Frantz FANON "Les damnés de la terre"

Publié le par Henri LOURDOU

Frantz FANON "Les damnés de la terre",

préface de J P SARTRE (1961), préface de Alice CHERKI et Mohammed HARBI (2002),

La Découverte-poche, 2002, 314 p.

 

Il est utile de rappeler (comme le font la 4e de couverture et Alice CHERKI dans sa préface de 2002) qu'à sa parution, en 1961 aux éditions Maspéro, ce livre fut interdit et saisi, sous le chef d'inculpation d'"atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat". Et que son auteur, expulsé d'Algérie où il dirigeait l'une des 4 sections de l'hôpital psychiatrique de Blida, en 1957, s'est installé, toujours comme psychiatre, à Tunis, où il participe à la direction du FLN.

Atteint d'une leucémie foudroyante, alors qu'il a 36 ans, Fanon "lutte contre la mort dans la clinique de Bethesda, près de Washington, aux Etats-Unis" lorsque le livre paraît fin novembre 1961. Il en reçoit "le 3 décembre un exemplaire, ainsi que des coupures de presse, dont un long article de Jean DANIEL paru dans "l'Express" du 30 novembre, plutôt élogieux" (préface d'A.Cherki, p 5). Il meurt le 8 décembre.

Pour la vie de FANON, je renvoie au "portrait" d'Alice CHERKI, paru en 2000, et déjà recensé ici.

 

Parlons du livre lui-même. Alice CHERKI, dans sa préface, reprend la thèse déjà développée dans son "portrait" : son contenu a été éclipsé par la préface de SARTRE qui "d'une certaine façon (...), détourne les préoccupations et le ton de Fanon." Car cette préface "s'adresse essentiellement aux Européens" alors que Fanon s'adresse à tous, dans la perspective d'un avenir où serait dépassée la "peur de l'autre". Mais surtout, écrit Cherki, "cette préface radicalise l'analyse de Fanon sur la violence"(p 11). Car "Sartre justifie la violence alors que Fanon l'analyse, ne la promeut pas comme une fin en soi mais y voit un passage obligé" (ibidem).

Est-ce que cette mise au point apparaît, à la lecture de Fanon, justifiée ?

Je dirai que oui, et j'ajoute que le malentendu sur son point de vue me semble relever d'une lecture qui s'en est tenue au seul premier chapitre de son livre. Lequel, à première vue, apparaît en effet comme une justification de la violence spontanée du colonisé. Mais il ne fallait pas arrêter là sa lecture...comme l'ont fait visiblement ses censeurs les plus virulents.

Suivons Fanon jusqu'au bout de ses cinq chapitres.

 

Chapitre 1 : De la violence.

 

Ce chapitre est une longue analyse, qui se veut puisée sur le terrain, du cheminement de la violence et de ses effets politiques.

Fanon critique très sévèrement les partis nationalistes et intellectuels colonisés qui souhaiteraient d'emblée canaliser ou limiter la violence des masses au nom d'un certain réalisme. Avec l'idée sous-jacente que le rapport de force militaire sera toujours favorable au colonialisme. Et Fanon critique les marxistes orthodoxes, et au premier chef Engels lui-même, qu'il taxe de "puérilité" en raison de sa théorisation étroitement matérialiste, basée sur la seule maîtrise des moyens matériels, de la violence (p 63).

Pour lui, cette question des moyens matériels n'est pas déterminante. Il déplace la question sur le terrain économique et politique : d'une part, la fraction dominante, monopoliste, de la bourgeoisie, n'a pas intérêt à un écrasement militaire des colonisés; d'autre part, le soutien du "camp progressiste" et les contradictions inter-impérialistes favorisent le camp des colonisés.

Ces deux facteurs favorisent à son avis la fraction non-violente du mouvement anti-colonial, qu'il considère comme inféodée au néo-colonialisme : son "indépendance" n'est que formelle, et non réelle.

C'est pourquoi la violence s'impose et "les répressions, loin de briser l'élan, scandent les progrès de la conscience nationale"(p 70). Car la violence des colonisés, "c'est l'intuition qu'ont les masses colonisées que leur libération doit se faire, et ne peut se faire que par la force".(p 72)

Et la conséquence est que "cette violence représente la praxis absolue" (p 82) : "Travailler, c'est travailler à la mort du colon" (p 83) car celui-ci a lui-même défini ainsi les enjeux : "C'est eux ou nous (...) En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien s'il voulait se libérer."(p 81)

Et Fanon de citer longuement un passage de "Les armes miraculeuses" de son compatriote martiniquais et ancien professeur de lycée, Aimée Césaire, mettant face à face l'esclave rebelle et sa mère (p 83-85). Il se termine ainsi : "je frappai, le sang gicla : c'est le seul baptême dont je me souvienne aujourd'hui."

La conclusion de Fanon est sans appel : "La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s'équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire".( p 85)

 

C'est ainsi qu'est atteint ce qu'il appelle le "point de non-retour" (p 86) : "C'est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise".

Pour lui, il est atteint en Algérie en 1955-56. A ce moment-là "la lutte armée mobilise le peuple, c'est-à-dire qu'elle le jette dans une seule direction, à sens unique (...) Elle unifie le peuple" jusque-là divisé par le système colonial. Et "au niveau des individus (...) elle débarrasse le colonisé de son complexe d'infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées."(p 90)

Et enfin, "quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en "libérateur"." (p 91)

 

Voilà pour l'analyse. On remarque qu'elle repose sur deux postulats. Le premier est celui que la fraction dominante, "monopoliste", de la bourgeoisie, tout comme les contradictions "inter-impérialistes" neutraliseraient la supériorité matérielle de l'armée coloniale. Le second est que le peuple colonisé serait totalement transfiguré par la pratique de la violence dans le sens de l'autonomie et de l'unité.

 

Force est aujourd'hui de constater qu'aucun de ces deux postulats n'a été entièrement confirmé par les faits.

L'armée française a bien vaincu militairement l'ALN qui a dû , pour survivre, se réfugier hors des frontières de l'Algérie. C'est l'effet du "plan Challe", commandité par de Gaulle en 1958 pour négocier en position de force le maintien d'une mainmise française sur le Sahara et son or noir. Par contre, celui-ci n'est pas arrivé à ses fins, car, et ici le politique prévaut sur le militaire, le FLN, soutenu sur ce point par le peuple, n'a jamais accepté de transiger sur l'intégrité du territoire national.

Par ailleurs, la démocratie ne s'est pas (encore) implantée en Algérie, en raison des divisions persistantes au sein du peuple, dont l'unité de façade a été fabriquée par une petite clique militaire qui s'est imposée et se maintient par la violence. Une violence donc dont le rôle mérite d'être interrogé.

Ce qui est clair, c'est le caractère total et sans limite de la violence coloniale déclenchée par la contre-violence spontanée des colonisés.

Mais également, et en contrepoint, le maintien des structures coloniales dans les cas de "négociations à froid" d'indépendance avec les "élites indigènes".

La question reste donc posée d'une révolte de masse débouchant sur autre chose que les dérives militaristes et autoritaires. Car l'exercice de la violence est ambigu : d'un côté, comme l'a bien vu Fanon, il est une forme de reconquête de la dignité; mais de l'autre, comme l'avaient vu chacun à sa façon Camus et Germaine Tillion, il enferme le révolté dans une spirale où il perd le sens de sa révolte, en ne respectant plus la dignité humaine au nom de laquelle il s'est révolté. Idéalement, la violence politiquement efficace doit rester dans les limites où elle met au jour la réalité de la domination, et sa contradiction avec les principes égalitaires proclamés par le dominateur.

Et c'est dans cette direction que Fanon oriente effectivement ses lecteurs qui auront eu la patience de passer l'annexe à ce chapitre, De la violence dans le contexte international, qui est une apologie un peu datée du "non-alignement", pour entrer dans le chapitre 2.

 

Chapitre 2 : Grandeur et faiblesses de la spontanéité

 

Fanon commence ici par analyser le rapport entre violence spontanée, née dans les campagnes, et partis nationalistes, implantés dans les villes.

Et il critique l'absence des seconds aux côtés des paysans révoltés "pour élever le niveau de conscience" (p 114)

Il donne en exemple le Kénya, avec la révolte rurale des Mau-Mau. Et y voit la source d'une méfiance qui s'installe, dès l'indépendance, entre villes et campagnes, et le rapport "qui rappelle par certains traits le pouvoir colonial" qui s'instaure entre le "gouvernement national" et les "masses rurales" (p 116).

Cela favorise aussi, note-t-il, les manoeuvres de division du néo-colonialisme.

 

Puis, Fanon analyse les limites de la spontanéité à travers le cas du "lumpen proletariat" des bidonvilles. Ces marginaux, juste arrivés de la campagne, développent dans un premier temps une violence spontanée qui permet de desserrer l'étau qui enserrait la guérilla rurale (p 124-127). Et, davantage que cela, leur entrée en scène unifie la lutte et réalise une forme d'unité nationale contre l'occupant, abolissant toutes les vieilles querelles (p 128-129).

Mais la réaction coloniale condamne le caractère spontané de cette action.

L'ennemi en effet modifie son action : à la répression frontale, brutale et sans limite, il ajoute "l'action psychologique" destinée à diviser les forces des colonisés en s'appuyant à la fois sur les chefs traditionnels et les identités tribales, et sur une fraction du "lumpen proletariat", dont la révolte est détournée avant d'avoir été conscientisée par les cadres de l'insurrection (p 130-132).

Et c'est ainsi notamment qu'est perdue "la bataille d'Alger" en 1957.

Il faut ici faire une parenthèse sur le rôle propre d'une partie des cadres de l'armée française, qui ont eu une réflexion approfondie sur la guerre perdue en Indochine et ont développé toute une théorie de la "contre-subversion", qui a amené certains aux limites d'une prise de conscience anticoloniale. J'en retrouve l'écho dans le livre d'un historien militaire français, Jean-Charles JAUFFRET, sur la guerre d'Afghanistan de 2001 à 2013 ( "La guerre inachevée", Autrement, 2013, 344 p ) qui parle de l'influence notamment de l'ouvrage de David GALULA, "Contre-insurrection, théorie et pratique", écrit en 1963, sur certains chefs militaires américains en Afghanistan comme le général Petraeus.

Pour Fanon en tout cas, la question de la "politisation des masses est alors reconnue comme une nécessité historique".(p 133)

Et c'est ici (pour ceux qui ont fait l'effort de le suivre jusque-là) qu'il développe les limites de la violence spontanée du colonisé : cette violence symétrique à celle du colon qu'il semblait célébrer dans le chapitre précédent.

Ces limites sont doubles.

D'abord parce que le "racisme antiraciste, la volonté de défendre sa peau (...) ne peuvent alimenter une guerre de libération. (...) La haine ne saurait constituer un programme." (p 133-134)

Ensuite parce qu'avec l'apparition de "l'action psychologique" et de la "contre-subversion", l'ennemi désarme par endroits cette haine spontanée par des gestes symboliques de reconnaissance de l'humanité du colonisé.

Il y a donc nécessité de convaincre que ces concessions ne portent pas sur l'essentiel : l'indépendance et la souveraineté du pays. De fait, par cette tactique, c'est le colonisé qui est appelé à faire des concessions sans "le cadre d'une organisation, d'un encadrement du peuple" (p 137). Et celui-ci aura pour but de faire passer le peuple du simplisme du "nationalisme global et indifférencié à une conscience sociale et économique". C'est-à-dire à la découverte des divergences d'intérêts entre colonisés, découverte "désagréable, pénible et révoltante. Tout était simple pourtant, d'un côté les mauvais, d e l'autre les bons." (p 139) Et symétriquement en plus, tous les colons ne se rangent pas du côté de la répression, certains se ralliant même à la lutte de libération. "Le niveau racial et raciste est dépassé dans les deux sens .(...) Tout cela, on s'en doute, est fort difficile." (p 140)

 

Et c'est faute d'avoir fait face à ces difficultés que vont se développer les "mésaventures de la conscience nationale".

 

Chapitre 3 : Les mésaventures de la conscience nationale

 

Ce qui est principalement en cause ici c'est "l'impréparation des élites, l'absence de liaison organique entre elles et les masses, leur paresse, et, disons-le, la lâcheté au moment décisif de la lutte." ( p 145)

Résultat : une montée très rapide des conflits ethniques ou religieux exploités par le néo-colonialisme pour pérenniser des dictatures protégeant une bourgeoisie faible et corrompue. Les militant anticolonialistes conséquents sont en conséquence marginalisés et réprimés. Le peuple, amer et désespéré, se voit voler l'indépendance, et la nécessité pour les intellectuels honnêtes de se relier au peuple est contrecarrée par l'intensité de la répression. Les illusions persistantes sur le "grand leader de l'indépendance" font le reste. (p 146-178)

Fanon, à l'évidence déçu par les indépendances de l'Afrique subsaharienne, revient sur le cas algérien, où il croit discerner une vraie liaison entre les intellectuels et le peuple.

Et il conclut sur l'importance d'éduquer la jeunesse en élevant son niveau de conscience à la hauteur des enjeux historiques de l'indépendance... C'est-à-dire la réalisation d'une vraie démocratie : "gouverner pour le peuple et par le peuple" ( p 193)

 

 

Chapitre 4 : Sur la culture nationale

 

Pour réaliser une vraie démocratie, il faut partir du fait que la colonisation n'est pas seulement une entreprise d'exploitation économique, mais une entreprise de dévalorisation du passé-même des colonisés pour pouvoir les enfermer dans leur infériorité supposée.

Reconquérir ce passé est donc une entreprise nécessaire pour échapper au complexe d'infériorité inculqué par le système colonial. Un complexe qui va jusqu'à la névrose d'échec. ( p 201)

Cette entreprise de désaliénation passe d'abord par le constat de la "racialisation" imposée par l'Occident : le colonisé est d'abord obligé de se penser comme "nègre" et comme africain. (p 202)

Et je m'aperçois que cette analyse répond à une objection d'Albert MEMMI sur la trajectoire de Fanon, dont il diagnostiquait qu'il avait épousé la cause algérienne pour ne pas se confronter à sa "négritude" (article dans "Esprit" de septembre 1971, intitulé "La vie impossible de Frantz Fanon"), et plus spécifiquement à son origine martiniquaise.

Analyse qui me semble fausse et injuste, comme si Memmi devait se (faire) pardonner son moindre engagement dans la lutte anticoloniale...Car, de l'échec politique final de Fanon, il tire comme enseignement principal qu'il convient de ne pas (trop) s'engager en convoquant les mots-totems qui servent à disqualifier cet engagement : "messianisme", "fièvre lyrique", "manichéisme", "romantisme révolutionnaire" : autant d'encouragements à son lecteur à ne pas prendre la peine de lire Fanon !

Or Fanon, ce n'est pas cela, ainsi qu'on a commencé à le voir.

En particulier, il analyse le "retour à l'Islam" de façon particulièrement subtile et prémonitoire, comme un effet de l'aliénation coloniale.

Tout d'abord, "la passion mise par les auteurs arabes contemporains à rappeler à leur peuple les grandes pages de l'histoire arabe est une réponse aux mensonges de l'occupant". (p 203)

Mais cette étape globalisante de réveil de l'identité collective se heurte à la diversité des contextes et des trajectoires historiques.

Se pose alors la question de la liaison entre les intellectuels et le peuple, ainsi que d'un chemin douloureux pour articuler leur formation "occidentalisée" et leur prise de conscience anticoloniale.

Ainsi, à travers l'étude du cas des écrivains colonisés, Fanon discerne plusieurs temps.

"Dans une première phase, l'intellectuel colonisé prouve qu'il a assimilé la culture de l'occupant". Puis, "dans un deuxième temps, le colonisé est ébranlé et décide de se souvenir." Et "enfin dans une troisième période, dite de combat, le colonisé, après avoir tenté de se perdre dans le peuple (...) va au contraire secouer le peuple." (p 211)

Et l'on trouve donc là, loin du "spontanéisme" ou du "romantisme révolutionnaire manichéiste" que certains lui attribuent, un plaidoyer de Fanon pour la liberté de création et la culture : "La culture fuit éminemment toute simplification . Dans son essence, elle est à l'opposé de la coutume."( p 213)

Pour illustrer son propos, Fanon cite longuement un poème de Keita FODEBA (p 215-220). (Celui-ci, nommé à l'indépendance de la Guinée en 1961 ministre de la Sécurité par Sékou TOURE, est arrêté en 1969 et fusillé au camp Boiro qu'il avait lui-même créé. Il aurait écrit sur les murs de sa cellule : "J'étais chargé d'arrêter tous ceux qui étaient susceptibles d'exprimer la volonté du peuple", selon sa notice wikipédia).

Ce poème raconte l'histoire d'un "tirailleur sénégalais" d'origine guinéenne : échappé aux champs de bataille d'Europe, il trouve la mort à son retour lors d'une révolte contre les "chefs blancs de Dakar". Et il l'analyse comme une prise de position subtile face à l'utilisation des "anciens combattants" comme masse de manoeuvre anti-indépendantiste.

 

Chapitre 5 : Guerre coloniale et troubles mentaux

 

Dans cet ultime chapitre , Fanon introduit toute son expérience de clinicien, qui a nourri ses analyses précédentes de la violence et de la nécessaire désaliénation du colonisé. Paradoxalement, il y introduit aussi la dimension de la tout aussi nécessaire désaliénation du colon.

Mais le premier et plus lourd constat est celui du lourd prix imposé par l'impérialisme à ceux qu'il domine : "Nous aurons à panser des années encore les plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste" (p 239)

Plaies dues à la guerre, mais précédées par une colonisation qui "se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques" (p 239)

Car il faut se rendre à l'évidence : le colonialisme est "une négation systématisée de l'autre" qui oblige sans cesse le colonisé à se poser la question : "Qui suis-je en réalité ?" (p 240)

Et cette négation systématique produit, en "période calme de colonisation réussie une régulière et importante pathologie mentale produite par l'oppression."( ibidem)

Cependant, la guerre de libération produit , elle aussi, ses propres pathologies : en particulier celles issues de la torture subie. Mais aussi celles produites par la violence exercée. ( p 241-243)

A titre d'exemples, et sans entrer dans les discussions techniques de type professionnel, Fanon expose divers cas qu'il a regroupés en quatre catégories. Ces cas concernent des Français comme des Algériens. Il s'agit de troubles mentaux réactionnels à des fais bien précis, de troubles liés à l'atmosphère générale de guerre totale, de modifications affectivo-intellectuelles et troubles mentaux consécutifs à la torture, et enfin de troubles psychosomatiques.

Fanon en tire la conclusion que la guerre de libération est aussi un processus ardu de désaliénation.

Désaliénation d'abord par rapport aux stéréotypes créés par la violence erratique et exagérée du colonisé atteint de pathologie mentale. Ces stéréotypes ont puissamment alimenté l'imaginaire en métropole même.

Un souvenir d'enfance personnel en témoigne. Souvenir que je n'ai que tardivement analysé et compris. C'est en 1959-60, j'ai alors 5 ou 6 ans. J'accompagne mes parents faire les courses chez un commerçant de la petite ville tranquille de Rodez (Aveyron) où nous habitons. Je joue à l'entrée avec le rideau de billes en bois qui empêche les mouches d'entrer dans le magasin (c'est donc l'été ?). Un homme algérien (ou supposé tel) s'arrête (pour m'admirer ? Me dire un mot gentil ? En tout cas je ne me souviens pas d'avoir été inquiet une seconde). Soudain une femme se met à crier et se précipite sur moi pour me séparer de l'homme. C'est à ce moment-là que j'ai peur. Mes parents occupés à l'intérieur arrivent. Elle leur explique qu'elle vient de me sauver d'un grand danger (à ce que j'ai compris). Je ne me souviens plus de leur réaction, mais je ne pense pas qu'ils en aient rajouté, ni qu'on en ait reparlé. Je ne me souviens plus de la réaction de l'homme (il a dû filer sans demander son reste). J'éprouve, à me remémorer cette histoire, un sentiment de honte pour cette dame. A l'évidence, pour elle, tout Algérien était dans le contexte d'alors un assassin d'enfant européen potentiel.

Ceci est à mettre en rapport avec les stéréotypes coloniaux évoqués par Fanon : "L'Algérien tue sauvagement. L'Algérien tue pour rien." (p 286)

Mais peut-on dire que ces stéréotypes ont totalement disparu aujourd'hui ?

 

 

Il est temps à présent de conclure avec Fanon. Il invite ses camarades colonisés à rompre avec l'Europe. Mais de quelle Europe parle-t-il ? "De cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre ." (p 301)

Mais de cette Europe-là, ne devons-nous pas, nous aussi nous séparer ?

Et il faut en effet, tâcher "d'inventer l'homme total que l'Europe a été incapable de faire triompher." (p 302)

Or, "tous les éléments d'une solution aux grands problèmes de l'humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l'Europe".(p 303)

"Pour l'Europe, pour nous-mêmes, et pour l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf." (p 305)

Qui dira que ce programme n'est plus d'actualité ?

Publié dans politique, Histoire, Immigration

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