Alice CHERKI "Frantz Fanon, portrait" : la situation coloniale et la question de la violence

Publié le par Henri LOURDOU

Alice CHERKI "Frantz Fanon, portrait" (Seuil, 2000, 318 p)

La situation coloniale et la question de la violence libératrice

Ce livre est pour moi une véritable révélation. Je savais déjà que Fanon n'était pas la caricature que certains en font. Je découvre un homme en tout point estimable, voire admirable.

Alice Cherki, qui collabora professionnellement avec Fanon dans sa jeunesse, a le double atout d'être une professionnelle de la psychiatrie et de la psychanalyse (lacanienne : personne n'est parfait, mais cette étiquette recouvre aujourd'hui des marchandises très diverses !), et d'origine algérienne.

Née à Alger en 1936, Alice Cherki a fait des études de médecine après un passage en hypokhâgne. Interne en psychiatrie à l’hôpital de Blida Joinville en 55. Participe à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Exilée en France en 1957, interne provisoire des hôpitaux psychiatriques de la Seine, rejoint la Tunisie en 1958 puis la RDA et de nouveau l’Algérie indépendante en 62. En France depuis 1965, exerce à Paris comme psychiatre et psychanalyste.

http://www.vitaminedz.org/biographie-alicecherki/Articles_20975_2883253_16_1.html

Son travail est à la fois d'une rigueur intellectuelle exemplaire et d'une richesse humaine chaleureuse. Je trouve qu'elle a trouvé la bonne distance pour traiter son sujet. Elle a à la fois l'empathie et le recul nécessaires.

Par rapport à une biographie classique, celle-ci a pour particularité d'apporter en plus un témoignage de première main : l'auteur a débuté sa carrière auprès de Fanon qu'elle a côtoyé à Blida puis à Tunis entre 1955 et 1961 en partageant son engagement pour l'indépendance de l'Algérie. Née dans une famille juive algérienne, elle analyse finement la société coloniale dont elle est issue.

Son apport cependant essentiel est de nous tracer un portrait de l'homme allant au-delà de l'oeuvre.

Son objet est, à travers cela, "d'essayer d'en finir avec les qualificatifs les plus divers que la pensée contemporaine semble attribuer à Frantz Fanon. Sortir de l'idéalisation forcenée, de la mise en place d'un héros coupé de l'Histoire, ou à l'inverse rompre un silence impuissant devant le dénigrement effarouché d'un Fanon apologiste de la violence ou lié à un tiers-mondisme obsolète".(p 11)

La question de la violence

Sur ce point de la violence, le plus sensible aujourd'hui, elle rappelle qu'il fut "non un apologiste, mais un penseur de la violence. Et celle-ci, si elle a quitté les colonies, s'est déplacée jusque dans nos murs, faute d'avoir été pensée et parce qu'on a oublié les enjeux de ces années fanoniennes.(p 12)

Il faut souligner en particulier que Fanon ne partage pas l'idée développée par Engels, et reprise par toute la tradition bolchévik, de la "violence accoucheuse de l'Histoire". Et Cherki d'évoquer un épisode tunisien de l'époque où Fanon collabore au journal du FLN "El Moudjahid" : "Rheda Malek, qui avait entrepris avant 1955 des études de philosophie, donne à lire à Fanon "Le rôle de la violence dans l'Histoire" et l'"Anti-Dühring" d'Engels. Fanon se montre réservé. Il trouve ces textes trop éloignés de l'expérience qualitative qu'un individu fait de la violence. (p 155)"

Son analyse à lui, développée dans "Les damnés de la terre"(1961), s'appuie sur son expérience clinique de psychiatre en milieu colonial. Il part de la situation vécue du colonisé : "Il est infériorisé, et se montre tel, sans être convaincu de son infériorité. Comment, au temps de la colonisation, le colonisé peut-il échapper à cet état ? Par le rêve, certes, mais surtout par une tension permanente de son corps. Fanon insiste – et ce n'est pas un hasard – sur le corps affecté, ne pouvant recourir à d'autres expressions que les décharges musculaires. Où passe la violence du colonisé ? Dans des décharges motrices impulsives : tuer un autre colonisé, accomplir un meurtre erratique, ou bien revenir à des luttes tribales, aux "vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires". Un autre recours contre cette violence accumulée et impuissante peut être la pratique des danses de possession qui permettent des orgies musculaires, aboutissant à des décharges émotionnelles temporaires?" (p 248-9).

La question pour Fanon n'est donc pas d'appeler à la violence : elle est déjà là.

Elle est plutôt de lui donner une orientation libératrice. Cela passe par une étape nécessaire de conscientisation politique et sociale pour laquelle le rôle des intellectuels révolutionnaires et des partis est essentiel : Fanon insiste sur une "politisation" (les guillemets sont de l'auteure) "à partir de l'expérience concrète du quotidien". "Car le nationalisme, s'il n'est pas explicité, enrichi, approfondi en conscience politique et sociale, aboutit à une impasse."(p 251)

Et dans le chapitre "Mésaventures de la conscience nationale ", Fanon met en garde, de façon prémonitoire, sur les dérives qui guettent les Etats nouvellement indépendants, faute d'avoir accompli un tel travail.

"Des bourgeoisies compradores, un parti unique composé de fonctionnaires, une armée et une police piliers du régime, soutenant un leader qui tire sa légitimité du culte du héros, ou des bureaucraties figées dans des luttes de clans, tel est le tableau que dresse Fanon en 1961, des impasses dans lesquelles risquent de s'engouffrer après l'indépendance, les pays décolonisés. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que sa vision était juste. La révolte, en 1988, des jeunes d'Alger, sanglante et durement réprimée, est la résultante de ce type de situation."(p 253)

On ne doute pas une seconde de ce qui serait arrivé à Fanon s'il avait survécu à l'indépendance algérienne : il aurait fini en prison ou en exil.

Fanon et nos néo-colonies

Edouard Glissant en 1981 parlant de la réactualisation de la théorie de la colonisation par Fanon pour la situation antillaise : nécessité de dénoncer les "partis politiques calqués sur le modèle des partis français et une bourgeoisie qu'il qualifie de "profiteurs de ramasse-miettes".", l'absence "de système de production autonome alors que toutes les activités artisanales ont été démantelées, et qu'il n'y a plus aucune relation du peuple à un système économique qui lui échappe totalement.", le fait "que le peuple martiniquais, en proie à une tension raciale sourde et permanente, est secoué périodiquement d'éruptions de violences incontrôlées qui n'aboutissent à rien, car il ne se trouve pas de responsables politiques pour les organiser." , à quoi s'ajoute pour finir "une forme plus moderne de l'aliénation, qui effectivement n'existait pas du temps de Fanon : celle de l'assistanat, tous les avantages sociaux étant calqués sur ceux de la métropole. Il est normal qu'ils le soient, mais cette assistance extérieure, dans le contexte, prive le petit peuple antillais de toute possibilité d'intervenir, comme acteur, de manière responsable, collective, sur le choix et les orientations de la société."(p 291-292)

Cette analyse s'applique aussi me semble-t-il à des cas comme celui de Mayotte, où la situation est encore plus explosive et compliquée par l'intervention d'un acteur supplémentaire : la population des immigrants clandestins comoriens, qui deviennent les "colonisés des colonisés", à la fois main d'oeuvre taillable et corvéable à merci et bouc-émissaires de toutes les tensions accumulées.

La question de la démographie et de l'environnement doit y être ajoutée : l'épuisement des ressources et de l'espace ne peut que créer davantage encore de conflits et d'occasions de violences.

Vue la richesse du livre, je garde d'autres questions pour des notes ultérieures : sur la question du racisme et sur la psychiatrie. Je m'appuierai également pour cela sur le tome 2 des oeuvres complètes de Fanon éditées par La Découverte : "Ecrits sur l'aliénation et la liberté" (2015, 678 p).

Publié dans Histoire

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