monde des "voyageurs"

 

Celle-ci est très souvent méconnue, ou sous-estimée, par les observateurs extérieurs.

Cela aboutit à une forme de jeu qui révèle aussi le rapport de méfiance et de distance réciproques entre le monde des "voyageurs" et le monde des "gadjé".

Dans un premier chapitre intitulé "l'art de se présenter", Lise FOISNEAU en analyse finement les ressorts. Le principal est de tenir le gadjo à distance de la véritable identité du "voyageur" pour échapper à sa volonté de contrôle. Or celle-ci s'est de plus en plus affirmée depuis l'arrivée des communautés roms d'Europe centrale et de l'Est vers 1860.

Les Roms de Provence, auxquels Lise FOISNEAU s'est liée durant son travail, sont issus de ces communautés...mais n'en sont pas la continuité directe.

Elle résume ses observations, croisées avec les différentes études ethnographiques précédentes, de la façon suivante :

"Les Roms de Provence se présentent comme "Gitans", "Tsiganes", ou encore "gens du voyage" devant la plupart des gens qu'ils considèrent comme des gadjé ; ils se présentent comme "Hongrois" à ceux qu'ils considèrent comme appartenant au "monde du voyage". Mais lorrsqu'ils parlent romanès , les Roms se disent et sont dits "Roms"." (p 72) Et "parmi les Roms (ils) se disent kalderash, tchurara ou lovara, mais aussi "de Marseille", "de Montillon" ou "de Labarque". (p 90).

Ces différentes façons de se présenter traduisent à la fois le type de relation entretenu avec l'interlocuteur et l'histoire chahutée des collectifs d'appartenance.

Quant à ces collectifs, " les compagnies ne sont pas plus des "familles" que des "groupes familiaux" et ne forment pas davantage des "communautés". " (p 90)

Aussi ne faut-il pas accorder une importance excessive à ces auto-désignations variables, ou plutôt bien en cerner les raisons.

Chaque auto-appellation obéit à un objectif précis dans le contexte où elle est énoncée.

 

Mais il y a, derrière ces présentations variables, une réelle diversité du monde des "voyageurs".

Cette diversité s'incarne dans la façon dont se constituent et se dissolvent les "kumpanji". Ces assemblages temporaires sont le fruit d'affinités électives et de circonstances (la plus ou moins grande facilité à trouver une "place" où se poser) plus que de d'origines communes et d'une "communauté structurée". (Partie 1 : Former une Kumpania, pp 53-165)

 

Les "kumpanji" entre choix et nécessités

 

Ce qui frappe, dans la recherche de Lise FOISNEAU, est cette constante tension, qui vire parfois à la contradiction, quoi qu'elle en dise, entre nostalgie d'une origine et d'une culture communes (qui se maintiennent dans des "façons de faire" et une langue, le romani) et aspiration à la liberté face à un monde, le monde gadjo, qui enserre ces groupes dans des contraintes toujours croissantes au nom d'un Progrès pensé en-dehors des principaux concernés, et d'un racisme sous-jacent et toujours menaçant.

Le traumatisme du grand enfermement de 1940-46 s'est réveillé avec la période du Covid-19, non documentée dans le livre car postérieure à l'enquête.

Face à cette volonté de sédentarisation forcée et au tarissement des ressources économiques traditionnelles, les communautés "voyageuses" doivent sans cesse ruser et se réinventer.

La constitution des "kumpanji" se fait autour de lieux (les "places") qui ne sont que rarement les "aires d'accueil" officielles, qui font office de pis-allers, en raison de leur aménagement et de leur contrôle étroitement paternalistes et autoritaires.(Partie 2 : Un monde de lieux, pp 167-266)

 

Vivre en "kumpania"

 

Encore un paradoxe apparent : l'importance des contraintes de vie collectives et la liberté de partir de la kumpania à tout moment pour en constituer une autre.

De la même façon, le rôle très séparé des femmes par rapport à celui des hommes et leur pouvoir collectif d'agir posent la question d'un féminisme basé sur la liberté individuelle.

A cet égard, Lise Foisneau note avec pertinence la perte de pouvoir économique subie par les femmes suite à l'interdiction de fait imposé par les Evangélistes nouvellement implantés dans la communauté voyageuse de leur pratique traditionnelle de diseuses de bonne aventure. Le fait que celle-ci ait été compensée par l'accès et la gestion féminine des prestations sociales (RSA, AF) pose de nouveaux problèmes de dépendance institutionnelle au monde gadjo.

De la même façon, la gestion des conflits, qui échappait jusqu'à présent à la logique économique du monde gadjo, n'échappe pas non plus à sa pression "juridifiante". (Partie 3 : Khétané "Être ensemble : les rythmes de la kumpania, pp 267-392)

 

Au final, en dégageant et exaltant le caractère propre du mode de vie des Roms de Provence, Lise FOISNEAU fait à la fois un travail de désaliénation et de connaissance et un travail d'occultation des problèmes politiques à traiter politiquement de leur place dans la société française. Elle reproduit ainsi une forme de fatalisme de l'oppression, mis en exergue dans la phrase de couverture : "Le monde des gadjé est perçu par les Roms comme désordonné – au point qu'il est vain de tenter de lui porter remède."

En particulier, il faudrait remettre en cause l'assignation à résidence que constitue la politique des "aires d'accueil aménagées" et ouvrir clairement des "places" à un mode de vie nomade officiellement reconnu et accepté dans la société. Cela suppose une lutte contre l'antitsiganisme et contre la mise à l'écart systématique des "voyageurs".

Où l'on retrouve sa différence de positionnement avec William ACKER,évoquée en introduction. Un livre donc passionnant, mais à prendre avec cette restriction.

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