WEI-WEI Le Yangtsé sacrifié. Voyage autour du barrage des Trois-Gorges

Publié le par Henri LOURDOU

WEI-WEI Le Yangtsé sacrifié. Voyage autour du barrage des Trois-Gorges
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WEI-WEI Le Yangtsé sacrifié. Voyage autour du barrage des Trois-Gorges
WEI-WEI Le Yangtsé sacrifié. Voyage autour du barrage des Trois-Gorges

WEI-WEI

Le Yangsté sacrifié

Voyage autour du barrage des Trois-Gorges.

L'Aube poche, 2004, 240 p.

 

J'ai trouvé ce livre par hasard chez un bouquiniste. Pas grand chose de plus sur l'autrice sur Internet que sur la 4e de couverture : née en 1957 à Guanxi, à la frontière Sud de la Chine, elle a fait des études universitaires de français (alors qu'elle souhaitait plutôt faire médecine), "tombée amoureuse de notre langue" lors de son séjour à Paris, elle reste en Europe et vit près de Manchester. Ses 4 livres sont écrits directement en français, et il n'est plus question d'elle après 2006... Les trois autres livres sont deux romans qui traitent de l'Histoire de la Chine au XXe siècle : le premier ("Fleurs de Chine", l'Aube, 2001) fait le portrait de femmes qui ont traversé les péripéties du siècle, le deuxième ("La couleur du bonheur", 2002, Points 2010) est l'histoire d'une femme chinoise mariée de force en 1920 et va jusqu'en 1980, le troisième ("Une fille Zhuang", L'Aube, 2006) est l'autobiographie de l'autrice, membre, on l'apprend ici, d'une minorité nationale non-Han.

Le Yangtsé sacrifié, paru en 1997, est le récit de son voyage sur le site du futur réservoir des Trois-Gorges en 1995.

https://www.babelio.com/auteur/Wei-Wei/32087/bibliographie

 

Un reportage révélateur de la Chine de 1995

 

Le récit, très factuel, s'appuie sur une solide documentation dont les références sont données en fin de livre.

Il nous livre à la fois un instantané de la vie chinoise ordinaire à cette époque déjà lointaine, un condensé de culture traditionnelle montrant la force des références à l'Histoire ancienne du pays, et une analyse sociale cruelle des promesses non tenues du régime.

 

Nous sommes à l'aube d'une période de croissance rapide de l'économie, et dans une période d'ouverture culturelle qui ne va pas durer : malgré le poids d'un régime policier, la course à l'argent déchaîne les appétits dans une société encore marquée par la pauvreté et les pénuries.

Après une longue période d'austérité et de violences, les Chinois découvrent les joies du consumérisme. Nous sommes 6 ans après la brutale répression de Tiananmen le 4 juin 1989 : l'état d'esprit est tourné vers la course au bien-être. LIU Xiaobo a bien décrit cela dans son essai "La philosophie du porc", publié en septembre 2000.

Malgré cet étiolement de la parole publique indépendante, l'adoption du projet de barrage des Trois-Gorges par l'Assemblée Nationale Populaire le 3 avril 1992 n'est votée que par 1 767 voix, contre 177 et avec 689 abstentions. L'autrice remarque : "Au total, 866 membres de l'Assemblée n'ont pas donné leur assentiment à ce projet ! Leur rejet m'a paru d'autant plus courageux et significatif que, depuis la proclamation de la République populaire, l'Assemblée nationale avait toujours approuvé, et à l'unanimité, n'importe quelle proposition qui lui était soumise.

A partir de ce jour-là, j'ai su que je devais faire ce pèlerinage sur le Yangtsé avant qu'il ne soit trop tard..." (pp 18-19)

Venue de Nanning au Sud, l'autrice se rend à Chengdu en avion, d'où elle cherche un train pour Chongqing, point de départ de sa descente du Yangtsé.

Elle profite de sa journée d'attente pour se promener en ville. "Dans ma promenade, je rencontre souvent des femmes aux cheveux roussâtres ou blondasses. Tout secs et tout brûlés par des produits colorants de mauvaise qualité. Depuis quelques temps la mode des crinières rousses et blondes se répand parmi les jeunes Chinoises des villes, dévastant les belles chevelures noires et soyeuses. En détruisant ainsi l'harmonie entre la couleur de leurs cheveux , leur peau et les traits de leur visage se croient-elles plus occidentales ?" (p 31) Cette "occidentolâtrie" est typique de cette époque d'ouverture, refermée à partir de 2012 avec l'arrivée au pouvoir de XI Jinping et la promotion du nouveau nationalisme impérial han comme moteur de restauration de l'emprise du Parti sur la société, de pair avec la lutte contre la corruption (voir Ph Delalande, "La Chine de XI Jinping", L'Harmattan, 2018, pp 29-42). Désormais, tout ce qui est occidental est redevenu suspect, et il est donc dangereux de manifester toute forme d'occidentalophilie.

 

Mais nous sommes en 1995 : l'aspiration au mieux-être est encore couplée avec celle à la liberté, et la parole reste (relativement) libre. La capacité de voyager également : bien que vivant en Occident, WEI-WEI, revenue voir sa famille à Liuzhou, dans son Guangxi natal, a pu obtenir facilement des billets pour son périple dans la vallée du Yangtsé.

A Chongqing, "la ville sans vélos" (par opposition à Chengdu où ils pullulent), ville de 14 millions d'habitants en 1990 (p 53), elle peut consulter à la "librairie des archives culturelles et historiques" tout le dossier du débat sur le projet des Trois Gorges : "Unique cliente, je suis gâtée par les deux employés trop heureux de sortir pour moi leurs volumes poussiéreux. Je passe deux ou trois heures très agréables avec eux, cherchant, feuilletant, discutant. Lorsque l'évocation du barrage des Trois-Gorges surgit dans notre conversation, ils se montrent très prudents.

-Hé bien, souffle le plus âgé d'entre eux, si vous en parlez avec les gens bien éduqués, les professeurs de l'université par exemple, leurs opinions sont plutôt préoccupantes." (pp 62-3)

Cette librairie lui a été indiquée par un vieil homme rencontré dans le train entre Chengdu et Chongqing : celui-ci n'avait pas sa langue dans sa poche. Ancien libraire, il lui fait une mise au point sur l'évolution du marché du livre depuis la réforme économique : une inversion totale du rapport de force entre auteurs et éditeurs qui privilégie les best-sellers sur les ouvrages à public limité (p 42). Il lui livre sans ambages le fond de sa pensée sur le projet des Trois-Gorges : "Quel désastre ! A ma ville (Chongqing) il ne pourra faire que du mal. Le réservoir colossal va ralentir énormément le rythme d'écoulement du Yangtsé qui est pourtant indispensable pour évacuer les déchets industriels et domestiques de quelques dizaines de villes situées en amont. Si rien n'est fait pour le traitement, Chongqing sera un port mort , englué dans la boue puante. Ils disent que les travaux dureront dix-sept années. Je serai donc trop vieux pour assister à la dégradation de Chongqing, mais mes enfants et mes petits enfants ?"(pp 43-4)

Les documents consultés par l'autrice semblent bien aller dans ce sens : ils sont cependant plus nuancés sur le rapport "coûts-bénéfices". Ainsi, ils mettent en avant le fait que "les navires de haute mer (10 000 tonnes) pourront remonter jusqu'à Chongqing environ six mois sur douze." (p 63).

Mais un autre danger est signalé : le risque de crues découlant de l'augmentation du dépôt de sédiments dans le Yangtsé et ses affluents due "à la diminution considérable de la vitesse du cours d'eau" (p 64).

Cependant, la cousine de son amie LI-LI qui l'accueille à Chongqing est fataliste : comme Wei-Wei lui dit ne pas vouloir rester très longtemps à cause de la pollution atmosphérique qui règne sur cette "capitale du brouillard", elle répond que cela risque de s'aggraver avec le barrage.

"- Y a-t-il des gens qui s'opposent au projet ?

- Bien sûr qu'il y en a, mais à quoi bon s'y opposer quand c'est déjà décidé par le gouvernement ?" (p 59)

Ce fatalisme typique des régimes autoritaires va se retrouver tout au long du voyage...

 

Une Chine traditionnelle confrontée à sa capacité d'adaptation au malheur

 

Chemin faisant, Wei-Wei est confrontée à plusieurs reprises à la "politique de l'enfant unique" instituée en 1978 et encore en vigueur. La scène la plus glaçante est sa rencontre avec un groupe de six travailleurs du "planning familial" en voyage touristique organisé par le syndicat de leur "unité de travail". C'est l'occasion de les interroger sur leur travail : "Leurs armes contre les transgressions de la règle imposée ?... Licenciement des parents s'ils sont fonctionnaires ou ouvriers dans une usine d'Etat ou une entreprise collective, trente mille kuais d'amende (équivalant à environ cinq années d'un salaire moyen), avortement et vasectomie forcés...

-Mais si la grossesse est déjà trop avancée ?...

-On provoque l'accouchement immédiat.

-Mais si le bébé y survit ?...

-Ce genre de cas est très rare. Après les piqûres, la plupart sont mort-nés. Si par hasard l'un d'entre eux survit, on met sur son visage une compresse de gaze trempée d'alcool éthylique. Voilà." (p 72)

Commentaire de l'autrice : "Ce calme dans la voix, cet air sincère du "nous faisons bien notre travail", m'ont glacé la moelle." (ibid.)

"Avez-vous des enfants ? leur demandé-je .

- Deux fils répond le plus âgé, le front déridé par un sourire de bonheur. L'aîné travaille dan sun centre de recherche au Japon, la cadet fait des études à l'université.

Il n'y avait pas de politique d'un enfant par couple quand il était jeune bien entendu" (p 72-3)

Cette attitude schizophrène choque vivement Wei-Wei qui sort aussitôt du compartiment pour aller vomir. Elle s'interroge, et nous aussi : "Tout homme peut-il devenir robot-bourreau placé à un certain poste ?" (p 73)

 

A Fengjié, ville plurimillénaire appelée à être noyée, elle se trouve confrontée au problème des relogements promis aux futurs déplacés, mais non suffisamment financés.

Un dialogue significatif avec un couple de petits commerçants, qui complètent ainsi leurs salaires insuffisants à l'usine :

"Si l'appartement qu'on vous offre ne se trouve pas au rez-de-chaussée ou ne donne pas sur la rue, comment ferez-vous avec votre boutique ?

- Alors j'échangerai mon appartement contre un autre moins grand mais qu'il me sera possible de transformer en boutique. Quoi qu'il arrive, je trouverai toujours un moyen. Il faut bien vivre, n'est-ce pas ?...

Oui, quoi qu'il arrive, il faudra vivre. Voilà une philosophie simple qui est profondément enracinée dans nos pensées traditionnelles et qui constitue la base de la capacité bien connue des Chinois à résister à toutes le vicissitudes créées par les hommes et les désastres naturels." (p 109)

Le paradoxe étant qu'ici une décision politique est assimilée à un désastre naturel...

 

Lors d'une escapade dans la campagne environnante, Wei-Wei se confronte à des paysans impactés par le projet, alors qu'ils viennent juste de s'extraire de la misère grâce à leur inventivité et leur travail. Elle y est conduite par un chauffeur local dont le franc-parler l'impressionne. C'est l'occasion d'une remarque plus générale : "J'ai déjà remarqué que mes compatriotes s'expriment bien plus librement qu'auparavant, surtout quand ils se retrouvent dans un train, sur un bateau, dans un hôtel, ou entre amis, c'est-à-dire hors du contrôle de leur unité de travail, mais les gens qui parlent avec une telle franchise, je n'en ai pas rencontré beaucoup." (p 115)

 

Elle rencontre ensuite un responsable paysan : âgé d'une cinquantaine d'années, il a été élu délégué au Congrès de l'Assemblée populaire de Fengjié. Il n'hésite pas à lui parler de la corruption qui accompagne les projets de relogements et aboutit à des choix désastreux de sites de reconstruction (pp 150-2).

 

Aujourd'hui, les travaux sont terminés depuis 2012, mais, curieusement on ne trouve aucune information sur les conséquences de la mise en service de cette énorme infrastructure. Dans l'article wikipédia en français la rubrique les concernant est vide : https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_des_Trois-Gorges

 

il ne nous reste que ces souvenirs de voyage de Wei-Wei qui évoquent les temps d'avant et le riche patrimoine culturel et la vie enfouis à jamais.

Il serait cependant utile de revenir sur les lieux pour mesurer les effets réels de cette réalisation au service d'un certain "rêve chinois"...

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