Elizabeth GASKELL Charlotte Brontë
Elizabeth GASKELL
Charlotte Brontë
(traduction de l'anglais par Lew Crossford d'après la première édition anglaise,
parue en 1945 aux éditions La Boétie, Bruxelles,
revue, corrigée et annotée par Pascale Renaud-Grosbras,
Editions du Rocher, 2004).
Cette première biographie de Charlotte Brontë avait été commandée à Elizabeth Gaskell par Patrick Brontë, le père de Charlotte, peu après sa mort en 1855. Elle est parue en mars 1857. La troisième édition, publiée en novembre avait été révisée et corrigée par l'auteur sous la menace de poursuites légales. Ces modifications sont ajoutées en notes dans la présente édition.
De nombreuses autres notes éclairent utilement ce texte, basé très largement sur des lettres de Charlotte Brontë, qui sont abondamment citées, mais parfois biaisé par les partis pris de l'auteure, par ailleurs très proche de la façon de penser de Charlotte, dont elle fut une des dernières amies, et avec laquelle elle partageait, outre son point de vue religieux, une vocation d'écrivaine.
E. Gaskell nous présente d'abord les lieux où s'est déroulé la majeure partie de la courte vie de Charlotte Brontë (1816-1855).
Ces lieux sont en effet importants, ainsi que les "caractéristiques des habitants du Yorkshire" dans lequel ils se situent.
Bien que les explications fournies par E Gaskell aient mal vieilli à nos yeux, retenons donc ce qu'elle en dit : "Leur affection est puissante et profondément enracinée, mais elle s'attache à peu de gens et est peu démonstrative. Il est vrai que ces gens sauvages et rudes connaissent peu la douceur de vivre. Ils sont d'un abord plutôt sec, leur accent et le ton de leur voix est brusque et rauque. Ce peut être probablement attribué pour partie à la dure liberté de la vie isolée des collines, au grand air des montagnes, pour partie aussi à leur descendance des rudes Scandinaves. Ils jugent rapidement les caractères et ont un sens acéré de l'humour. Ceux qui habitent parmi eux doivent s'attendre à des observations peu flatteuses mais toujours justes et exprimées d'une façon vigoureuse." (p 18)
On a déjà là, en filigrane, des traits de caractère de Charlotte qui apparaissent clairement dans sa correspondance : un attachement indéfectible à ses ami-e-s, une forte réticence dans l'expression de sentiments forts et une forme de brusquerie dans l'expression du jugement.
Le poids de la religion
Fille de pasteur anglican, à une époque où le débat religieux occupe une place prépondérante, elle reste toute sa vie marquée par un protestantisme viscéral de type plus évangélique que ritualiste. Ainsi que le montre le tableau ci-joint (François Bédarida "La société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours", "Points-Histoire" n°137, 1990, p 130-1) et comme le commente l'auteur (p 130) : "L'ère mid-victoriennne correspond à la période d'éclatement maximal des confessions protestantes." Car, "à la fracture de la Réforme en trois grandes confessions – anglicanisme, Dissent (que l'on traduit en français par "dissidents") et "papisme" - , les schismes et les revivals des XVIIIe et XIXe siècles ont ajouté de nouvelles divisions."
Et, précise-t-il, "l'Eglise anglicane, tout en conservant sa position privilégiée et les avantages qui s'attachent à une institution nationale, ne regroupe sur le plan des effectifs qu'une moitié du pays, comme le montre le recensement religieux de 1851." (p 130-1)
Et tout spécialement dans ce Yorkshire ouvrier, bastion de l'industrie textile lainière traditionnelle touchée par la mécanisation industrielle, les dissidents occupent une place importante étroitement associée au mouvement ouvrier naissant.
Elizabeh Gaskell est elle-même mariée à un pasteur unitarien dont elle partage les convictions. Cela ne les empêche pas cependant, Charlotte et elle, de partager de nombreuses idées communes.
La plus importante étant bien entendu leur croyance en Dieu et leur référence constante à la Bible et aux Evangiles.
Face aux deuils qui ont poursuivis sa vie et aux maladies qui l'ont constamment accompagnée, Charlotte fait toujours référence à sa croyance en Dieu pour y faire face. Elle dit y puiser la force nécessaire. De ce point de vue, la religion fut pour elle moins un poids qu'un point d'appui.
Mais cette religion est présente dans son quotidien : elle structure aussi ses activités sociales ("M. Brontë rendait visite aux malades et à tous ceux qui le lui demandaient et s'occupait activement des écoles et sa fille Charlotte faisait de même", p 40).
Cependant, conformément à l'esprit du pays du West Riding, près de Bradford, où elle s'installe peu avant la naissance de Charlotte en 1816, "la famille s'abstint de frayer avec la population, sauf lorsqu'un service lui était directement demandé (...) Je pense que la plupart des gens du Yorkshire s'opposent par principe à la coutume des visites pastorales. Leur hargneuse indépendance les porte à se révolter contre l'idée que quiconque puisse avoir le droit , de par sa position, de s'immiscer dans leurs affaires, de les conseiller ou de les blâmer." (ibidem)
L'importance de l'activité intellectuelle, de la nature et de l'entre-soi familial
Dans ce petit village de Haworth où Patrick Brontë s'installe comme pasteur, "leurs promenades les menèrent plutôt vers les landes couvertes de bruyères derrière le presbytère que vers la longue rue descendant au village" (p 40).
La mère des 6 enfants Brontë, atteinte d'un cancer peu après son arrivée, va vivre une longue agonie, et la fratrie doit se prendre en charge elle-même sous la conduite de la soeur aînée, Maria (7 ans), qui leur fait la lecture et les emmène en promenade pour soulager sa mère alitée.
"Les idées de Rousseau et de M.Day (disciple de Rousseau) sur l'éducation avaient alors beaucoup d'influence dans toutes les classes sociales. J'imagine que M.Brontë forgea certaines de ses opinions sur l'éducation des enfants d'après ces deux théoriciens. (p 41-2) On nous précise en note (p 455) qu'il ne s'agit certainement pas de l'idée rousseauiste de la bonté naturelle des enfants, mais on peut présumer qu'il s'agit en tout cas de l'importance de la découverte par eux-mêmes et de leur activité autonome.... mêmes si celles-ci sont intellectuellement encadrées par des références religieuses constantes.
Toujours est-il, et c'est une clé évidente de la future créativité littéraire des trois soeurs survivantes, que cette activité intellectuelle autonome fut intense durant toute l'enfance et l'adolescence de la fratrie.
Une expérience précoce du deuil
Maria Brontë mourut en septembre 1821 à 38 ans, ses enfants Maria, Elizabeth, Charlotte, Patrick Branwell, Emily et Anne étant respectivement âgés de 7 , 6, 5, 4, 3, 2 et 1 an. Un an plus tard, une de ses soeurs aînées vint de Penzance, en Cornouailles, berceau de la famille, "pour superviser le foyer de son beau-frère et s'occuper de ses enfants. Mlle Branwell était, semble-t-il, une femme consciencieuse et bienveillante, au caractère bien trempé. (...) J'ignore si Mlle Branwell enseigna à ses nièces autre chose que la couture et les arts ménagers dont Charlotte fut plus tard une fervente adepte. C'est à leur père qu'elles récitaient leurs leçons quotidiennes, et elles avaient pris l'habitude de recueillir par elles-mêmes quantité de connaissances diverses. "(p 49-50)
En juillet 1824, cependant, P Brontë profite de la création d'une nouvelle école pour l'éducation des filles d'ecclésiastiques "d'accès facile depuis Haworth" : il y inscrit ses deux aînées en pension, puis, dès septembre, les deux suivantes, Charlotte et Emily.
Au printemps 1825, Maria y tombe gravement malade et son père vient la chercher en urgence : elle meurt chez elle quelques jours plus tard. Elizabeth la suit au début de l'été. On pense qu'il s'agit de la tuberculose, mal qui emportera deux des trois autres soeurs, Emily et Anne.
Charlotte et Emily sont retirées de l'école à l'automne suivant. "A cette époque, une femme du village vint s'installer au presbytère comme servante." (p 61) Celle-ci, Tabby, restera au service de la famille jusqu'à sa mort à 90 ans.
Ces expériences précoces du deuil, la crainte perpétuelle de leur père pour leur santé vont marquer le destin du reste de la fratrie.
Des expériences extérieures rares mais intenses
Après l'essai éphémère de scolarisation de 1825, Charlotte joue le rôle de soeur aînée à la maison auprès de son frère et ses deux soeurs survivantes pendant 6 ans. Mais en janvier 1831 elle est à nouveau envoyée en pension pour perfectionner son éducation dans une école tenue par les soeurs Wooley à 30 km du presbytère paternel. Elle y fait la connaissance de Elen Nussey et Mary Taylor qui resteront ses amies jusqu'à sa mort. Les 300 lettres de Charlotte fournies à E Gaskell par Elen constituent la documentation principale de sa biographie.
Charlotte reste deux ans dans cet établissement. Puis elle rentre à Haworth pour instruire ses soeurs. Elle devient institutrice dans cette école en 1835 (elle a alors 19 ans) et y entraîne Emily comme élève, mais celle-ci "tomba cependant si malade de nostalgie qu'elle ne pouvait travailler , aussi, après avoir passé à peine trois mois à Roe Head, revint-elle au presbytère et à ses landes bien-aimées." (p 105)
C'est donc la cadette, Anne, qui vient la remplacer. Dès cette époque, Charlotte apparaît comme une personne fragile : son apparence menue et souffreteuse s'accompagne cependant d'une volonté et d'un sens du devoir hors du commun, et d'une gentillesse qui lui attire de nombreuses amitiés.
Elle ne reste que peu de temps dans cet emploi, et commence à explorer son ambition littéraire sans y donner suite. Son souci pour la santé de sa soeur Anne les conduisent à réintégrer le presbytère familial, où elles retrouvent Emily et Branwell fin 1837.
Les trois soeurs deviennent gouvernantes dans de riches familles avant tout pour des raisons alimentaires, et n'y restent guère : elles y puisent cependant la matière de leurs romans.
L'autre grande expérience de Charlotte est son séjour à Bruxelles dans une école privée où elle comble les dernières lacunes de son éducation en compagnie d'Emily et y devient professeur d'anglais pour une courte période.
De retour en Angleterre, le projet des trois soeurs d'ouvrir une école n'aboutit pas. C'est alors que Charlotte a l'idée de faire éditer leurs poèmes sous les pseudonymes de Currer, Ellis et Acton Bell.
L'écriture à la maison
C'est en 1847, suite à la coexistence mouvementée avec leur frère Branwell, revenu au foyer familial après un grave chagrin d'amour en liaison avec son poste de précepteur, que paraissent les trois premiers romans des trois soeurs Brontë : Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent et Agnes Grey, sous leur pseudonyme de poètes.
Jane Eyre a un succès immédiat qui fait donc de Charlotte, encore anonyme, un auteur reconnu. Elle n'en garde pas moins jusqu'au bout son mode de vie attaché à son père, même si elle découvre enfin Londres et commence à se lier avec une partie du monde littéraire. Ce mode de vie est renforcé par la disparition précoce et quasi simultanée de ses trois frère et soeurs, en 1848 et 1849. Ils étaient âgés de 29, 28 et 27 ans...
Elle finit cependant par se marier avec l'un des vicaires de son père , Arthur Nicholls, en 1854, et meurt à son tour alors qu'elle est enceinte, le 31 mars 1855, dans sa 39e année.
Cette créativité dans un milieu somme toute confiné constitue quelque chose de fascinant. On se dit que cette solitude choisie a quelque chose à voir avec la puissance de l'imagination que l'on perçoit dans ces romans. En même temps, on est frappé par la liberté qui les caractérise, qui a fait à l'époque un peu scandale ...et qui explique largement leur pérennité.