Pour la mémoire du Goulag 2/6 : du capitaine Volkogonov à Evguénia GUINZBOURG

Publié le par Henri LOURDOU

Pour la mémoire du Goulag 2/6 : du capitaine Volkogonov à Evguénia GUINZBOURG
Pour la mémoire du Goulag 2/6 : du capitaine Volkogonov à Evguénia GUINZBOURG
Pour la mémoire du Goulag 2/6 : du capitaine Volkogonov à Evguénia GUINZBOURG
Pour la mémoire du Goulag 2/6 : du capitaine Volkogonov à Evguénia GUINZBOURG
Pour la mémoire du Goulag 2/6
Le capitaine Volkogonov s'est échappé
film de Natalya MERKULOVA et Aleksei CHUPOV (2023)
Evguénia Sémionovna GUINZBOURG
Le vertige- Le ciel de la Kolyma
récits, 1966 et 1977,
1967 pour la 1e édition française du Vertige,
1980 pour celle du Ciel de la Kolyma,
Collection Points n°R32 1981, et R102, 1983 pour l'édition de poche.
Traduits du russe par Bernard ABBOTS avec le concours de Jean-Jacques MARIE pour Le vertige,
par Genviève JOHANNET pour Le ciel de la Kolyma.

 

Le film :

C'est le visionnage du film qui m'a ramené aux livres.

Le film tout d'abord. Tourné dans les rues de Saint-Pétersbourg avant le 24 février 2022, il avait reçu le soutien du ministère russe de la culture, grâce à une commission indépendante. Mais sa sortie en Russie a été suspendue. Il avait également reçu des financements estonien et français, ce qui a permis sa sortie en France. Ses deux réalisateurs ont signé une pétition contre la guerre en Ukraine et quitté la Russie mais refusent de s'exprimer dans la presse.

Il relève du réalisme poétique : si le fonds historique (la grande terreur stalinienne de 1937-8) est exact, l'histoire, elle, relève à la fois du thriller et du film de zombies sur fond d'interrogation morale : un bourreau repentant peut-il atteindre la rédemption ?

On est tenus en haleine par la course-poursuite entre le capitaine du NKVD Volkogonov et ses ex-collègues et la galerie de portraits des proches des victimes auxquels il va quémander son pardon, ainsi que par l'atmosphère générale de peur et de suspicion qui pousse chacun à collaborer avec les Organes de la répression. Les costumes et décors sont soignés et illustrent l'atmosphère de décrépitude matérielle et morale et d'enfermement qui plane sur tout le film.

On comprend parfaitement pourquoi le film n'a pas été distribué dans la Russie de 2022, et pourquoi ses auteurs ont signé contre la guerre d'invasion et quitté le pays.

 

Les livres :

Par son puissant effet, le film m'a ramené à un livre de ma pile à lire.

J'avais repéré depuis longtemps "Le vertige" dans la bibliothèque de la maison de vacances de mon beau-père. Et je l'ai même finalement emprunté, après avoir entamé les premières pages. J'avais dans l'idée qu'il s'agissait du témoignage d'une "communiste fidèle", profitant du "dégel" du début des années 1960 pour apporter sa pierre à la "restauration de la légalité socialiste". Le sous-titre du "Vertige", "chronique des temps du culte de la personnalité", reprenant la terminologie officielle de l'époque khrouchtchévienne, m'avait entraîné dans cette direction. De même que le "prière d'insérer" qui introduit le livre et la 4e de couverture de la 1e édition française (voir ci-dessus) très certainement rédigée par JJ Marie, militant trotskyste, qui débute par ces mots mensongers : "Evguénia Guinzbourg est, et n'a jamais cessé d'être, une communiste russe", de toute évidence destinés à appâter le militant communiste français curieux.

Or, il faut faire la part du contexte : Evguénia S.Guinzbourg, à l'instar de Soljénitsyne avec "Une journée d'Ivan Denissovitch", a d'abord cherché à se faire publier en URSS. C'est ce qu'elle explique dans sa conclusion du "Ciel de la Kolyma". Mais contrairement à lui, elle le fait quelques années plus tard en 1965, alors que lui a été publié en 1962, et elle essuie un refus partout (Le ciel... pp 495-8). Son texte a donc circulé, du moins sa première partie, sous forme de "samizdat" (auto-édition clandestine échappant à son auteur).

Et l'on comprend, à le lire, qu'il n'ait jamais été publié en URSS avant 1988.

 

 

C'est le plus émouvant et profond témoignage que j'aie lu sur l'expérience du Goulag.

En effet, il témoigne moins de la "résilience" (mot dont j'ai appris à me méfier tant il a été galvaudé) que de la métamorphose à laquelle son passage par des épreuves très diverses couvrant de nombreux aspects du système répressif l'a conduite. Car elle a dû faire le deuil de sa croyance au communisme et échapper au désespoir, en gardant une forme d'humanisme supérieur, grâce à ce que j'appellerai faute de mieux ses "ressources morales personnelles".

 

Evguénia GUINZBOURG est une intellectuelle d'origine juive. Selon sa notice wikipédia en français : "Née à Moscou en 1904 dans une famille juive qui quitte la ville en 1909 pour s'installer à Kazan, capitale de la province du Tatarstan. Elle obtient un diplôme de l'université fédérale de Kazan, avant de soutenir une thèse de doctorat en histoire à Léningrad.

 

Elle a donné des cours à l'université de Kazan où elle rencontre en 1932 son futur mari Pavel Axionov. Elle a aussi dirigé le département culturel du journal Tatarie rouge et a participé à la rédaction de l'ouvrage historique L'Histoire de la Tatarie. Son mari était membre du bureau politique du Parti communiste de l'Union soviétique  (NB : relevons ici une erreur grossière :  Pavel Axionov n'a jamais été membre de cette haute instance, tout au plus dirigeant provincial en Tatarie !) et elle-même fut membre du secrétariat régional du parti communiste de Tatarie et du comité exécutif central des Soviets. Ensemble, ils eurent deux enfants, Aliocha et l'écrivain Vassili Axionov. "

 

Le premier est mort prématurément lors du siège de Léningrad en 1941, où il vivait avec sa grand-mère maternelle. Le second, né en 1932, rejoint sa mère à Magadan (capitale de la Kolyma) à 16 ans lorsque, libérée après 2 ans d'isolateur à Iarsolavl puis 8 ans de bagne à la Kolyma, elle n'est plus qu'assignée à résidence et attend sur place la libération de son nouveau compagnon, le médecin d'origine allemande Anton Iakovlévitch Walter. Ce n'est qu'en 1955, dix-huit ans après son arrestation le 15 février 1937 qu'elle est "réhabilitée" et peut retourner à Moscou où elle meurt en 1977.

 

On ne peut résumer un livre si riche.

Alors arrêtons-nous juste sur quelques points .

 

La Grande Terreur de 1937-38 et le rapport au Parti

 

Evguénia Guinzbourg date le début du processus de cette Grande Terreur de l'assassinat de Kirov, proche de Staline et chef du Parti à Léningrad, le 1er décembre 1934. Cet événement, dramatique et dramatisé, a été très discuté. Une thèse en particulier a été lancée par Khrouchtchev : celle de l'organisation de l'assassinat par Staline lui-même. Il intervenait en effet au moment où la collectivisation des terres rencontrait de nombreuses difficultés, dont la moindre n'était pas l'effondrement de la production agricole. De plus, Kirov, plus populaire que Staline dans le Parti, aurait pu apparaître comme un dirigeant de rechange permettant de faire porter le chapeau des difficultés à Staline. Cependant, de l'avis d'un historien aussi peu susceptible de "stalinophilie" que Martin Malia ("Comprendre la révolution russe", Points-Histoire n°45, pp 206-9), Staline a plutôt saisi l'opportunité que constituait cet assassinat pour "régler ses comptes" avec tous les membres de l'appareil dirigeant qui avaient exprimé depuis 1932 des doutes à son égard. A partir de là, la machine s'est emballée : c'est tout un système qui s'est mis en place autour de la paranoïa du Chef. Système favorisé par le monolithisme du pouvoir.

Malia pose la question : "Pourquoi a-t-on laissé faire Staline ?" (p 209)

Il y apporte trois réponses qui me semblent convaincantes :

  1. Staline avait un demi-million de places par année à distribuer (clientélisme)

  2. L'idéologie a joué un rôle envoûtant : la quasi-déification de Lénine, Marx et Engels a constitué une base à celle de Staline lui-même. Le Parti et ses dirigeants ne peuvent se tromper : il doit y avoir une raison à ce qui se produit. Il donne même pour cela l'exemple de GUINZBOURG...

  3. Ces purges de 1936-38 ont touché le haut, les cadres, l'intelligentsia. Le petit peuple ouvrier et paysan avait été mis au pas en 1929-34....sans que ces cadres et intellectuels ne bougent. Le peuple a donc ressenti cela comme une forme de revanche sociale (avec un retour de vieux préjugés antisémites qui seront utilisés aussi plus tard...)

 

De fait, la première réaction d'Evguénia Guinzbourg, militante du Parti exemplaire, relève de la stupeur.

Cependant, contrairement à ce qu'écrivent certains commentateurs qui ne l'ont visiblement pas lue de près, le "ver est déjà dans le fruit" : "Je n'avais pas l'ombre d'un doute sur la justesse de la ligne du parti. Simplement, je ne pouvais pas – par instinct dirais-je – vénérer Staline, chose qui à cette époque devenait à la mode. Si j'éprouvais de la méfiance à son égard, je le dissimulais avec soin : je me le dissimulais à moi-même." ("Le vertige" , p11)

Dix ans plus tard, expérience faite, elle écrit : "Durant mes dix ans d'absence, certains processus jadis seulement amorcés avaient pris dans la vie quotidienne de la population un développement considérable : ainsi la déification de l'immortel Père des Peuples et la pénétration de Sa personne dans la moindre fente où pût encore pointer la vrai vie. Mais surtout, le problème de la COMPLICITÉ avec ses agissements était devenu absolument insurmontable." (Le ciel...p 262)

 

Ainsi GUINZBOURG est passée de l'adhésion enthousiaste au refus total de toute complicité avec le système.

 

La question de la responsabilité personnelle

 

Ici je trouve ce qui constitue pour moi l'aspect le plus fort de la contribution intellectuelle de GUINZBOURG au bilan de cette expérience.

Elle fait allusion dans sa conclusion à l'importance pour elle de ce chapitre que j'avais remarqué, intitulé "Mea culpa" (Le ciel...p 498 et pp 179-188).

Évoquant ses conversations avec son nouveau compagnon, le médecin catholique Anton Walter, sur la barbarisation généralisée de la "nouvelle société", elle les confronte à des expériences vécues de repentir de bourreaux ou complices des bourreaux. "On pourra m'objecter que nous voyons beaucoup plus souvent des gens qui clament bien haut leur innocence et rejettent la faute sur leur époque,sur leur voisin, sur leur état de jeunesse et d'inexpérience. C'est vrai. Mais je suis presque sûre que s'ils poussent des clameurs si hautes, c'est justement pour étouffer la voix intérieure douce et implacable qui rappelle à chacun sa responsabilité personnelle." (Le ciel...p 188)

Et elle ajoute : "Aujourd'hui où je touche à la fin de mes jours, je sais avec certitude qu'Anton Walter avait raison. Dans le coeur de chacun de nous bat un mea culpa, et la seule question est de savoir à quel moment nous commençons à entendre ces deux mots qui résonnent au plus profond de notre être." (ibid)

 

Voici qui ne va pas me réconcilier avec les censeurs nietzschéens de la "moraline", mais je suis totalement d'accord avec Evguénia GUINZBOURG.

C'est la raison pour laquelle je procède à mon propre mea culpa dans ce blog. Car "le ventre est encore fécond"... Et aucune complaisance n'est admissible avec les nouveaux visages du stalinisme, à Pékin, à Moscou, à Minsk ou à Bagdad...

 

Post Scriptum : La mémoire et l'oubli

 

Je m'aperçois à relecture que j'ai oublié un thème fondamental dans ma trop courte sélection de points d'arrêt sur cette lecture.

Il m'est notamment fourni par ce passage : revenue à Moscou en 1957, Evguénia GUINZBOURG tente de téléphoner à un ancien co-détenu, Sacha Miltchakov, premier des réhabilités de 1954. Elle y vérifie l'intuition qu'elle avait eue lors de son départ de la Kolyma. "C'est effectivement de ce jour-là (...) que date mon premier contact avec l'étonnante faculté qu'ont montré certains de tout oublier, d'arracher d'un coup la page et de revenir à leur position de départ. Sans aucune révision des valeurs à la lumière de leur cruelle expérience, sans le moindre regret pour les compagnons auxquels ils étaient liés, la veille encore, par des blessures communes. Cette race, que de variétés je devais en rencontrer plus tard, après notre retour sur le continent !" (Le ciel...p 465).

Et elle en détaille au moins deux : les traumatisés, qui sont "incapables de dominer la mémoire de leurs nerfs" et auxquels elle pardonne volontiers, tant elle a elle-même "des rechutes de peur (...) lorsqu'on sonne la nuit à (sa) porte ou que quelqu'un tourne de l'extérieur la clé dans (sa) serrure." (ibid.) Et les carriéristes illusoires, auxquels elle range le cas de Sacha Miltchakov, ancien dirigeant des Komosomols : "Non il ne l'a pas réalisé le rêve qu'il avait gardé intact durant ces dix-huit années de souffrance. On n'a pas fait appel à lui, après sa réhabilitation, pour occuper un poste de commande." (p 465-6)

 

Par contraste, la mémoire préservée d'Evguénia GUINZBOURG entre en résonance avec tous les anciens ZK qu'elle reconnaît au premier coup d'oeil et qui ont fait de son livre un immense succès du "samizdat". Cette mémoire préservée s'est ensuite investie dans l'association Mémorial, créée par Andrey Sakharov en 1987 et appuyée sur des centaines de collectifs locaux, et finalement dissoute en décembre 2021 par le pouvoir poutinien https://memorial-france.org/quest-ce-que-memorial/

Ce que l'expérience déjà de GUINZBOURG montre c'est que, malgré la césure apparente qui partage la société russe sur la mémoire et le déni de cette histoire, c'est bien la peur qui empêche bien des gens d'adhérer à la demande de réparation, plutôt qu'une conviction de la "faute" des éléments réprimés. Encore aujourd'hui, on peut raisonnablement penser que cela reste vrai, malgré le rouleau compresseur de la propagande haineuse du pouvoir.

C'est aussi une raison d'espérer dans l'avenir démocratique de la Russie.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article