Jean-Pierre CHABROL Les Innocents de Mars

Publié le par Henri LOURDOU

Jean-Pierre CHABROL Les Innocents de Mars
Jean-Pierre CHABROL
Les Innocents de Mars
roman, 1959, Gallimard, 302 p.

 

Une première fissure dans la culture du viol ?

 

Voici un roman qui n'est pas des plus connus de cet auteur, dont le succès date de son fameux roman sur la guerre des Camisards, "Les fous de Dieu"(1961).

Fils d'instituteurs cévenols , né en 1925, il a commencé dans la vie comme maquisard dans ses Cévennes natales, dans un maquis FTP du Mont-Bougès. Il est intégré, comme d'autres, dans la 1e Armée française qui fait la campagne du Rhin au Danube en 1944-45. C'est là, nous dit son biographe Michel Boissard ("Jean-Pierre Chabrol le rebelle", Alcide, 2012, p 24) qu' "il fait la connaissance de Noëlle Vicensini, surnommée "la bandite corse". Lycéenne à Montpellier, résistante, arrêtée par la Gestapo, elle est déportée à Ravensbrück. Jean-Pierre Chabrol l'épouse en 1947."

On retrouve une première trace discrète de cette rencontre dans la dédicace du livre :

"à POUNE, matricule 47 124,

NANE, matricule 47 269,

JOTTE, matricule 42 170,

et NO, matricule 47 184,

les quatre "petites" de Neubrandenburg."

 

Mais la transcription romanesque en est l'un des deux personnages centraux de cette histoire, Jeanne, déportée à moitié morte et en fuite, retrouvée par l'équipe du Saturne, le char de Génolhac, surnommé "le Poète" par ses camarades, non loin de la ville du Danube Freidingen, rebaptisée Kinderstadt ("la ville des enfants") dans laquelle ils vont cantonner.

 

L'intérêt principal de ce roman, à contenu fortement autobiographique, est de cracher le morceau, même si c'est à demi-mots, sur une culture du viol de guerre encore fortement ancrée.

Et de commencer, même de façon sans doute trop timide, de s'en dissocier.

 

Par ses notations précises et ses dialogues du quotidien reconstitués, CHABROL nous fait toucher du doigt ce dont nous sortons à grand peine : une domination masculine sûre d'elle et sans vergogne, pour laquelle les "conquêtes féminines" relèvent de la simple collection d'objets.

"Jules faisait la guerre en grande tenue, collectionnait les filles et les poignards" (p 19)

Ce qui donne le dialogue et les commentaires suivants :

"-Alors, Jules, cette nuit, tu l'as fait, ou tu l'as pas fait , ton semis ?

A Naples, Jules avait attrapé une vérole virulente. Il s'était refusé à tout traitement pour en en faire profiter la Race des Seigneurs. A chaque nouvelle adepte, la petite famille du Saturne sablait le champagne." (p 20)

 

Cette bonne conscience ininterrogée se prolonge dans les pages suivantes, où il est question explicitement du consentement des intéressées :

"-Dis-moi, Jules, ta gretchen quotidienne, elle veut ou elle ne veut pas ? Celle de cette nuit,par exemple.

-Elles veulent jamais, avant, elles veulent toujours, après...C'est parce que tu as pas pigé ça que tu restes trois jours sur quatre le flageolet en bandoulière. Ah ! Tu es bien un poète, va, Poète de mes deux !

Jules emportait toujours le rire de tous les autres." (pp 23-4)

 

Il apparaît ici que le Poète (personnage incarnant de façon quasi-transparente l'auteur) marque une certaine distance avec cette bonne conscience.

C'est ce qui explique le principal ressort dramatique du roman : la rupture finale de la jeune déportée qu'il a pris sous son aile avec lui, après un début de romance tout platonique.

En effet, le doux Poète a violé une jeune tueuse de la Hitlerjugend après qu'elle ait abattue avec son propre revolver le jeune Helmut qui avait eu le tort de pactiser avec les Français. Il l'avoue ensuite à Jeanne qui alors lui bat froid et s'en va après un long échange ( pp 270-6) où il essaie vainement de se justifier. Conclusion :

-Jamais je ne pourrai me pardonner ça ! "

Cette parole finale ouvre une brèche dans la culture du viol.

Mais il aura fallu quatorze ans (1945-59 : dates annoncées de l'écriture du livre) pour l'ouvrir.

Publié dans Europe, Histoire

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