Dubravka UGRESIC Le ministère de la douleur

Publié le par Henri LOURDOU

Dubravka UGRESIC Le ministère de la douleur
Dubravka UGRESIC Le ministère de la douleur

Dubravka UGREŠIĆ

Le ministère de la douleur

roman, 2004, traduit du croate par Janine Matillon

(les huit premiers chapitres de ce roman ont été traduits par Mireille Robin)

Christian Bourgois, 2020, 384 p.

 

 

Un Nota bene introductif précise : "Dans ce roman tout est fictif : la narratrice, son récit, les situations et les personnages. Même le lieu où se déroulent les événements, Amsterdam, n'est pas trop réel."

 

Cette précision en forme de pied de nez montre bien le rapport subtil à la fiction entretenu par l'autrice. Il ne faut pas le prendre, bien sûr, au pied de la lettre.

Un bref détour par sa nécro, parue dans "Le Monde" daté 20 mars 2023, nous apprend qu'elle est morte le 17 mars à Amsterdam, ville où elle vivait depuis 1993.

Née en 1949 en Croatie (alors Yougoslavie) d'un père croate et d'une mère bulgare, écrivaine reconnue depuis 1981, ses prises de position antinationalistes et antiguerre en 1991 font d'elle la cible d'une violente campagne de dénigrement. Contrainte à l'exil, d'abord à Berlin, puis aux Pays-Bas, ses ouvrages ultérieurs, dont "Le ministère de la douleur", tournent autour de trois thèmes : la langue, l'exil et la guerre. Elle ne retrouvera le fil féministe de ses premiers ouvrages que dans les années 2020.

 

Si j'ai choisi celui-ci, c'est donc pour la réflexion profonde sur l'exil et la guerre qu'il porte.

En ces temps de xénophobie galopante, porteuse d'un retour de la guerre un peu partout, le point de vue a-nationaliste d'Ugresic m'a paru vital. En 2019, interrogée sur l'avenir d'une "littérature européenne", elle concluait ainsi : "L’autonomie de la littérature, quelque impossible et indéfinie qu’elle puisse sembler, continuera à être le plaidoyer, comme auparavant, des « militants littéraires », des « romantiques », aux rangs desquels je me compte." (Le Monde 14-3-19)

 

 

"Le ministère de la douleur" est donc l'histoire, racontée à la première personne, d'une universitaire spécialiste de littérature slave, et particulièrement serbo-croate, exilée de Croatie, qui est censée l'enseigner, à l'université d'Amsterdam, avec le statut précaire d'une réfugiée, à d'autres réfugiés comme elle essentiellement, peu après la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, en 1995.

Cette expérience est donc l'occasion de méditer sur le destin de la langue en période de guerre, la façon dont l'exil est perçu et vécu, et les effets du trauma guerrier.

"Le ministère de la douleur" dont il est question dans le titre est une entreprise de production d'accessoires sado-maso pour laquelle certains des étudiants de la narratrice travaillent pour faire bouillir leur chiche marmite d'exilés.

C'est aussi, bien évidemment, et métaphoriquement, l'expérience vécue par la narratrice, au sens figuré comme au sens propre.

Cette douleur de l'exil, si difficile à percevoir, est l'objet d'une analyse serrée d'une rare lucidité.

Elle passe par différentes illusions construites comme autant de vaines tentatives d'autodéfense. Parmi celles-ci la "yougostalgie" suscitée par la narratrice auprès de ses étudiants dans l'espoir de dépasser leurs traumatismes en évoquant de 'bons souvenirs".

 

Une vague migratoire oubliée

Parallèlement est rappelée la vague d'immigration d'ex-Yougoslaves vécue par l'Europe de l'Ouest au début des années 90 : "Nous avions fui en masse le pays, comme les rats un vaisseau en perdition." (p 30) Cette fuite éperdue devant la guerre se fait d'abord à l'intérieur du pays "en quête d'un refuge provisoire : ceux-là pensaient que la guerre prendrait bientôt fin, comme s'il s'était agi d'une intempérie, et non d'un conflit." (ibid.)

Mais le conflit va durer quatre longues années...et peut-on dire aujourd'hui qu'il est bien achevé ?

Et donc, il a fallu partir plus loin, de plus en plus loin. "L'Europe grouillait d'ex-Yougos. Le flot de l'immigration causée par la guerre se mesurait par centaines de milliers. Et encore, ces chiffres ne recensent-ils que ceux qui avaient obtenu le statut de réfugiés. La Suède en avait accueilli environ soixante-dix mille, l'Allemagne trois cent mille, les Pays-Bas cinquante mille. Mais personne ne connaissait le nombre de clandestins." (p 33)

 

On pense aux Ukrainiens d'aujourd'hui.

Et, comme pour les Ukrainiens, l'accueil est d'abord très ouvert : "Pendant un an ou deux, les autorités néerlandaises s'étaient montrées fort bienveillantes envers tous ceux qui venaient de l'ex-Yougoslavie. La guerre en elle-même était quelque chose de suffisamment crédible." (p 23)

Mais la roue tourne rapidement : "Quelques mois plus tard seulement, les choses changeraient, et on claquerait la porte au nez des candidats ex-yougoslaves à l'exil". (ibid.)

A la place des Ukrainiens, je me méfierais donc : l'Europe terre d'accueil est très versatile et se transforme vite en Europe forteresse...ce qu'elle n'a jamais cessé d'être pour les Subsahariens...et qu'elle est vite redevenue pour les Syriens, Afghans et autres asiatiques tout autant victimes de guerre mais au fond indésirables.

 

Une langue soumise aux nationalismes concurrents

 

Le destin du serbo-croate évoque celui de l'hindoustani lui aussi disparu : scindé en trois langues, le serbe, le croate et le bosnien, avec deux graphies distinctes la latine et la cyrillique, tout comme l'ourdou au Pakistan et l'hindi en Inde après 1947. Cela perturbe gravement la narratrice : "Moi, je ne me souciais guère des "nouvelles" langues et il ne me serait pas venu à l'esprit de les enseigner séparément du fait d'une cinquantaine de différences lexicales.(...) Pourtant tout cela n'était pas non plus aussi simple que cela (...) C'étaient des langues qui étaient entrées en guerre parce qu'elles se considéraient comme incompatibles, peut-être justement parce qu'elles étaient indissociables.

Les journaux locaux étaient remplis de directives linguistiques. N'importe qui faisait soudain autorité en ce domaine : et le boucher, et la coiffeuse, et l'électricien. (...) Les Serbes qui, pour la plupart, étaient passés à l'alphabet latin revenaient au cyrillique. Les Croates, désireux de croatiser de fond en comble la langue croate, avaient remis en usage des constructions lourdes, empruntées au russe, et des mots encore plus lourdauds, mis en circulation pendant la Deuxième Guerre mondiale (...)

Tout cela ne signifiait pas que la langue d'avant le divorce (...) fût l'idéal.(...) Elle aussi on la manipulait, elle était également polluée par la novlangue idéologique "yougoslave". Cependant, l'histoire de la réunion et de l'harmonisation des variantes était non seulement beaucoup plus longue, mais encore beaucoup plus sensée que la brève histoire de leur divorce. De la même façon que l'histoire de la construction des ponts et des routes est plus longue et plus sensée que celle de leur destruction." (p 63-4)

 

Une violence subie et auto-infligée

 

Autre élément frappant dans cette histoire, la pratique non anecdotique du suicide, qui me rappelle la même évocation dans un court texte d'Hannah Arendt "Nous autres réfugiés".

Les exilés se suicident plus souvent que le reste de la population, et ce n'est pas étranger à la violence de l'exil. La perte de sens de la vie va avec la disparition des repères les plus familiers, et avec la maltraitance ordinaire subie dans des pays peu ou mal accueillants.

 

Cette attention à la violence de l'exil est trop souvent absente des politiques d'accueil, ou alors mal ajustée : le paternalisme charitable est porteur de plus de mépris éprouvé que souvent il ne croit. La juste attitude est difficile à tenir, et d'ailleurs existe-t-elle ? C'est ce que montre l'histoire racontée par Dubravaka Ugresic : le ministère de la douleur est un exercice impossible. Seul le temps peut progressivement effacer les blessures, c'est ce que suggère toute l'oeuvre de l'autrice.

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