Elias SANBAR La dernière guerre ?
Elias SANBAR
"La dernière guerre ?"
Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024
Tracts Gallimard n°56, avril 2024, 46 p.
Elias SANBAR, 76 ans, est l'ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l Unesco à Paris.
Il avait 14 mois en avril 1948 lors de la principale vague d'émigration de la Nakba ("la catastrophe"), lors de laquelle ses parents quittèrent la Palestine pour le Sud Liban.
La Nakba et ses conséquences
C'est cet épisode enfoui dans sa mémoire que les événements en cours à Gaza ont réveillé.
On sait que cet épisode d'exode de 550 000 à 900 000 Palestiniens devenus des réfugiés apatrides, principalement au Liban, en Syrie, en Cisjordanie (annexée par la Jordanie) et en Jordanie, à Gaza (annexée par l'Egypte) est un enjeu de controverses historiques bien résumé dans l'article wikipédia "exode palestinien de 1948".
La chronologie proposée par l'historien israélien Benny Morris semble la moins contestée :
"Benny Morris a divisé l'exode en 4 phases.
Entre décembre 1947 et mars 1948, devant l'explosion de la violence, environ 100 000 Palestiniens, en majeure partie membres des classes moyennes et supérieures urbaines, quittent leur foyer en espérant revenir une fois que les armées arabes auront pris le contrôle du pays ou que les violences auront cessé.
La deuxième phase débute quand la Haganah passe à l'offensive début avril, et au cours des combats qui suivent l'intervention des armées arabes jusqu'à la première trêve de juillet. Les premiers jours des opérations sont marquées par le massacre de Deir Yassin qui provoque l'effroi dans la population civile arabe. Entre 250 000 et 300 000 Arabes palestiniens supplémentaires fuient les combats ou sont chassés quand ils ne fuient pas. Ils sont originaires principalement des villes de Haïfa, Tibériade, Beisan, Safed, Jaffa et Acre qui perdent plus de 90 % de leur population arabe durant cette période. Des expulsions se produisent dans plusieurs villes et villages, en particulier le long de la route Tel Aviv-Jérusalem et dans l'est de la Galilée au cours des opérations Nahshon et Yiftah.
Le 15 mai, les armées arabes entrent en guerre et durant 6 semaines les positions restent globalement inchangées. Le 11 juin, une trêve est acceptée par les belligérants.
Après la trêve, l'armée israélienne prend l'initiative sur les armées arabes et lance contre elles plusieurs opérations militaires au cours des 6 derniers mois de 1948. C'est la troisième phase de l'exode palestinien au cours de laquelle de nombreux massacres sont commis. Lors de l'Opération Dani, les 50 000 à 70 000 habitants des villes de Lydda et Ramle sont expulsés vers Ramallah tandis que les villes se sont rendues. D'autres expulsions se produisent au cours des opérations dans les zones conquises. Au cours de l'Opération Dekel, les Arabes de Nazareth et du sud de la Galilée ne seront pas expulsés à la suite d'un ordre direct de David Ben Gourion. Leurs descendants font partie de la population arabe actuelle d'Israël. Entre octobre et novembre, Tsahal lance les Opérations Yoav et Horev pour chasser les Égyptiens du Négev et l'Opération Hiram pour chasser l'Armée de libération arabe du nord de la Galilée. Plusieurs massacres sont perpétrés. 200 000 à 220 000 Palestiniens fuient par crainte ou sont expulsés.
La quatrième phase se déroule après la guerre jusqu'en 1950. L'armée israélienne sécurise ses frontières et des nouveaux immigrants y sont installés, ce qui conduit à exode supplémentaire d'environ 30 000 à 40 000 Palestiniens.
Les réfugiés palestiniens s'installent dans des camps de réfugiés principalement en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, en Jordanie, au Liban et en Syrie."
On notera que cette chronologie aboutit au total de 580 000 à 660 000 départs, à comparer aux quelques 650 000 juifs habitant alors la partie de la Palestine mandataire devenue Israël, suite au plan de partage de l'Onu, revue à la hausse grâce au résultat de la guerre.
Quelle que soit la préméditation ou non de cet exode, le résultat est que l'équilibre démographique du nouvel État est substantiellement modifié : la population non-juive y passe de plus de 40% à moins de 20%.
En réalité le plan de partage de l'Onu avait prévu la répartition suivante :
Au moment du plan de partage, la population totale de Palestine est composée pour deux tiers d’Arabes et un tiers de Juifs. La population juive ou Yishouv (mot hébreu désignant la population juive de Palestine avant 1948) possède 7 % de la propriété foncière.
L’État juif proposé regrouperait une majorité de Juifs (558 000 pour 405 000 Arabes). 10 000 Juifs seraient alors dans l’État arabe. Celui-ci serait par conséquent peuplé à 99 % d’Arabes, avec une communauté de 804 000 habitants.
La zone internationale centrée sur Jérusalem compterait 100 000 Juifs pour 105 000 Arabes.
2 % des Juifs, soit 10 000 personnes, ne se retrouveraient ni dans l’État juif ni dans la zone internationale de Jérusalem. 31 % des Arabes, soit 405 000 personnes, ne seraient ni dans l’État arabe ni à Jérusalem.
L’État juif proposé est un peu plus grand (55 %) que l’État arabe, mais une très grande partie est occupée par le désert du Neguev (40 %).
Mais les déplacements de population et annexions israéliennes modifient ce schéma.
L'interdiction par le nouvel État de tout retour des réfugiés va créer une situation dont l'héritage est aujourd'hui devant nous.
Ainsi, dans les années qui suivent la création d’Israël, s'intensifie l'exode des Juifs des pays arabes et musulmans, 900 000 fuient les pays arabes, abandonnant leurs biens. Parmi eux, 600 000 se réfugient en Israël.
Alors que l'arrivée de Juifs du monde entier est favorisée par le nouvel État, le nombre des réfugiés palestiniens ne fait que croître, dans le déni de leur existence nationale.
Le mot "Palestine" disparaît du vocabulaire israélien pour de longues années.
Il ne réapparaîtra que pour être associé sous forme d'adjectif au mot "terroriste" (du moins quand celui-ci n'est pas utilisé tout seul ou associé à l'adjectif "arabe").
La seule période où il apparaît comme un élément de négociation de paix est entre 1991 et 1995. Une période close par l'assassinat d'Itzhak Rabin (4 novembre 1995) et la première arrivée au pouvoir de la droite ethniciste (élection de Benyamin Netanyahou comme 1er ministre – 29 mai 1996).
Ces précisions historiques n'ont pu être toutes apportées par Elias Sanbar dans son court ouvrage, mais elles m'ont semblé nécessaires.
D'une Nakba à l'autre ?
Le problème posé par Elias Sanbar est bien résumé par le titre qu'il a choisi, dont il faut analyser tous les termes.
"La dernière guerre ?" avec son point d'interrogation final serait la guerre où les Palestiniens serait enfin tous expulsés du territoire de la Palestine mandataire. On parle de génocide, terme inflammable et à manier avec précaution. En réalité, nous dit Sanbar, "Israël rêve d'un règlement définitif non de la guerre avec le Hamas mais de la Question de Palestine en tant que telle." (p 6)
Il borne aussi chronologiquement son propos en le limitant à la date où il écrit du 2 avril, tant la situation semble encore volatil et l'avenir incertain.
Il montre bien la sidération provoquée par l'action du Hamas du 7 octobre, y compris dans la population palestinienne, et le retournement d'opinion qu'a provoqué l'action militaire israélienne ultérieure.
Vers une application universelle du Droit ?
Et il pointe clairement le sens de la saisine par l'Afrique du Sud de la Cour Internationale de Justice de l'ONU le 29 décembre 2023 "en vertu de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide concernant les allégations de génocide contre le peuple palestinien, suite aux attaques menées le 7 octobre 2023 par le Hamas et d'autres groupes armés." (p 19)
"La Cour rend son arrêt, le 26 janvier 2024.
Il comprend plusieurs mesures conservatoires. Obligation est faite à Israël de s'abstenir de tout acte entrant dans l'application de la Convention sur le génocide; d'arrêter les bombardements massifs, les déplacements forcés, le ciblage des hôpitaux, des écoles; de mettre un terme au siège visant à affamer la population; de prévenir et punir l'incitation directe et publique à commettre le génocide; de prendre des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture de l'aide humanitaire à la population civile de Gaza et enfin de présenter dans le délai d'un mois un rapport sur les mesures prises conformément à cette ordonnance." (p 20)
"L'entrée en jeu du pays de Nelson Mandela, icône planétaire de la lutte contre l'apartheid, relève par delà sa symbolique d'un renversement historique des "rôles". Symbolique, politique aussi, c'est une première mondiale.
C'est la première fois qu'une nation du Sud se vêt de la mission de défense de l'universalité des principes, du respect et de l'application des dispositions de deux textes fondamentaux censés régir la vie du monde après 1948 : la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (9 décembre 1948) et la Déclaration universelle des droits de l'homme (10 décembre 1948)." (p 21)
Faut-il rappeler ici ce que ces deux textes doivent à deux juristes d'origine juive eux-même victimes de politiques d'épuration ethnique en Galicie après 1918 ?
Et combien ils ont été jusqu'ici victime du "deux poids deux mesures" des pays impériaux dotés d'un droit de veto au Conseil de sécurité de l'Onu ? D'abord lors de la décolonisation, puis tout au long du conflit israélo-palestinien, et enfin lors de la guerre civile en Syrie, de la guerre de conquête en Ukraine, entre autres.
Cette prise en compte du Droit international constitue la dernière chance de préserver une paix mondiale de plus en plus chancelante, et des démocraties partout en recul.
C'est aussi à ce titre que la Palestine est plus que jamais notre affaire.
Une guerre ingagnable
Comme celle de Poutine en Ukraine, la guerre d'Israël en Palestine est ingagnable. Comme en Russie, le retournement de l'opinion en Israël constitue une clé de la paix juste et durable que tous les peuples du monde souhaitent.
Mais une autre clé est l'adoption par tous les Etats dominants d'une attitude conforme au Droit international. A ce titre le vote récent ( 10 mai) à l'Assemblée générale de l'Onu d'une résolution reconnaissant le droit à l'existence de l'Etat palestinien montre le chemin qui reste à parcourir.
Il est frappant de constater que le rapport de force sur cette question au sein de l'Onu est pratiquement le même que sur l'Ukraine : 143 pour, 9 contre et 25 abstentions dans ce cas-ci. Alors que l'Assemblée générale des Nations unies a adopté, mercredi 2 mars, une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine », lors d’un vote approuvé massivement par 141 pays, cinq s’y opposant et trente-cinq, dont la Chine, s’abstenant, sur les 193 membres que compte l’organisation internationale. Les cinq pays ayant voté contre sont la Russie, la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Erythrée et la Syrie.
La différence étant que ce ne sont pas les mêmes pays qui s'opposent à ces résolutions...
L'avenir du monde est entre les mains des quelques 130 États (dont la France) qui ont voté ces deux résolutions : à eux de continuer à pousser pour la fin de ces guerres impériales ingagnables.