Annemarie SCHWARZENBACH et Ella MAILLART

Publié le par Henri LOURDOU

Annemarie SCHWARZENBACH et Ella MAILLART
Annemarie SCHWARZENBACH et Ella MAILLART
Dominique Laure MIERMONT
Annemarie SCHWARZENBACH
ou le mal d'Europe
biographie
Payot, septembre 2004, 444 p.
Annemarie SCHWARZENBACH
Où est la terre des promesses ?
Avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940)
2000 : traduit de l'allemand (Suisse) par Dominique Laure Miermont (2002)
Postface de Roger Perret
Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs n°499, mars 2004, 204 p.
Ella MAILLART
La voie cruelle
Deux femmes, une Ford vers l'Afghanistan
1947 (version anglaise), 1952 (version française transcrite par l'autrice)
Préface de Frédéric Vitoux
Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs n°51, 2001, 316 p.

J'avais déjà lu en parallèle les deux livres d'Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach consacrés à leur voyage commun, puis retrouvé le personnage d'Annemarie dans l'autobiographie de Klaus MANN.

Je tombe tout-à-fait par hasard sur sa biographie dans une boîte à livres de Bidarray.

Et je dois dire que je suis conquis par cette riche personnalité, mélange d'extrême vulnérabilité et de volonté de fer, d'auto-destruction et d'altruisme, de naïveté et de lucidité, d'égocentrisme et de générosité absolue, de douceur et de violence.

Née dans une famille suisse ultra-riche et conservatrice, mais ouverte aux arts et au monde intellectuel, elle a développé un cosmopolitisme échevelé, une conscience sociale et un progressisme sans équivoque, tout en réalisant la performance improbable d'échapper à l'emprise familiale sans rompre totalement les ponts. Mais au pris d'un tiraillement continuel qui n'a pas été sans conséquences.

Elle en a payé doublement le prix : personnellement, par une dépendance de longue durée aux drogues de toute sorte qui a ruiné sa santé; mémoriellement, par les décisions de sa mère et de sa grand-mère maternelle de tenter d'effacer son oeuvre en détruisant son journal et une partie de sa correspondance après sa mort.

On ne peut s'empêcher de penser, après avoir lu cette biographie sérieusement documentée et empathique, qu'elle a pris sur elle toute la violence de cette hypocrisie bourgeoise apparemment civilisée portée par sa famille, et singulièrement ses mère et grand-mère maternelle, visant à faire respecter un modèle autoritaire et conservateur.

Encore une fois, gardons-nous de ces gens qui veulent faire le bonheur des autres sans eux et au besoin contre eux.

 

 

Ella MAILLART : Lumières et ombres

Relisant donc "La voie cruelle" après avoir lu la biographie d'Annemarie, puis relu "Où est la terre des promesses ?", je suis frappé par le mélange d'empathie qu'elle a pour cette dernière, sa compassion sincère et sa volonté de la comprendre, et sa vision à l'opposé d'elle, faite de préjugés orientalistes et réactionnaires et d'égocentrisme assumé.

Je suis en particulier choqué par les passages suivants concernant sa vision de l'Europe et de l'Afghanistan :

"j'étudiais l'Afghanistan (contrée jusqu'ici très peu touchée par l'Occident) parce que je voulais avant tout observer l'Europe sous un nouvel angle, afin de comprendre les causes de notre instabilité. Et qu'ayant ainsi ausculté notre continent, j'espérais apprendre comment mes contemporains avaient cessé de vivre en accord avec leur coeur.

De l'autre côté de cette frontière dont nous approchions, nous allions voir un mode de vie patriarcal, simple et harmonieux, probablement parce qu'on y faisait place à un facteur inconnu, appelé "divin"; tandis que chez nous où, tel Prométhée, les hommes se sont attribués tous les pouvoirs de la nature, la vie nous mène au cabanon." (pp 179-180)

Et, une fois arrivée en Afghanistan :

"Ici où le mode de vie n' a pas encore changé, où le fils pense comme pensait le père, les hommes ont gardé leur dignité d'homme. Tandis qu'en Occident, où tout n'est que changement, personne ne sait que penser, personne ne sent son avenir assuré -les riches moins que quiconque- et cela même durant les périodes de paix. Ici, pas une seule gourgandine à la mode iranienne en robe courte et portant talons trop hauts : vous êtes dans le pays sans femmes, où des hommes coiffés de neigeuse mousseline portent de gros souliers cloutés en forme de gondole." (pp 185-186)

 

Une telle vision des choses, dans sa sincérité naïve, expose crûment sous une forme qu'on pourrait qualifier de chimiquement pure, les préjugés de l'autrice :

-recherche d'un patriarcat inentamé où les femmes sont complètement invisibilisées,

-mais à l'exception d'Ella Maillart, et de sa compagne de voyage, femmes d'exception,

-aspiration à un Orient idéal et intangible où rien ne change (mais qui n'existe pas bien sûr) par opposition à un Occident où tout change tout le temps et où "personne ne sait quoi penser" (tu parles pour toi Ella ? Qui t'autorise à parler pour tous les Occidentaux ?),

-peur sociale (ce sont les riches qui sont le plus menacés par le changement)

-opposition entre l'Iran (alors occidentalisé, avec ses "gourgandines en robe courte et talons trop hauts") et l'Afghanistan (conservatoire orientaliste des fantasmes de l'Occidentale riche en recherche de sagesse personnelle).

 

Et pourtant, je ne peux m'arrêter à cela, car une telle vision coexiste avec une réelle empathie pour les souffrances d'autrui dont témoigne sa relation avec Annemarie. Cette relation illumine son livre en lui donnant la forme de dialogues répétés qui sont autant d'occasions d'interroger ces préjugés et de les remettre partiellement en question.

En particulier, son antinazisme, bien que teinté d'une forme de détachement visant à rechercher la "vraie sagesse" dans le renoncement bouddhiste au monde des apparences, ne fait pas de doute.

 

Annemarie SCHWARZENBACH : Ombres et lumières

 

A la fin du voyage, Ella Maillart va s'installer en Inde, où elle reste jusqu'en 1945. Elle entend y rechercher ce détachement qui lui permettra de retourner en Europe apaisée. Annemarie par contre se précipite en Europe puis aux Etats-Unis pour y mener le combat antinazi. Apparemment détachée de la drogue, elle va pourtant y vivre la pire période d'addiction de son existence, avant de revenir en Suisse enfin guérie, après un passage au Congo et un séjour à Tétouan (Maroc) auprès de son mari (diplomate français rencontré en Perse et homosexuel comme elle, avec lequel elle a eu jusqu'au bout une relation d'amitié sincère) et y mourir dans un stupide accident de vélo. Elle avait en fait semble-t-il enfin atteint une forme de sérénité ressemblant beaucoup à celle que recherchait Ella Maillart : ne plus se torturer de façon disproportionné sur sa responsabilité vis-à-vis de l'état du monde et accepter enfin les limites de son pouvoir d'agir.

Elle nous laisse de nombreuses pages inédites, dont quelques-unes sont reprises dans "Où est la terre des promesses ?" principalement composé des articles publiés dans la presse suisse sur son voyage.

Sa vocation d'écrivaine n'a pu s'exprimer jusqu'au bout, et c'est fort dommage car sa prose à la fois poétique et d'une lucidité sociale et politique exemplaire est d'une grande hauteur de vue.

Ainsi dans le texte d'attaque du livre, inédit, intitulé "Les frontières des Balkans", elle interroge le rôle de la nostalgie dans l'adhésion au nazisme de certains Slovènes : "dans une auberge du village de Costanjavica, qui s'appelait jadis en allemand Landstrass (Grand-Route), on nous servit au petit déjeuner un café viennois, du lait entier et des croissants frais. La tenancière se mit à se lamenter dans un allemand qui avait tout du charabia : Ici c'était autrefois l'ancienne Autriche, et quand les garçons revenaient du service militaire , ils étaient des "messieurs". L'impératrice Marie-Thérèse possédait à Landstrass un château où elle battait monnaie. Détruit par les Turcs, il n'a pas laissé la moindre trace dans le parc à l'abandon. Y a-t-il là matière à se plaindre ? La femme éclaire notre lanterne : autrefois, au bon vieux temps, on faisait partie d'un grand Reich et on possédait une magnifique résidence.(...) Et aujourd'hui ? Nous apprenons qu'il y a des Allemands -colons amenés par Marie-Thérèse, émigrants et autres – jusqu'en Serbie; dans les anciennes villes de garnison, les garçons de café parlent allemand, de même que les marchandes sur le marché de Zagreb. Et beaucoup de ces Allemands pensent qu'il serait préférable de faire à nouveau partie d'un grand Reich." (pp 14-15)

 

Publié dans Europe, Histoire

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