Anna COLIN LEBEDEV Jamais frères ?
Anna COLIN LEBEDEV
Jamais frères ?
Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique
Seuil, septembre 2022, 220 p.
Cette courte synthèse d’une universitaire (maître de conférence en sciences politiques) à la fois russophone et ukrainophone et spécialiste des sociétés postsoviétiques, garde la prudence académique qui sied à une posture qui se veut scientifique.
Elle ne cache cependant rien des émotions qui l’animent face à une situation de guerre vécue comme une tragédie et de son engagement personnel pour les droits humains.
Ce double positionnement me convient tout-à-fait car il crée une double vigilance dont il manque parfois l’un des éléments chez les personnes qui s’expriment sur cette question.
On a le sentiment, au sortir de cette lecture, d’avoir appris des choses et renforcé son propre positionnement par des faits sûrs et avérés. Chose précieuse en ces temps dominés par les propagandes de guerre respectives.
Le fait principal est celui-ci : les deux sociétés, ukrainienne et russe, sont animées par des dynamiques de plus en plus divergentes qui rendront d’autant plus difficile la sortie de guerre.
Or, elles sont issues d’une même matrice, celle de la société soviétique établie durant plus de 70 ans (1920-1991).
C’est donc notamment à partir de ce qui s’est passé durant cette période qu’il convient d’analyser ces dynamiques divergentes.
Ana COLIN LEBEDEV revient sur les périodes traumatiques vécues localement, et notamment sur la famine de 1931-33 et la guerre de 1939-45 et les mémoires qu’elles ont laissé, concurremment à la construction d’une société soviétique à prétention postnationale après 1945.
Il en ressort, ainsi qu’on l’avait vu à propos de la ville de Buczacz en Galicie orientale, aujourd’hui Ukraine de l’Ouest, avec Omer BARTOV, que la mémoire de la Shoah en particulier a été longtemps occultée, ou plutôt recouverte, par le récit soviétique de la Grande guerre patriotique, aujourd’hui repris en Russie et magnifié par la clique mafieuse au pouvoir depuis plus de vingt ans.
Parallèlement, un discours historique pluriel s’est développé en Ukraine : à côté de la mémoire de la Grande guerre patriotique s’est développé une mémoire du courant nationaliste ukrainien renvoyant dos à dos les deux totalitarismes nazi et soviétique, mais également, de plus en plus, une réintégration critique du passé juif et antisémite de l’Ukraine. Ce pluralisme des mémoires se confronte dans l’espace public de façon très libre, ce qui contraste avec le discours formaté et univoque qui s’est progressivement imposé en Russie.
De la même façon, la mémoire de l’Holodomor, la famine provoquée de 1931-33, sort peu à peu de la mythologie victimaire et fait l’objet de véritables publications scientifiques.
Quant à la question de la langue, on part d’un bilinguisme qui paraissait naturel aux Ukrainiens jusqu’à ce qu’il soit instrumentalisé par le pouvoir poutinien comme une situation de menace pour la langue russe et les russophones : dès lors, la langue devient un enjeu politique qu’elle n’était pas, et apparaît, rétrospectivement, son statut de langue impériale, vécu à présent par la grande majorité des Ukrainiens comme en continuité avec l’agression militaire subie par leur pays depuis 2014.
La notion de « monde russe » mise en avant par Poutine et ses soutiens depuis son arrivée au pouvoir est une tentative avortée de « soft power » qui tourne à la politique de force et d’agression : devant l’échec de la reconstitution pacifique de l’Empire russe, le discours paranoïaque et victimaire vis-à-vis de l’Occident sert de support au nationalisme grand-russe et de justification aux raids et guerres d’agression qui culminent avec l’invasion du 24 février 2022.
Car, parallèlement, l’attrait du modèle occidental en Ukraine se renforce au fil du temps.
Derrière ces trois dynamiques divergentes se situent un rapport au pouvoir et à la violence des deux sociétés lui-même divergent.
Si les deux ont vécu le même effondrement d’un « État pourvoyeur de tous les biens »(p 101) au début des années 1990 avec une crise économique majeure, un développement du libéralisme économique non régulé et une appropriation mafieuse des richesses par une nouvelle oligarchie, la dynamique politique n’a pas été la même. Alors qu’en Ukraine l’organisation de la société civile s’est sans cesse renforcée pour suppléer et faire face à un État défaillant qu’elle contribue à reconstruire peu à peu, en Russie, la société civile s’est peu à peu rétractée sous les coups d’un État mafieux renforcé par la manne des hydrocarbures et la domestication des oligarques par une coterie dominante et exclusive.
Et, corrélée à cette dynamique, un rapport différent à la violence dans les institutions et la société. Cette « empreinte de la violence »(pp 117-133) est demeurée, voire s’est renforcée en Russie, notamment dans les institutions-clés que sont l’armée, la police ou les institutions médicalisées et les rapports de genre (curieusement COLIN LEBEDEV ne parle pas de l’éducation), alors qu’elle recule, bien que progressivement et inégalement, en Ukraine.
C’est la somme de toutes ces divergences qui s’exprime en 2013-4 avec l’épisode du « Maîdan de la dignité » et le départ consécutif du président Ianoukovitch. Épisode qui va en accélérer la dynamique.
La suite est plus connue, mais il reste à relever la question, posée par COLIN LEBEDEV avec toute la retenue de sa posture académique, de l’adhésion massive de la société russe à l’entreprise impérialiste de Poutine, et notamment chez ces classes moyennes urbaines et éduquées qui ont plébiscité l’annexion de la Crimée.
Sans trancher la question, elle met en exergue le fait que l’armée d’agression ne se recrute pas dans ce milieu, mais dans les classes pauvres des régions périphériques de la Russie : ces classes moyennes se débrouillent en effet pour éviter à leurs rejetons l’épreuve de la conscription. En sorte que l’armée doit recourir de plus en plus aux contrats d’engagement...ou au recrutement dans les prisons, autre lieu cardinal de l’éducation à la violence sans limite.
Reste également la question de la minorité prorusse du Donbass : celle-ci est l’héritière d’une Histoire aujourd’hui obsolète, celle d’une aristocratie ouvrière largement importée pour une industrie aujourd’hui quasiment à l’arrêt, et portée à bout de bras par la manne de l’argent russe. Une histoire clairement sans autre avenir que celui de réfugiés dans le territoire russe. Mais après encore combien de destructions et de morts inutiles ?