Réseaux sociaux et censure : Le Monde a-t-il fauté ?

Publié le par Henri LOURDOU

Réseaux sociaux et censure : Le Monde a-t-il fauté ?

Réseaux sociaux et autocensure : "Le Monde" a-t-il fauté ?

 

Comme il devient difficile de se situer dans dans ce nouvel univers médiatique où les "média mainstream" sont sous la pression des réseaux sociaux !

Comme le développe très bien le dernier n° du "1", la démocratie elle-même est mise en danger.

Car, la tendance à la polarisation des positions comme dans les deux textes pourtant de très bonne tenue de deux universitaires publiés par la newsletter "The Conversation", amène au constat d'un "impossible compromis démocratique".

Or, en lisant ces deux textes, on discerne pourtant où le compromis en question pourrait s'inscrire. C'est l'objet de ce texte.

 

Le sujet : un dessin de presse controversé.

 

Quelle était la teneur du dessin ? Une petite pingouine demande à un pingouin adulte : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? »

 

Publié par Xavier Gorce dans la newsletter du "Monde" en pleine "affaire Duhamel", il a suscité de nombreuses réactions immédiates sur les réseaux sociaux.

Suite à quoi la directrice de la rédaction du "Monde" a présenté ses excuses aux lecteurs et affirmé que ce dessin n'aurait pas dû être publié. Xavier Gorce, l'auteur du dessin, a considéré que sa liberté de création était remise en cause et a démissionné du "Monde". Ce qui a suscité sur les réseaux sociaux des réactions opposées aux précédentes...

 

Deux analyses contradictoires

 

La première estime que la direction du "Monde" s'est mise dans une posture de "servitude volontaire" vis-à-vis des réseaux sociaux en pratiquant un acte de "repentance" : c'est "dénier au dessin de presse sa signification et sa fonction d’alerte, de mise en interrogation humoristique des idées convenues pour ouvrir la réflexion sur la complexité des affaires humaines."

Mais est-ce bien ce qu'a fait ce dessin-là ?

Patrick Charaudeau estime que ce dessin n'impose aucun message, mais soulève uniquement des interrogations. Pour cela il prend au premier degré la forme interrogative de son texte tout en prétendant en même temps que " dans le cas précis du dessin de Xavier Gorce, est dénoncée l’idée que l’inceste ne concernerait que la seule relation entre un parent biologique direct et l’enfant."

Ainsi il joue sur deux interprétations contradictoires : ou bien le personnage pose une question naïve qui interroge réellement nos représentations de l'inceste, ou bien il dénonce une interprétation restrictive (mais alors pourquoi cette forme interrogative ?).

En réalité, et c'est bien ainsi que de nombreux lecteurs l'ont compris, l'auteur raille la mise en cause des identités traditionnelles ...qui expliquerait les passages à l'acte incestueux. On comprend bien que l'abus allégué provient du fait que les rôles et relations établis ont été troublés : mon père a transitionné, il vit avec une femme qui n'est pas son épouse, laquelle a un "demi-frère adoptif"...qui a donc abusé de la fille de ce père qui n'en est plus un. Et au point où on en est, peut-on encore parler d'inceste ?

Loin d'être une critique des "représentations traditionnelles", ce dessin est un appel à les restaurer.

Et donc au passage il met en cause ceux qui les refusent....et qui sont encore, on pense aux personnes transgenres, largement discriminées et stigmatisées. Quoi d'étonnant à ce que ces personnes se soient senties agressées par ce dessin ?

On ne voit pas ici "une invite à percevoir qu’on est appelé à s’interroger sur la façon dont les relations sociales sont bouleversées, sur la recomposition des valeurs, et sur le déplacement des critères de jugement quant à ce qui doit être acceptable, tolérable ou récusé." Cette formulation emberlificotée ("invite à percevoir qu'on est appelé à s'interroger"...) ne dissimule que difficilement la charge réactionnaire de ce dessin.

Dès lors, alléguer l'ironie critique paraît abusif.

A partir de là, le procès de complaisance fait à la directrice de rédaction du "Monde" est biaisé .

C'est bien ce que relève la seconde analyse, celle de Guillaume Grignard, qui élargit le cas de ce dessin au refus d'autres humoristes de subir la moindre critique. Il pose à juste titre la question du rapport de toute-puissance que certains d'entre eux entretiennent avec leur public au nom de ce qu'il appelle "l'humour de droit divin".

Car tous ces gens qui se réfèrent aux "grands ancêtres" et aux martyrs de la liberté de se moquer oublient ce grand précepte de l'un d'entre eux : "On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui." Susciter un rire de bourreau potentiel ne devrait jamais entrer dans ce qu'ils revendiquent.

Débat : Le dessin de presse, les réseaux sociaux et la «servitude volontaire »

16 février 2021, 20:27 CET

 

Auteur

 

Patrick Charaudeau

 

Professeur émérite en Sciences du langage, chercheur au Laboratoire de communication politique (CNRS), Université Sorbonne Paris Nord

 

Comment comprendre l’acte de repentance du journal Le Monde à propos du dernier dessin de Xavier Gorce publié dans la newsletter du 19 janvier, dessin qui faisait allusion à la question de l’inceste révélée par l’affaire Olivier Duhamel ?

 

Si le dessin n’a pas été retiré, il a fait l’objet d’une vive polémique à la suite de la lettre aux lecteurs de la nouvelle directrice du journal, qui affirmait ainsi que « ce dessin n’aurait pas dû être publié ».

 

Cet événement rappelle l’affaire du New York Times : en 2019), après la publication d’une caricature jugée antisémite, le journal américain a mis complètement fin à sa tradition du dessin de presse.

 

Le dessin de Xavier Gorce

 

Concernant le dessin paru dans Le Monde, suite aux émois causés, le dessinateur a décidé de démissionner.

 

Quelle était la teneur du dessin ? Une petite pingouine demande à un pingouin adulte : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? »

 

On remarquera tout d’abord qu’il s’agit d’une enfant de sexe féminin, et que la question porte sur le cas d’un demi-frère adoptif, ce qui le différencie du cas d’Olivier Duhamel, dans lequel il s’agit du fils adoptif d’un père de sexe masculin. Mais il est question d’inceste, ce qui suggère un rapprochement en raison de la proximité des deux événements. Il est vrai également qu’à partir de cette affaire l’inceste est redevenu objet de discussion comme c’est périodiquement le cas.

 

Et l’un des aspects de cette discussion mis en avant par le dessin est de savoir quelle différence il y a entre inceste et pédophilie, et de montrer la complexité du sujet, y compris sur le plan juridique, face aux représentations du savoir populaire dont témoignent courriers des lecteurs, livres autobiographiques [(Réf. Ch. Angot, Un amour impossible)], et films [(Réf. L. Malle, Le souffle au cœur)], savoir populaire pour qui l’inceste est toujours lié à l’idée de consanguinité. Ce qui pose problème dans une société dont les relations parentales ont éclaté.

 

 

Ce que signifie le dessin de presse

 

Il faut alors rappeler ce que signifie le dessin de presse dans une société de l’information. Celui-ci a une double visée. Il est, de par son tracé, son texte (quand il y en a) et la mise en scène insolite d’une situation, un acte humoristique.

 

Mais le dessin de presse est aussi, de par sa présence dans un journal qui a pour finalité de traiter des événements de l’actualité politique et sociale, un commentaire sur ces événements, proposant sur ceux-ci une vision décalée.

 

Autrement dit, il est à la fois un acte pour sourire et un acte sérieux d’information. La conjonction de ces deux visées donne au dessin de presse le pouvoir de se dégager des normes de pensée qui s’imposent à la société, de faire éclater les discours convenus, les stéréotypes et les tabous.

De Jésus à Trump, une histoire de la caricature (#CulturePrime).

 

Il convient alors de se demander ce que signifient la part humoristique du dessin de presse et la nature de la doxa qu’il met à mal.

 

L’humour provoque le décalage mais sans prétendre en faire une vérité. Il dit seulement : « Le monde, c’est peut-être aussi son envers ». Il fonctionne davantage selon un principe de plaisir que selon un principe de vérité, bien qu’il s’ouvre au bout du compte sur une possible nouvelle vérité.

 

Mais il est en même temps un moment de libération d’une contrainte, de relativisation d’un savoir unique. En mettant en cause certaines valeurs, il appelle à détruire des évidences contre ceux qui les soutiennent. Toute parole humoristique est porteuse d’un jugement plus ou moins iconoclaste sur les valeurs et les comportements humains.

 

L’humour, condition de la relation à autrui

 

Si la parole humoristique est souvent présentée – principalement par la psychanalyse – comme un travail du sujet pour se libérer des inhibitions qui l’emprisonnent, elle ne peut être conçue hors d’une relation entre soi et autrui. On rejoint ici l’une des intentions qui d’après Freud accompagne la communication du mot d’esprit (ou d’un dessin humoristique) à un autre : « compléter mon propre plaisir par l’effet en retour que cet autre produit sur moi ».

 

La relation de soi à autrui est la condition même de l’acte libérateur. Acte libérateur d’une angoisse engendrée par les contraintes et fatalités qui contrôlent l’être social.

 

L’angoisse étant un rétrécissement (ad augusta), l’humour est l’ouverture, la sortie de cette gorge vers une libération, une extension, une félicité. En même temps, il est un acte de connivence qui inclut les deux interlocuteurs dans le partage d’une compréhension commune.

 

Lorsqu’on rit à une blague que l’on ne comprend pas, on le fait pour éviter de montrer que l’on n’a pas compris. Dans le cas présent, les réactions d’indignation au dessin de Gorce échappent à cette connivence. Ce qui nous renvoie à la question de l’interprétation que l’on peut faire des actes humoristiques, et donc de ce dessin.

 

La question de l’interprétation

 

Interpréter, c’est toujours partir de ce qui est dit, de ce que l’on entend ou de ce que l’on voit, en y projetant ce que l’on est soi-même, ses propres références, ses propres croyances qui nous font attribuer des intentions à ce qui est représenté. D’où la difficulté de pouvoir déterminer de façon certaine ce qu’est l’intention sous-jacente de l’acte humoristique. Un même acte humoristique peut produire un effet ludique, critique, d’agression cynique, de dérision, selon la relation qui s’instaure entre celui-ci et le récepteur.

 

Les Desproges, Bedos, Coluche, d’hier, les regrettés Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski de Charlie Hebdo, ont eu l’occasion de le vérifier pour le meilleur et pour le pire.

 

Et puis, interpréter dépend de ce que Hegel nomme « l’esprit du temps », cet ensemble de croyances qui s’imposent dans un lieu et un temps donnés : l’opinion publique. Les penseurs de l’Antiquité la nomment : doxa.

 

Pour eux, la doxa est une parole douteuse, héritée des sophistes grecs. Spinoza s’attacha à combattre les superstitions et les préjugés qui proviennent d’une perception du monde à laquelle n’est pas appliquée la faculté d’entendement.

 

Selon Roland Barthes la doxa fabrique des « idées inadéquates et con-fuses ». En cela, elle témoigne de ce qu’est une pensée courante, « l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé ».

 

Pour Pierre Bourdieu, la doxa est ce qui est admis sans discussion ni exa-men, ce à quoi adhère le sens commun comme une évidence, et doit être combattue : il faut « discréditer les évidences […] briser l’adhésion au monde du sens commun ».

 

C’est dans la doxa que se logent les discours normés, les politiquement corrects, les idées convenues qui, à chaque époque, caractérisent les sociétés. Et dans le cas précis du dessin de Xavier Gorce, est dénoncée l’idée que l’inceste ne concernerait que la seule relation entre un parent biologique direct et l’enfant.

 

Le rôle de l’ironie

 

Mais il s’agit d’un acte d’ironie. L’ironie se caractérise par un acte d’énonciation qui produit une dissociation entre ce qui est dit (ou montré) et ce qui est pensé : il y a discordance, et parfois rapport de contraire entre le dit et le pensé, comme l’illustre l’exemple classique du « Beau travail ! » lancé à quelqu’un qui vient de provoquer une catastrophe.

 

L’acte d’énonciation ironique fournit au récepteur les indices (intonation, mimique, clin d’œil), qui lui permettent de saisir que ce qu’il faut comprendre est l’inverse ou différent de ce qui est dit. Dans le cas présent, ce sont le tracé caricatural, la mise en scène comique et le texte, qui lui permettent d’opérer ce renversement.

 

L’ironie est une machine à contester la doxa, parfois pour attaquer une opinion adverse, parfois pour simplement la mettre en cause en obligeant le récepteur, le lecteur, à entrer dans un jeu de découverte entre le dit et le non-dit, le montré et le suggéré.

 

Cet acte ironique montre la complexité d’une société où le noyau familial est éclaté et où la détermination des genres s’est complexifiée du fait des diverses possibilités d’identifier les sexes et d’établir des relations parentales. Et, au-delà de cet éclatement du noyau familial, il est une invite à percevoir qu’on est appelé à s’interroger sur la façon dont les relations sociales sont bouleversées, sur la recomposition des valeurs, et sur le déplacement des critères de jugement quant à ce qui doit être acceptable, tolérable ou récusé.

 

C’est ce que n’ont pas perçu (ou voulu percevoir) ceux qui se scandalisent. Outre les réactions de pure indignation (« Immonde blague sur l’inceste et la pédocriminalité qui jette l’opprobre sur les femmes transgenres »), celles du genre : « Cette blague nous dit : “Ah là là, elles se prennent vraiment la tête, ces victimes d’inceste” et “Ah là là, ils se prennent la tête ces gens qui ont à cœur de reconnaître autre chose qu’un modèle hétéronormé, cisnormé, toutnormé !” », témoignent d’une interprétation au premier degré du dessin de Xavier Gorce, et non pas de ce qu’il laisse entendre par un acte ironique : « Une interrogation sur la complexité des rapports parentaux ».

L’émotion masque-t-elle la compréhension ?

 

Ce jeu de masquage et d’inversion semble s’être perdu dans le foisonnement d’internet. Les internautes qui s’épanchent dans les réseaux sociaux ont des motifs divers : tantôt, ils donnent légitimement leur opinion, tantôt, c’est pour accuser celui ou celle qui ne pense pas comme eux, tantôt, c’est pour donner des leçons à la société au nom d’une morale qu’ils érigent en dogme absolu, tantôt, enfin, par pur divertissement, pour provoquer une polémique.

 

Quelle place pour le dessin de presse ?

 

Il est de la responsabilité des médias de trier ce qui circule dans les réseaux sociaux et de ne pas se laisser imposer leurs diktats, comme le font les rubriques de « désintox ».

 

Comment se fait-il alors qu’un grand quotidien, comme Le Monde, qui est considéré internationalement journal de référence, ait pu faire amende honorable et présenter ses excuses aux Internautes et à ses lecteurs en particulier, comme le fit naguère le New York Times ? Les excuses du journal reposent sur la possibilité de faire une lecture du dessin au premier degré : « Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres. »

 

C’est donc dénier au dessin de presse sa signification et sa fonction d’alerte, de mise en interrogation humoristique des idées convenues pour ouvrir la réflexion sur la complexité des affaires humaines. La déclaration « Le Monde tient à s’excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués » (Caroline Monnot dans son texte publié mardi à 14h20 sur lemonde.fr) est un acte de repentance dont on peut estimer qu’il témoigne d’une soumission vis-à-vis des réseaux sociaux (car il ne s’agit pas seulement des lecteurs du journal).

 

Il est à craindre que ce soit la marque de notre temps, d’une société qui ne contrôle plus son information, qui, entre autres choses, tombe dans le piège d’un discours de victimisation et de compassion dans un esprit « de servitude volontaire ».

https://theconversation.com/debat-le-dessin-de-presse-les-reseaux-sociaux-et-la-servitude-volontaire-153904?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2016%20fvrier%202021%20-%201865018180&utm_content=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2016%20fvrier%202021%20-%201865018180+CID_ea8b336d1eb4102b53a1cd8e22649ff6&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Patrick%20Charaudeau%20Universit%20Sorbonne%20Paris%20Nord

 

 

Débat : « L’humour de droit divin » ou quand la satire revendique sa toute-puissance

16 février 2021, 20:25 CET

 

Auteur

 

Guillaume Grignard

 

Chercheur FNRS en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)

 

L’histoire a fait le tour des réseaux sociaux, de la presse, puis des éditorialistes : apostrophé pour avoir publié un dessin autour de l’inceste, le journal Le Monde a fait machine arrière et s’est excusé en se désolidarisant de son dessinateur, Xavier Gorce. Ce dernier a quitté le journal, pour se mettre en quête d’autres médias.

 

Dans la presse orientée plus à droite de l’échiquier politique, on s’insurge face à une nouvelle « régression démocratique » et on critique la « cancel culture », nouveau terme qui désigne une pratique anglo-saxonne consistant à s’excuser systématiquement dès qu’une minorité se sent lésée par un propos, culture qui contaminerait actuellement les démocraties européennes.

 

L’objet de cet article est de comprendre comment se construit ce que je propose de nommer une « posture d’irresponsabilité » chez certains humoristes. Au nom du rire, nous pourrions tout dire, sans avoir à présenter des excuses ou des explications. Ceux qui ne rient pas et s’indignent seraient alors ceux qui n’ont rien compris à l’humour.

 

Je propose le concept « d’humour de droit divin » pour appréhender cette question et m’appuie sur de multiples contributions récentes sur l’humour politique en France, au-delà du seul cas de Xavier Gorce. Il serait intéressant de poursuivre une réflexion plus comparative entre différents pays pour élargir le cas français à d’autres espaces nationaux. Cela fera l’objet de futures analyses.

 

Les bienfaits de l’humour

 

La posture que je propose dans cet article aborde un volet peu connu de la littérature sur l’humour. Historiquement, la France est depuis longtemps un grand pays de l’humour engagé et politisé. Un artiste comme Coluche bénéficie toujours d’une grande attention tant du public que des chercheurs, comme en témoigne ce nouvel ouvrage qui lui est consacré. En outre, les dramatiques attentats contre Charlie Hebdo ont occasionné de nombreux travaux pour souligner les aspects positifs de cette longue tradition satirique face au pouvoir politique.

 

Si on tire un bilan de cette littérature, il est incontestable que l’humour est un puissant allié thérapeutique. La psychologie est sans aucun doute la discipline qui a le mieux exploré cet élément. Néanmoins, les conclusions quant au volet subversif de l’humour sont beaucoup plus contrastées. Mes recherches de terrain effectuées durant la campagne présidentielle de 2017 en France confirment cette prudence. Elles montrent que les mandataires politiques sont tout à fait capables de se servir avantageusement de la satire que l’on fait deux et posent question quant au réel côté subversif d’un sketch d’humour politique diffusé dans un média audiovisuel.

 

Les aspects plus confrontants de l’humour

 

Il n’est donc pas rare de ne retenir que ces éléments positifs autour de l’humour, quitte même à n’en parler que de manière positive). Il est pourtant fructueux d’explorer l’ensemble de la littérature sur le sujet. En effet, de nombreux auteurs de sciences humaines ont mentionné les effets potentiellement dévastateurs qui se cachent parfois dans un discours humoristique. Le philosophe Henri Bergson a publié un ouvrage sur le sujet, devenu classique, il y a plus d’un siècle aujourd’hui. Cette première théorie sociologique du rire postule que ce dernier a une fonction de discipline sociale qui vise à sanctionner les comportements déviants.

 

Les mots du philosophe sont clairs : l’humour, pour être efficace, doit faire mal. La discipline sociale construite par le rire s’appuie sur la douleur que ressent celui qui en est la victime.

 

Cette affirmation de Bergson a été prouvée en laboratoire par plusieurs travaux classiques en psychologie sociale. Il existerait une relation curvilinéaire entre notre rire et la douleur d’une victime. Dit autrement, pour que nous riions aux dépens des malheurs de quelqu’un, il faut tout de même que cette personne se ridiculise suffisamment. Mais cette courbe n’est pas sans limites. Ainsi lorsque la douleur de l’expérience met la vie de la personne en danger, le rire n’a plus de place.

 

Plus récemment, des psychologues sociaux ont démontré comment l’humour pouvait servir d’alibi « innocent » à la diffusion d’une pensée sexiste ou raciste. Puisque « c’est pour rire », ce n’est pas grave.

 

Or, nous savons aujourd’hui que de nombreuses représentations archaïques du monde social parviennent à circuler en toute innocence grâce aux habits de l’humour. Par exemple les stéréotypes sexistes, mais aussi racistes.

 

Cette discussion commence à devenir récurrente. Nombreuses œuvres humoristiques sont regardées aujourd’hui avec plus de scepticisme, par exemple les Simpson où certains stéréotypes racistes sont aujourd’hui critiqués.

 

Cette prise en compte des travaux scientifiques sur le sujet montre que l’humour permet à un discours de circuler sous une apparence banale. Ces travaux doivent nous inviter à affiner notre regard : l’humour n’est pas neutre, il crée des effets potentiellement nocifs pour les groupes sociaux qui en sont les cibles. Dès lors, la question d’une forme de responsabilité des humoristes en tant que professionnels du propos ou du dessin comique mérite d’être posée.

 

L’humour, un droit divin ?

 

Le refus des excuses et l’invocation d’une liberté sans limites est loin d’être un cas isolé ces dernières années, dans le paysage humoristique français. Avant Xavier Gorce, Pierre-Emmanuel Barré avait lui aussi quitté l’émission La Bande originale de Nagui, sur France Inter, au motif que l’animateur avait émis des critiques sur son appel à l’abstention à la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle en 2017 et avait finalement refusé cette chronique.

 

Dans cet exemple, il est remarquable de voir comment les mots « critique » et « censure » se confondent. Certains humoristes entendent la liberté d’expression comme une liberté de propos sans aucune entrave.

 

La mise en scène de l’éviction de l’humoriste de France Inter, que lui-même a entretenu en publiant son billet sur ses propres réseaux, a beaucoup de points communs avec l’attitude de Xavier Gorce, qui s’exprime volontiers sur le sujet dans d’autres médias.

 

Parfois, les humoristes et leur entourage réagissent avec plus de modestie, reconnaissant une erreur d’écriture qui aboutit à l’échec de la blague et à des crispations. C’est ainsi que dans un billet aujourd’hui introuvable sur le site d’Europe 1, l’imitateur Nicolas Canteloup avait dérapé dans une imitation de François Hollande, s’attirant immédiatement de nombreuses critiques. Les internautes lui ont immédiatement reproché une blague homophobe dans « l’affaire Théo », ce jeune homme victime d’une violente répression policière.

 

À peine quelques heures plus tard, son producteur Jean Marc Dumontet est venu présenter ses excuses sur le plateau d’Europe 1.

 

Plus récemment encore, l’humoriste Constance avait elle aussi dérapé dans un sketch sur le génocide rwandais. Son propos visait à renvoyer Hutus et Tutsis dos à dos, occultant aux yeux des détracteurs de l’humoriste la responsabilité historique des Hutus dans ces crimes de masse. Ce sketch a entraîné un recadrage immédiat de la responsable de France Inter, Laurence Bloch. Le texte ne manque pas d’intérêt et de nuances, il apporte des excuses tout en soutenant l’humoriste de la chaîne.

 

 

Un récent billet de Constance dans Par Jupiter sur France Inter est particulièrement remarquable. S’indignant des nombreuses réactions qu’elle reçoit sur les réseaux sociaux, l’humoriste s’emporte, tout en humour :

 

« Ils veulent des excuses, des regrets, des sanctions, une immédiate démission […]. Foutez-moi la paix merde, je suis humoriste. Je fais des blagues pour mettre une ambiance sympathique et légère, pour qu’on oublie qu’on va tous crever ! »

 

Interpréter la signification sociale d’un billet humoristique

 

Ces exemples montrent comment certains humoristes assimilent la liberté d’expression et comment cette vision de leur travail les empêche par moments de garder une posture d’humilité quand leurs dessins suscitent une large réprobation.

 

Après tout, pourquoi s’excuser reviendrait-il à renoncer à sa liberté ?

 

Cet « humour de droit divin », qui se positionne au-dessus de toute remise en question, est nocif tant pour l’humour que pour la démocratie. Pour l’humour, parce qu’on s’écarte d’un rire d’inclusion qui permet convivialité, plaisir, amusement et bien-être… Dans la vie quotidienne où personne n’hésiterait à s’excuser si une blague était mal prise par un membre du groupe.

 

Nocif aussi pour la démocratie, parce cela vise à fausser l’usage des termes « censure » et « liberté d’expression », pour les dévoyer vers une zone où la liberté signifie le droit de dire ce qu’on veut sans qu’on puisse vous contredire.

 

À force de dire partout « qu’on ne peut plus rien dire », certains humoristes nagent en pleine contradiction puisque c’est bien à eux « qu’on ne peut plus rien dire ». En se prétendant les représentants tout désignés de la liberté d’expression, ils en font au contraire un usage autoritaire qui ne respecte ni le point de vue de l’autre ni le principe de la contradiction. En démocratie, on peut rire de tout, mais on peut se voir retourner la blague, tel un boomerang, quand on rate son coup. La liberté d’expression n’est pas une toute-puissance de la parole, elle est un espace qui laisse la place à chacun.

 

L’exploration de cette polémique autour des dessins de Xavier Gorce, analysée par le prisme d’une littérature plus critique envers les vertus intemporelles de l’humour, invite à réfléchir sur un élément fondamental du patrimoine culturel français. Sans nier les vertus de l’humour, cette littérature invite à une plus grande humilité chez les humoristes. Elle pose finalement une question fondamentale : quand nous rions, voulons-nous nous moquer d’une cible qu’on exclut de notre groupe d’appartenance ? Ou bien voulons-nous faire société avec tout le monde ? S’excuser quand une blague a offensé certaines personnes est sans conteste un pas vers une société pluraliste où chacun est respecté dans sa différence.

https://theconversation.com/debat-lhumour-de-droit-divin-ou-quand-la-satire-revendique-sa-toute-puissance-153906?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2016%20fvrier%202021%20-%201865018180&utm_content=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2016%20fvrier%202021%20-%201865018180+CID_ea8b336d1eb4102b53a1cd8e22649ff6&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Guillaume%20Grignard%20Universit%20Libre%20de%20Bruxelles

 

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