Jean-Pierre PERRIN Le djihad contre le rêve d'Alexandre
Jean-Pierre PERRIN
Le djihad contre le rêve d'Alexandre
En Afghanistan, de 330 av. J.-C. à 2016
(Seuil, février 2017, 298 p.)
Jean-Pierre PERRIN fut le premier auteur à attirer fortement mon attention en 2013 sur la vraie nature du régime syrien et l'enjeu que représentait la guerre civile en Syrie.
Ancien grand reporter à "Libération", un quotidien que je ne lis plus de façon régulière depuis la fin des années 70, il a "couvert" la 1e guerre en Afghanistan au début des années 80. Persanophone, il connaît bien la culture de ce pays et son histoire. Il est revenu à plusieurs reprises dans le pays, la dernière fois pour rédiger ce livre, après la décision de l'OTAN de retrait des troupes pour fin 2014. Décision non suivie d'effet, puisque les USA maintiennent une présence militaire dans le cadre d'un accord bilatéral avec le gouvernement afghan.
Ce livre est une longue méditation sur cette histoire, qui fait le va-et-vient entre le présent et le passé, parcourt différentes régions du pays et ses confins (notamment le pays pashtoun à cheval entre Afghanistan et Pakistan), et nous apprend énormément de choses.
Et notamment comment le "djihad mondial" est né dans cette région au cours des années 1990 et pourquoi.
Deux faits, qui lui ont donné son titre, dominent le livre.
Le rêve d'Alexandre : la construction d'une culture métissée
On sait qu'Alexandre, roi de Macédoine, est venu en 330 av JC jusqu'à l'Indus et a conquis ces contrées où vont s'installer pour plusieurs siècles des royaumes hellénistiques.
Cet Iskander Kebir a laissé de profondes traces dans le pays : "les Afghans perdent malgré tout le souvenir d'Alexandre, en particulier les jeunes générations. Mais il vit caché dans leur mémoire collective ou dans leur inconscient."(p 41)
Car Alexandre, contrairement à d'autres conquérants ultérieurs, eut l'intelligence d'apporter avec lui "une culture, notamment pour comprendre l'Autre, fût-il l'ennemi." (p 44)
Aussi , le résultat de sa conquête fut l'éclosion d'une nouvelle civilisation métissée : "On ne comptera pas moins de quarante-trois rois gréco-indiens ou helléno-bactriens. Certains seront de très grands souverains comme Ménandre ou Eucratide." (pp 47-8)
Et le plus spectaculaire résultat de ce métissage furent les trois Bouddhas géants de facture hellénique sculptés dans les falaises de Bâmiyân entre le IVe et le VIIe siècle : "Bâmiyân fut une étape importante sur l'un des principaux itinéraires de la route de la soie qui reliait la Méditerranée à la Chine et celle-ci à l'Inde." (p 278)

Le grand Bouddha et les grottes où vivaient les moines.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bouddhas_de_B%C3%A2miy%C3%A2n
"Qui a vu les trois bouddhas, éveillant au matin la longue falaise ocre qui borde la ville, n'a jamais pu les oublier. Ce n'étaient pas que des statues portant une longue histoire , mais des guetteurs mélancoliques qui spiritualisaient la pierre, lui faisaient dire que, sans beauté il n'y a pas d'humanité. Depuis leur disparition, certains habitants confient qu'ils leur manquent tous les jours, et mon ami Zahir, un intellectuel de Kaboul, qui se rendait chaque année à Bâmiyân pour "respirer", ne veut plus y revenir; il préfère garder leur image blottie sous ses paupières et il a même installé un petit autel chez lui en leur mémoire." (p 279)
Le djihad : un héritage du lourd passé de conquêtes multiples et destructrices
Dans le va-et-vient constant entre présent, passé récent et passé lointain qui tisse tout le livre, l'auteur nous rappelle quelques épisodes particulièrement brutaux et destructeurs. L'un des plus décisifs fut certainement l'invasion mongole du début du XIIIe siècle (pp 93-101). La destruction des villes et des canaux d'irrigation ont raison à jamais de la brillante civilisation de la Bactriane, déjà éprouvée aux siècles précédents par le passage des Huns et des Turcs khildj (p 99).
Une fois islamisé, l'Afghanistan va pourtant laisser debout les bouddhas de Bâmiyân jusqu'en mars 2001.
Ce sont les talibans, alors au pouvoir depuis 1996 grâce au soutien de l'ISI (les fameux services secrets pakistanais) et alors quasiment dirigés par Al Qaïda qui prennent la décision de les détruire par un décret du 26 février 2001 (p 101). "Avec les bouddhas disparaîtront d'autres sanctuaires, une grande bibliothèque et le merveilleux musée de Kaboul, dont toutes les pièces seront soit pulvérisées sous la sainte fureur des "étudiants en religion", soit pillées et revendues." (p 102)
La question posée ici est donc celle du poids pris par ce courant fanatique et sectaire dans l'Afghanistan contemporain et de son rapport avec l'émergence du djihad mondial incarné par Al Qaïda.
JP Perrin nous convie ainsi à revisiter l'histoire du pays depuis l'époque dite du "Grand Jeu" évoqué par Kipling dans son fameux roman "Kim" : cette époque où s'affrontaient les puissances coloniales rivales de la Russie impériale et de l'Empire britannique dans un pays farouchement attaché à son indépendance.
Le mépris de ces conquérants pour les autochtones s'est payé au prix fort et a nourri une forme de repli identitaire centré sur l'Islam.
La persistance d'un tel mépris explique bien des choses et notamment l'enlisement successif des soviétiques et des Occidentaux. Si l'on y ajoute le jeu plus que trouble des services secrets pakistanais, on aboutit à l'imbroglio désespérant de la situation actuelle.
Au désespoir de bien des Afghans, qui votent de plus en plus avec leurs pieds...En tentant de fuir ce cauchemar.