Alexandre BERKMAN Mémoires de prison d'un anarchiste

Publié le par Henri LOURDOU

Alexandre BERKMAN Mémoires de prison d'un anarchiste

Alexandre BERKMAN

Mémoires de prison d'un anarchiste

Presses de la Renaissance, 1977, 384 p.

(traduit de l'américain par Hervé Dénès).

 

Voici plus de trente ans que je possède ce livre, acheté dans les années 80 chez un bouquiniste, autant qu'il m'en souvienne le bouquiniste anar de la rue Méric à Toulouse qui tenait boutique face au lycée Ozenne. Je l'avais acquis sans doute suite à la lecture émerveillée des mémoires d'Emma Goldman ("L'épopée d'une anarchiste") parus en 1979.

Et je ne l'avais toujours pas lu...

Il aura fallu la conjonction de la parution de l'édition intégrale des mémoires d'Emma Goldman ("Vivre ma vie", L'Echappée, octobre 2018, 1096 p que je suis en train de dévorer) et la lecture du magistral essai de Berkman sur la révolution russe, pour me décider à le faire enfin.

Disons d'emblée que je ne le regrette pas : ce livre est une belle découverte.

 

 

Alexandre BERKMAN (1870-1936) fut un homme d'une intelligence et d'une sensibilité exceptionnelles. Si l'on y ajoute une intégrité morale et une sincérité tout aussi remarquables, on comprend qu'on a ici affaire à un grand livre.

Voici la présentation qu'en fait sa camarade Emma Goldman, dans un texte manuscrit inédit de 1897 ("Itinéraire", n°8, 2e semestre 1990, p 9) : "Alex Berkmann, mon ami et camarade, est né le 24 novembre 1870 à Vilna, en Russie occidentale. Son père Joseph Berkmann, commerçant en cuirs, possédait un grand commerce à Saint-Pétersbourg où la famille de trois garçons et une fille s'était fixée peu après la naissance d'Alex. Son père était aisé et pourvoyait à tous ses enfants une excellente éducation , d'abord par des précepteurs, puis en les envoyant au gymnase (lycée). Il mourut quand Alex avait 12 ans et sa mère déménagea avec les quatre enfants à Kovno, dans la partie occidentale de la Russie.(...) Bientôt Alex eut des ennuis avec les autorités à cause de ses idées libérales et révolutionnaires (...) il fut expulsé du gymnase et mis sur la liste noire, mesure lui interdisant d'entrer dans une école ou une université en Russie. En conséquence, à l'âge de 17 ans, Alex s emit en route pour l'Amérique, où il arriva en 1888.

Il n'était pas habitué à travailler et souffrit beaucoup. Pendant plus d'une année il vécut avec cinq à sept cents par jour. Puis il exerça divers métiers tels que cigarier, tailleur, et finalement il apprit le métier de compositeur d'imprimerie et commença à travailler à "Freiheit"("Liberté"), le journal anarchiste allemand dont le rédacteur était Johann Most. Pendant tout ce temps Berkmann étudia la question sociale, du point de vue politique et économique. Il a toujours été un érudit et connaissait bien toutes sortes d'études scientifiques. Il devint anarchiste et fut très actif, c'est-à-dire qu'il donnait des conférences, écrivait des articles et aidant le mouvement financièrement.

(...) il était d'une nature très indépendante et ne se soumettait à aucun dogmatisme ou domination. (...) De New York il alla à Pittsburgh au moment de la grève de Homestead avec seulement cinquante cents dans sa poche. Personne, sauf une amie (Emma Goldman), ne connaissait son plan.(...) Samedi 22 juillet (1892) à 14 heures, il entra dans le bureau de Frick (directeur de l'aciérie en grève dont il venait de lock-outer les ouvriers, suite à leur résistance armée à la milice patronale venue protéger les "jaunes") et tira cinq fois sur lui, le touchant trois fois. Frick était grièvement blessé, mais il se rétablit bientôt grâce à des soins médicaux compétents.

Après deux mois d'emprisonnement e tun procès qui dura dix mois, il fut condamné à vingt-deux ans de prison."

 

Il n'en fera "que" quatorze et sort enfin libre après avoir passé toute sa vie de jeune adulte enfermé. Cette expérience traumatisante va le marquer pour la vie, mais il en tire ce livre exceptionnel qu'il mettra six ans à écrire et à faire éditer en 1912.

On peut y voir la profonde évolution que ses idées connaissent à l'expérience de la prison. Et en même temps l'approfondissement de son idéal anarchiste : un idéal nourri de l'expérience du réel et donc devenu par bien des aspects plus pragmatique.

Sur deux grands sujets il a cependant changé : sa perception des délinquants et criminels comme des parasites de la société, et sa vision de l'homosexualité comme une perversion contre nature.

Certes, Berkman reste, pour ce qui le concerne, d'une honnêteté scrupuleuse et refuse toute forme de cynisme, il est également d'une pruderie qui frise la chasteté. Mais son intelligence et sa sensibilité lui ouvrent les yeux sur certaines réalités.

Par ailleurs, il refuse obstinément le moindre compromis avec l'hypocrisie et la violence de l'institution carcérale et les "arrangements" que cela entraîne. Cela lui vaut l'inimitié tenace du directeur de la prison et de ses subordonnées les plus vils, mais l'estime de l'aumônier qui devient rapidement son soutien et son allié.

Par ailleurs, après une phase de désarroi et de désespoir où il tente de se suicider, il décide de vivre et de se battre, et va construire toute une série d'entreprises collectives en ce sens en développant le contact clandestin avec d'autres prisonniers et avec l'extérieur. Cela va du journal culturel à l'organisation (avortée) d'une entreprise d'évasion, en passant par l'élevage d'oiseaux et l'éducation de jeunes compagnons.

Durant ces quatorze longues années, il connaît plus qu'à son tour le cachot et les vexations diverses, mais aussi des phases de prise de responsabilité où sa liberté s'élargit un peu. Beaucoup de compagnons libérés et d'autres qui meurent, souvent jeunes, des mauvais traitements et conditions de vie.

Un point particulier est la question du travail forcé, qui fait concurrence au travail libre des ouvriers du dehors.

Le remplacement du directeur sadique par un réformateur fait souffler une légère brise d'espoir, vite dissipée par le poids des habitudes et des gens en place. Berkman en conclut à l'impossibilité du réformisme. Et à la nécessité d'une véritable révolution des esprits qui frappe l'action politique électorale de nullité.

On retrouve là bien sûr notre vieux débat sur la portée et les limites de l'action institutionnelle et les conditions qui l'entourent...

Quoi qu'il en soit, un livre riche et vivant qui fait honneur à son auteur et à l'humanité.

Publié dans voix libertaires

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