Anne-Marie GARAT Humeur noire

Publié le par Henri LOURDOU

Anne-Marie GARAT Humeur noire

Anne-Marie GARAT

Humeur noire

récit

Actes Sud, 2021, Babel n°1872, avril 2023, 300 p.

 

Comment ne pas sortir ragaillardi, et d'humeur combative de la lecture de ce "récit" ? Il rejoint en effet à tout point de vue les conclusions que je tire de ma prise de conscience – récente – du poids déterminant, et encore sous-estimé par beaucoup, notamment à gauche, du passé colonial de l'Europe, et particulièrement de la France, dans notre présent, et, plus encore, sur notre futur.

 

Ce récit suit deux fils narratifs.

D'une part la remémoration d'une enfance et d'une adolescence bordelaises par une fille née en 1946 dans une famille ouvrière, et qui s'en est extraite par ses études en fac de Lettres, à une époque, rappelle-t-elle, où seuls 3% des enfants d'ouvriers accédaient aux études supérieures.

D'autre part sa (saine) colère contre le cartel d'une exposition du Musée d'Aquitaine, installé dans les anciens locaux de la fac où elle a entamé ses études à la fin des années 60. Cette exposition des années 2010 est consacrée -il était temps remarque-t-elle à juste raison- à "la traite négrière" dans laquelle la ville de Bordeaux fut fortement impliquée au XVIIIe siècle.

 

Commençons par le second.

Voici le texte de ce cartel (explication à visée pédagogique des objets exposés) :

Noirs et gens de couleur à Bordeaux

Au moins 4 000 Noirs et gens de couleur viennent à Bordeaux au XVIIIe siècle. Il s'agit pour l'essentiel de domestiques suivant leur maître, d'esclaves envoyés apprendre un métier, et d'enfants métis venus parfaire leur formation. Il y a peu de problèmes de cohabitation en dépit d'une forte discrimination. Dans le premier quart du siècle, les autorités veulent limiter cet afflux en organisant un recensement obligatoire, une police particulière, et un "dépôt" des Noirs.

Mais ces mesures ont peu d'effet, avec une vingtaine d'emprisonnements connus. En 1777, trois cent personnes de couleur sont recensées dans la Généralité. Les deux tiers sont des esclaves, bien que "la France ne puisse admettre aucune servitude sur son sol". En 1776, deux Noirs esclaves gagnent un procès contre leur maître obligé de leur rendre la liberté. Ces velléités sont cependant combattues jusqu'à la Révolution." (p 24)

Ce cartel, précise GARAT, "est apposé entre deux tableaux illustrant la vie de bourgeois bordelais du XVIIIe siècle posant dans leur salon. L'un avec nourrice noire, bébé blanc aux bras, posée en plante décorative auprès de ses maîtres; l'autre d'une dame poudrée avec jovial négrillon enturbanné, collier de servage au cou – scènes de genre classiques de cette époque." (ibid.)

 

Peut-être la colère d'Anne-Marie GARAT semblera-t-elle curieuse ou exagérée à certains lecteurs de ce cartel.

Aussi prend-elle tout le temps d'en exposer les raisons en nous rappelant le "contexte", raisons qui rejoignent celles de son aversion, longtemps contenue et non-analysée par elle, à sa ville natale, ce qui nous amène au second fil narratif du récit.

Ainsi le lien entre les deux fils du récit est-il une histoire du Bordeaux moderne et contemporain (qui ne s'interdit pas de remonter plus haut dans le temps) mettant en évidence une forme d'amnésie ou d'évitement des aspects fâcheux du passé. Une amnésie et un évitement d'ailleurs largement partagés en Europe, et particulièrement en France, jusqu'à il y a peu.

 

Au terme de cette vaste entreprise de contextualisation et de rappel au passé, voici le cartel qu'elle propose de réécrire :

"Noirs et gens de couleur à Bordeaux

Durant le XVIIIe siècle, Bordeaux importe environ 5 000 Noirs et gens de couleur : ce sont des captifs déportés d'Afrique dans les plantations de ses "îles à sucre", surtout à Saint-Domingue ou des métis créoles, parfois affranchis. La majorité garde statut d'esclave, bien que la royauté l'interdise sur son sol. Seuls deux d'entre eux obtiennent la liberté par procès en 1776.

La plupart sont gens de maison, artisans ou employés aux métiers portuaires, certains mieux éduqués accèdent à des fonctions plus élevées. Tous subissent la ségrégation raciale, sont soumis à des recensements obligatoires et à une législation spéciale, comprenant l'incarcération au dépôt des Noirs, geôle d'État.

À la Révolution, l'abolition de l'esclavage suscite l'hostilité des esclavagistes bordelais qui protestent à l'Assemblée pour défendre leurs intérêts. Rétabli en 1802 par Napoléon Ier, l'esclavage n'est aboli qu'en 1848." (p 296).

 

Le livre est bourré de références dans lesquelles je retrouve beaucoup de connaissances et de lectures rapportées dans ce blog (Frantz FANON, Aurélia MICHEL, Gérard NOIRIEL, Joseph ANDRAS...) mais aussi des découvertes comme le "Discours sur le colonialisme" d'Aimé CÉSAIRE (1950) pas encore lu.

Le point de vue reliant toutes les dominations et toutes les émancipations dans le cadre de ce qu'on appelle maintenant "intersectionnalité" est très stimulant et enrichissant. Ce livre me semble devoir devenir un classique.

De façon plus concrète, je suis également très touché par le parcours de prof d'Anne-Marie GARAT, sa conception du métier et son intérêt pour le cinéma et la photographie. Ce second aspect étant lié au premier fil de son récit qu'elle poursuit jusqu'à le relier au second.

Post-Scriptum : Une exposition sur l'esclavage au Havre, vue à l'occasion des journées d'été des écologistes le 24 août 2023 montre les progrès accomplis dans le regard muséal sur cette question. Ci-après trois panneaux l'illustrant, dont l'un rappelle fortement le fameux cartel bordelais à l'origine du livre d'Anne-Marie GARAT.

Anne-Marie GARAT Humeur noire
Anne-Marie GARAT Humeur noire
Anne-Marie GARAT Humeur noire

Publié dans Europe, Histoire, Immigration

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article