Le courage de la nuance

Publié le par Henri LOURDOU

Le courage de la nuance

Le courage de la nuance.

 

Il m'est arrivé d'être sans doute injuste envers Jean Birnbaum , directeur de la rédaction du supplément "Le Monde des Livres", en le soupçonnant d'avoir adhéré au clan néo-réactionnaire des islamophobes sans nuance. Aussi je ne veux pas manquer de lui rendre justice en saluant sa série d'été intitulée , "Le courage de la nuance" ("Le Monde" daté 25, 26, 27, 28, 29 et 30-31 août 2020).

Consacrée à 6 écrivains du XXe ayant eu l'audace de l'incertitude au milieu des dogmatismes manichéens qui ont peuplé les cimetières, les salles de torture et les camps de concentration ou de redressement par le travail, cette série nous parle d'Albert Camus, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion et Roland Barthes.

C'est une belle entreprise que l'on ne peut que saluer à l'heure où remontent les mêmes tentations du dogmatisme et du manichéisme.

 

Ce courage de la nuance n'est pas de la mollesse ou de la tiédeur. Comme l'écrit Albert Camus : "Notre monde n'a pas besoin d'âmes tièdes. Il a besoin de coeurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place." Plus de soixante ans après, cette affirmation reste parfaitement valable.

Cela suppose de se distancier de ce travers ainsi diagnostiqué par Hannah Arendt à l'époque du nazisme triomphant : "Je pouvais constater que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle parmi les intellectuels, alors que ce n'était pas le cas dans les autres milieux. Et je n'ai jamais pu oublier cela."

Gérard Mendel (encore lui, désolé) a bien expliqué ce phénomène de la façon suivante dans son "Enquête par un psychanalyste sur lui-même " : chez l'intellectuel de métier, "l'affirmation de soi, l'appétit de domination, la mégalomanie originelle semblent être restés plus entiers (...) que pour d'autres, en raison, probablement, de sa désinsertion sociale."(p 27) En effet, "il est seul quand il lit, seul quand il pense, quand il écrit, quand il travaille (...) d'où le désir chez lui de pallier par n'importe quels moyens cette séparation (des autres), d'où la recherche d'une fraternité même s'il faut la payer au prix fort, en renonçant à la probité." (p 28)

 

Cette probité à laquelle un Raymond Aron ne s'est jamais résigné à renoncer : "Est-il si difficile pour de grands intellectuels, d'accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag ce n'est pas la démocratie ?", s'interroge-t-il.

Il accepte de payer un autre prix en notant, en 1965 : " Me voici, depuis longtemps, un marginal, ici aussi bien que là.(...) Un sans-parti, dont les opinions heurtent tour à tour les uns et les autres, d'autant plus insupportable qu'il se veut modéré avec excès."

Donc prendre, quand il le faut, le risque de la marginalité.

 

Mais il faut avant tout, avant de faire profession de modération, accepter de "voir ce que l'on voit". Une entreprise parfois plus difficile qu'on ne croit selon Charles Péguy (orfèvre en la matière puisqu'emporté sur la fin de sa vie par le délire nationaliste). Or, nationaliste, Georges Bernanos l'était, et même maurrassien, lorsqu'il a vu, sur l'île de Majorque où il résidait, les franquistes massacrer à tour de bras tous les suspects de républicanisme : "Il est dur de regarder s'avilir sous ses yeux ce qu'on est né pour aimer."

Et où puise-t-il le courage de le faire, et surtout de l'écrire ? "J'ignore pour qui j'écris, mais je sais pourquoi j'écris. J'écris pour me justifier. - Aux yeux de qui ?- Je vous l'ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l'enfant que je fus."

Ainsi, le courage de la nuance est-il le fruit d'une fidélité à l'innocence de l'enfant. Naïveté ?Mièvrerie insupportable ? Ou plutôt sagesse supérieure de qui a fréquenté la vallée des ombres de la mort ? Je remarque que ce fut le cas de chacun de ces modérés obstinés. Chacun a dû faire précocément le deuil de proches, parfois très proches. Et donc appris à apprécier à sa juste valeur le prix de la vie : celui-ci vaut beaucoup plus que le simple plaisir de hurler avec les loups.

 

C'est ce prix de la vie qui pousse Germaine Tillion à demander directement au dirigeant du FLN Yacef Saâdi de renoncer aux attentats aveugles à Alger, et à l'obtenir de lui.

Mais sa crédibilité s'appuie sur son refus sans faille de la torture et des condamnations à mort du côté français, et son engagement social auprès de la population "musulmane" d'Algérie. Ainsi, sans prendre explicitement parti pour l'indépendance, elle a sans doute davantage oeuvré pour elle que les intellectuels "radicaux"...

Et pour garder la bonne distance avec cette mégalomanie envahissante de l'intellectuel d'avant-garde, une bonne dose d'ironie et d'autodérision, dont elle ne manquait pas.

 

Quant à Roland Barthes, dernier de la série, on ne saurait oublier l'analyse qu'il fait du poujadisme dans ses "Mythologies" de 1957 : "M. Poujade verse au néant toutes les techniques de l'intelligence, il oppose à la «raison » petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. (« La France est atteinte d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel. »)

Nous savons maintenant ce qu'est le réel petit-bourgeois : ce n'est même pas ce qui se voit, c'est ce qui se compte ; or ce réel, le plus étroit qu'aucune société ait pu définir, a tout de même sa philosophie : c'est le «bon sens», le fameux bon sens des «petites gens», dit M. Poujade. La petite-bourgeoisie, du moins celle de M. Poujade (...) , possède en propre le bon sens, à la manière d'un appendice physique glorieux, d'un organe particulier de perception : organe curieux, d'ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s'aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l'argent comptant les propositions du «réel », et décréter néant tout ce qui risque de substituer l'explication à la riposte. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est, et d'assurer un monde sans relais, sans transition et sans progression. Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l'on est chez soi, à l'abri des troubles et des fuites du «rêve» (entendez d'une vision non comptable des choses). Les conduites humaines étant et ne devant être que pur talion, le bon sens est cette réaction sélective de l'esprit, qui réduit le monde idéal à des mécanismes directs de riposte.

Ainsi, le langage de M. Poujade montre, une fois de plus, que toute la mythologie petite-bourgeoise implique le refus de l'altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l'exaltation du semblable. En général, cette réduction équationnelle du monde prépare une phase expansionniste où «l'identité» des phénomènes humains fonde bien vite une «nature» et, partant, une «universalité ». M. Poujade n'en est pas encore à définir le bon sens comme la philosophie générale de l'humanité ; c'est encore à ses yeux une vertu de classe, donnée déjà, il est vrai, comme un revigorant universel. Et c'est précisément ce qui est sinistre dans le poujadisme : qu'il ait d'emblée prétendu à une vérité mythologique, et posé la culture comme une maladie, ce qui est le symptôme spécifique des fascismes."

 

Et cette analyse, toujours valable aujourd'hui, trace encore un chemin : celui de la Raison qui porte à la nuance par l'approfondissement des causes et des effets, contre les apparences d'un "bon sens" bouffi de bonne conscience et brutal.

 

Je conclurai par une application directe de toutes ces leçons à propos du procès en cours des meurtres de janvier 2015 à Charlie hebdo et à l'Hypercacher; car on atteint ici les limites de la nuance. Il n'est pas question en effet de mégoter, comme le font certains, son soutien à ceux qui furent visés par les balles des assassins, quoi que l'on pense de ce qu'ils écrivent.

Il y a des causes et des moments qui ne permettent pas la nuance. Mais, hors ces exceptions, elle doit impérativement rester notre règle, sous peine de renoncer à l'intelligence et donc à l'humanité.

 

Publié dans politique

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