Omer BARTOV Anatomie d'un génocide

Publié le par Henri LOURDOU

Omer BARTOV Anatomie d'un génocide
Omer BARTOV Anatomie d'un génocide

Omer BARTOV

Anatomie d'un génocide

Vie et mort dans une ville nommée Buczacz

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc-Olivier Bherer

2018, 2021 pour la traduction française, éd Plein Jour, 444 p.

 

Ce livre, recommandé en 4e de couverture par Jan Gross, Philippe Sands, Christopher Browning, Saul Friedländer et Tom Segev, est un utile complément au "Retour à Lemberg" de Philippe Sands.

En effet, il se passe dans cette même région de Galicie (voir cartes reproduites ci-dessus, tirées des pp 10-11) disputée puis partagée entre la Pologne et l'Ukraine après 1918, après avoir appartenu à l'Empire austro-hongrois. Une région multi-ethnique composée de trois communautés culturelles : les Polonais, les Ukrainiens (alors appelés Ruthènes) et les Juifs. On avait vu dans le livre de Sands sur Lemberg-Lwów-Lviv comment la communauté juive, prise en étau entre les nationalismes rivaux polonais et ukrainien, avait dû composer et s'était divisée tout en servant finalement de bouc-émissaire aux deux.

Cette équation macabre entre nationalisme et antisémitisme se retrouve ici. Car le génocide nazi n'est pas tombé du ciel : il s'inscrit dans une histoire qui s'étale sur plusieurs décennies, et dont l'origine peut être rapportée aux désordres et traumatismes provoqués par la Grande guerre de 1914-18.

 

Le traumatisme de 1914-1920

 

Dans la chronique reconstituée minutieusement par Omer Bartov à partir de sources d'époque, soigneusement et rigoureusement confrontées et contextualisées, on retrouve cette brutalisation de guerre qui ébranle tous les rapports sociaux et imprègne les représentations et les comportements.

Ainsi, il conclut cette séquence en notant : "Le conflit (entre Polonais et Ukrainiens) ne visait pas seulement à prendre le contrôle de la Galicie orientale, mais aussi à conquérir les esprits. Des campagnes de propagande cherchaient à révéler la brutalité et l'inhumanité de l'autre camp pour affaiblir ses prétentions territoriales. Il ne manquait pas d'atrocités à dénoncer. Lorsqu'on examine la littérature produite, on prend rapidement conscience de la férocité de ce conflit fratricide, largement oublié à cause des horreurs encore plus grandes qui furent commises au cours de la Seconde Guerre mondiale – nettoyage ethnique et génocide. Il est également impossible de dire quel groupe a fait le plus grand nombre de victimes et s'est montré le plus odieux dans le crime." (p 101). "Cette liste d'horreurs était accompagnée de photos terrifiantes et démontrait, non la plus grande bestialité de l'un ou l'autre des camps qui s'affrontaient, mais l'effet cumulatif des violences commises et de la déshumanisation après plusieurs années de guerre, de propagande vicieuse, de conflit fratricide. Tous ces événements concoururent à l'affaiblissement du tissu moral de la société." (p 103)

 

Un entre-deux-guerres sous pression

 

Après la stabilisation de 1920, et le passage définitif de Buczacz sous administration polonaise, la société juive locale ne parvient pas à reconstituer ses conditions d'existence antérieures à 1914. A l'appauvrissement général, encore accru par la crise de 1929, s'ajoute la désorientation morale et le sentiment d'insécurité qui se manifestent par l'essor mitigé du mouvement sioniste, l'apparition d'un parti communiste et les tentatives individuelles d'intégration à la société polonaise ou d'émigration en Amérique.

Bartov note la faiblesse relative du sionisme local, basé sur la contribution volontaire pour financer collectivement l'émigration en Palestine, en raison de l'appauvrissement économique : en 1937 un tiers des ménages juifs étaient considérés comme indigents (p 124). Dans le même temps, le sentiment d'enfermement et de manque de perspective ne fait que croître avec la fermeture de toutes les frontières et la quasi-impossibilité d'émigrer.

Cependant, et rétrospectivement, la minorité qui a pu émigrer en Amérique ou en Palestine a pu ainsi sauver sa vie : un bilan qui ne peut être éludé notamment par les antisionistes actuels, dont je fais partie.

Le mouvement communiste local reste marginal et réprimé.

Parallèlement, la "minorité" (en fait majoritaire) ukrainienne subit elle aussi appauvrissement et discrimination. Elle s'organise au sein d'un mouvement nationaliste, lui aussi réprimé par les autorités polonaises, et de plus en plus radical. Cela correspond à une polarisation sociale entre grands propriétaires terriens et colons polonais et masse paysanne ukrainienne miséreuse et à une politique culturelle de polonisation à outrance dans les établissements scolaires.

Au final, à la fin de la décennie 1930, on assiste à une radicalisation des nationalismes rivaux et un montée concomitante d'un "sentiment antijuif au sein des sociétés polonaise et ukrainiennne" (p 149).

Après une courte période de relative accalmie, la violence recommence à se déchaîner : attentats anti-polonais d'un côté, répression indiscriminée contre les Ukrainiens de l'autre.

 

L'épisode de l'occupation soviétique (septembre 39 à juin 41)

 

Vécue localement comme une défaite polonaise, cette occupation donna lieu à une première vague massive de déportation de Polonais, vécue comme un "traumatisme national. Même si les premières estimations, qui mentionnaient près d'un million de personnes déportées et un demi-million arrêtées, étaient très exagérées, il n'en reste pas moins qu'on considère aujourd'hui que 315 000 citoyens polonais ont été déportés au Khazakstan, en Sibérie et dans le Grand Nord de l'URSS et que 110 000 ont été arrêtés en l'espace de vingt et un mois. Ces chiffres restent sidérants." (pp 176-7)

Les Juifs et les Ukrainiens passent aux yeux des Polonais pour des collaborateurs zélés du pouvoir soviétique. Cependant, les statistiques globales de déportés font apparaître qu'ils ne furent pas épargnés, notamment les Juifs : ceux-ci figurent pour 22% des déportés alors qu'ils ne représentaient que 10% de la population. "Les premières victimes avaient été polonaises, puis vint le tour des Juifs en juin 1940, et enfin celui des Ukrainiens d'avril à mai 1941." (p 177)

Diviser pour régner : cette recette politique fut ici rigoureusement appliquée. Avec les résultats que l'on va voir. Dans l'immédiat, la mortalité parmi les déportés fut énorme, des familles furent séparés, avec des enfants laissés à la rue alors que leurs parents étaient emmenés. En bref, un nouvel épisode de brutalisation.

Mais le résultat le plus pervers de cette politique fut que "chacun (des trois groupes) se jugeait, par certains aspects, comme la principale victime des occupations soviétique et allemande. Et chacun jugeait la persécution des autres groupes en partie justifiée." (p 184)

Cette "propension à la victimisation"(ibid) constitue un héritage négatif, encore bien vivant, de cette période. Comme si la violence subie de façon répétitive enfermait dans le rôle de victime : une tendance que l'on retrouve hélas dans tous les cas similaires, et qui nécessite un véritable travail d'émancipation.

De ce point de vue, on notera l'effort méritoire accompli par Omer BARTOV, pourtant descendant direct de l'une des trois communautés concernées, pour sortir de cette concurrence victimaire.

 

L'ordre allemand (juillet 41 à juillet 44)

 

Le titre de ce chapitre 5 (pp 191-270) peut prêter à confusion : en effet, l'occupation allemande est immédiatement précédée par une prise de pouvoir par une milice nationaliste ukrainienne, qui commence par régler ses comptes avec les Juifs et les Polonais, dans une atmosphère de chaos et de pillage. Ceci après une retraite précipitée de l'Armée Rouge accompagnée d'un massacre préventif de tous les emprisonnés de la ville par le NKVD. (pp 192-6)

On se souvient ici des scènes de pogroms décrites par Jonathan Littell dans son roman "Les Bienveillantes", avec le commentaire ironique du narrateur, un SS, sur la modération introduite par l'armée allemande dans ce déchaînement sauvage de violence.

On pense aussi aux terribles massacres commis par les Oustachis croates, dans un contexte comparables de haines ethniques remontant aussi à plusieurs décennies (cf les massacres des guerres balkaniques de 1912-13).

Cependant, la restauration de l'ordre allemand commence très significativement "début août 1941" par le fait que si "les Allemands relâchèrent environ les deux tiers des prisonniers détenus par la milice (ukrainienne) dans la prison de Buczacz; le dernier tiers fut exécuté." (p 197) Et, ajoute aussitôt BARTOV, "Ces assassinats servirent de modèle aux fusillades massives de Juifs, qui bientôt seraient pratiquées à bien plus grande échelle." (ibid)

Ces fusillades de masse s'étendent sur une période d'un an, précédant la mise en place des centres d'extermination de la "Solution finale" , "généralement Bełżec pour la Galicie orientale"(ibid). "La période la plus meurtrière s'étendit du printemps 1942 à l'été 1943".

 

Le génocide : acteurs et complices

 

Avant de revenir sur la façon dont s'est déroulé et a été vécu ce génocide par la population locale dans ses différentes composantes, rappelons d'abord son bilan : il a été supervisé par l'antenne de la police de sûreté (Sipo) installée près de Czortków au début de l'automne 1941 : "Elle comptait une vingtaine d'hommes, des Allemands, qui accomplissaient leur travail avec une efficacité remarquable, assistés par 300 policiers ukrainiens réunis au sein d'une prétendue force auxiliaire de police, ainsi que par les gendarmeries allemandes locales, la police ukrainienne et les forces juives de l'Ordnungsdienst (OD police juive créée sur l'ordre de l'occupant, voir pp 203-4) des plus petites villes. Ils tuèrent environ 60 000 Juifs dans la région de Czortków-Buczacz au cours des trois années d'existence de l'antenne. On estime que seulement 1 200 Juifs survécurent. À Buczacz, la plupart des victimes furent tuées en tout juste neuf mois, d'octobre 1942 à juin 1943." (p 217)

 

Passant en revue successivement toutes les catégories de population locales, Omer BARTOV commence par souligner l'étonnante facilité avec laquelle ce génocide s'est déroulé "et le plaisir que semblent y avoir pris les assassins au cours de leur séjour meurtrier dans la région – ainsi que leurs épouses, leurs enfants, leurs maîtresses, leurs collègues, leurs amis et leurs proches. Plusieurs d'entre eux s'amusèrent comme jamais au cours de leur vie : nourriture, alcool, tabac et sexe, tout abondait presque sans limites; surtout, ils exerçaient un pouvoir suprême de vie et de mort. Une fois leur tâche terminée, ils rassemblèrent leurs affaires et repartirent, souvent pour renouer avec leurs activités précédentes comme si de rien n'était, en se contentant d'emporter quelques objets de valeur sentimentale ou matérielle, ainsi que des photographies en mémoire du bon vieux temps. Elles seraient révélées des années plus tard, quand certains d'entre eux seraient enfin traduits en justice." (pp 219-20)

BARTOV reproduit ces photographies, rétrospectivement glaçantes, d'une vie joyeuse et confortable, ainsi que les témoignages produits au cours de ces enquêtes tardives des années 1960, dont beaucoup, faute de preuves suffisantes, se concluent par des acquittements. Ces témoignages montrent une étrange amnésie doublée d'une réécriture de l'Histoire que seule la confrontation avec d'autres témoignages, ceux des victimes survivantes, ou leurs contradictions, permettent de réduire à néant. Cette absence de tout sentiment de culpabilité, voire de responsabilité, a été déjà remarquée. Elle permet en partie d'expliquer l'étonnante facilité évoquée plus haut de la mise en oeuvre du génocide.

Elle résulte bien sûr de la mise en condition idéologique du régime nazi concernant la non-humanité des Juifs, réduits à une main d'oeuvre servile par destination. Mais également des mécanismes pervers de leur réduction à cet état.

La première tuerie organisée concerne l'élite juive : elle vise à détruire toute capacité d'organisation et de résistance de la communauté. Puis, la mise en place d'instances de "collaboration" obligatoires - Conseil (Judenrat) et Police (OD) – aboutit à leur faire endosser "des choix insoutenables" (p 205) qui aboutirent, dans les faits, à la protection des Juifs riches et au sacrifice des Juifs pauvres, avec une tentation de corruption systémique aboutissant à placer ces institutions dans les mains les plus corruptibles. Cette division de la communauté, note BARTOV, est souvent passée sous silence, mais a nourri encore plus le mépris raciste des assassins.

Mais au-delà des auteurs directs des tueries, et de leur amnésie, BARTOV met en évidence tout un environnement social qui facilite cette entreprise, par complicité, par indifférence, ou par soutien enthousiaste.

Si les résistances existèrent, elles furent éparses ou trop timides pour peser sur les événements.

Cette véritable chape de plomb qui pesa sur le génocide est la résultante des traumatismes locaux antérieurs qui avaient détruit la société et tout ressort moral de solidarité humaine élémentaire chez beaucoup de personnes.

 

Le génocide : victimes

 

BARTOV a choisi de placer en second les témoignages des victimes : journaux ou correspondances des disparus et témoignages postérieurs des rares survivants. Ils sont terribles, et font ressortir avec plus de violence l'insouciance et l'amnésie des bourreaux et complices.

C'est une véritable atmosphère de chasse à l'homme et de terreur continue qui est ainsi reconstituée. Les rafles et massacres successifs provoquent des fuites éperdues, des tentatives inégalement abouties de se mettre à l'abri, en se cachant en ville ou à la campagne, en cherchant la protection de "chrétiens", souvent moyennant finance, mais pas toujours, et au risque de se voir quand même dénoncé. Et des conditions de survie infra-humaines, dans le froid, la faim ou l'obscurité. Le cas des enfants en particulier est terrible : certains ne doivent leur survie qu'au renoncement, parfois définitif, à leur identité. Tous sont profondément traumatisés par ce à quoi ils assistent. La violence décomplexée des bourreaux ne les épargne pas.

Maigre consolation : les rares cas de protection inconditionnelle et totale témoignant d'un reste d'humanité, souvent chez des personnes pauvres qui auraient eu beaucoup à gagner en monnayant leur aide.

Mais ce qui domine est "l'ambivalence de la bonté" (p 287) et même l'intermittence de la cruauté : les bourreaux "parfois, sous l'impulsion, pour le plaisir de montrer leur pouvoir absolu de vie et de mort, ou parce qu'ils apercevaient un bref instant l'humanité de leurs victimes, certains criminels pouvaient épargner des vies dans un élan de bonté capricieuse au milieu des massacres." (p 287-8)

L'atmosphère générale est la complicité de la population ukrainienne avec les génocidaires.

 

Après le génocide : une mémoire commune impossible ?

 

Le retrait des troupes allemandes n'est pas la fin de l'histoire. En effet, le massacre des Juifs survivants par des Ukrainiens se poursuit. Puis l'arrivée des troupes soviétiques se traduit par un double processus : d'une part la lutte armée et l'éradication progressive des milices nationalistes ukrainiennes de l'OUN-UPA qualifiées de banderites (du nom du dirigeant Stepan Bandera, emprisonné par les Allemands de 1941 à 1945); mais d'autre part une politique de "purification ethnique" menée en accord avec le nouveau gouvernement communiste de Pologne dans le cadre des nouvelles frontières. Paradoxalement, remarque BARTOV, les banderites obtiennent gain de cause avec le transfert simultané de Polonais de Galicie orientale vers la nouvelle Pologne "populaire" et d'Ukrainiens de cette nouvelle Pologne en Galicie. "L'accord de Lublin du 9 septembre 1944 entre l'élite communiste polonaise et le Kremlin facilita de vastes échanges de population entre Polonais et Ukrainiens. Entre 1944 et 1947, environ 560 000 Polonais durent quitter la Galicie orientale, qui intégra l'Ukraine soviétique; au total, environ 750 000 Polonais furent déportés des territoires occidentaux de la nouvelle URSS, tandis que plus de 500 000 Ukrainiens furent déracinés de Pologne." (pp 315-6)

 

Ainsi, non seulement la population de Buczacz fut réduite de ses 15 000 à 16 000 habitants d'avant-guerre à moins de 3 000 six mois après la fin de la guerre, mais elle fut en très grande partie renouvelée, sur une base mono-ethnique ukrainienne.

 

De plus, les enquêtes menées par les nouvelles autorités sur les crimes de guerre ne parlaient pas de l'origine ethnique des victimes mais de "crimes contre des citoyens soviétiques" (p 320), et n'incriminaient que les troupes allemandes nazies .

De la présence juive à Buczacz, il ne resta bientôt plus rien. La colline Fédor où furent commises les fusillades de masse et enterrées plus de 13 000 victimes dans 14 fosses communes n'est pas devenue le lieu mémoriel qu'elle aurait dû : la pierre tombale commémorative "est entourée par une dense forêt et reste pratiquement inaccessible et oubliée"(p 340) comme en atteste la photo prise par l'auteur en 2003 et reproduite p 338.

 

Rien d'étonnant dès lors à ce que la mémoire du lieu soit confisquée par la mythologie nationaliste ukrainienne : "En 2016, le drapeau rouge et noir de l'UPA flottait sur les ruines du château médiéval polonais surplombant Buczacz." (p 343)

 

Dans le combat actuel du peuple ukrainien contre l'invasion russe, la reconquête de ce passé multiethnique et la mémoire de tous les massacres commis, au premier chef contre les Juifs, est un enjeu crucial. Il peut cependant être davantage pris en charge que par le passé, ainsi que vont le montrer mes lectures suivantes.

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