Jessica STERN Déni
Dénis et traumas : peut-on dévoiler le mystère du Mal ?
Jessica STERN
Déni
Mémoire sur la terreur
(2010, traduit de l'anglais (États-Unis) par Anna GIBSON,
des femmes-Antoinette Fouque, 2019, 430 p.)
Karima LAZALI
Le trauma colonial
une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains
de l'oppression coloniale en Algérie
(La Découverte, 2018, 278 p.)
Une lecture en appelle une autre. En lisant le livre de Jessica STERN, je me suis souvenu de la présence dans ma pile à lire de celui de Karima LAZALI. En même temps je me suis re-penché sur deux autres livres de ma bibliothèque, "Le sens de la souffrance" de Max SCHELER et "Le mythe de Sisyphe" d'Albert CAMUS.
Ces deux derniers m'ont aidé à poser la problématique de cette note. Concernant ce que les chrétiens ont appelé "le mystère du Mal", deux grands types de réponses se présentent. La première, incarnée ici par Max SCHELER, lui-même philosophe chrétien, est d'accepter pleinement sa réalité pour en transformer le sens en mettant en avant l'humilité et l'amour de préférence à la volonté critique et transformatrice. La seconde, représentée ici par Camus, philosophe athée, fait au contraire crédit à cette volonté critique et transformatrice en nous demandant d'imaginer Sisyphe heureux.
Ce qui à mes yeux justifie ce second point de vue est la recherche rationnelle de lucidité dont prétendent témoigner les deux livres dont je vais à présent rendre compte. Analyser nos réactions face au Mal subi me semble un bon chemin pour dépasser sa fatalité apparente et tristement répétitive.
Jessica STERN ou la volonté de comprendre
Spécialiste du terrorisme reconnue, Jessica STERN est l'auteur de livres de référence, dont un best seller de 2015 (non traduit en français) sur l'organisation "Etat islamique", appelée aujourd'hui plus couramment "Daech" et en anglais "Isis", écrit en collaboration avec JM BERGER. Début 2020, elle fait paraître un livre issu de deux ans d'entretiens dans sa prison en 2014-16 avec Radovan KARADZIC, théoricien et organisateur d'actions génocidaires en Bosnie, dont le fameux massacre de Srebreniza en 1995. Celui-ci est une des références majeures des suprémacistes blancs auteurs de massacres de masse de ces dernières années en Norvège et en Nouvelle-Zélande.
Elle s'explique ainsi sur son site face à ceux qui l'accusent de "complaisance" :
https://jessicasternbooks.com/why-listen-to-evil-men/
Why Listen to Evil Men?
I have been studying evil men for nearly three decades. I use the research method of “empathetic listening” to elicit a perpetrator’s point of view to try to understand him. Empathy is not sympathy. It requires an ability to walk in another person’s shoes in your imagination, while in reality, still wearing your own. To study a person’s motivations for criminal activity does not entail feeling for him, much less approval of his actions.
It is easier for most people to empathize with victims, not perpetrators. But this research approach is not entirely uncommon among those who study evil men. If our goal is not simply to condemn a perpetrator’s evil actions, but to understand his motivations, empathetic listening can yield useful results. I was able to learn, decades ago, about Iran’s funding of groups affiliated with Bin Laden’s World Islamic Front, even those with overtly sectarian branches; asource of Pakistani jihadis’ weapons; and also, about some of the emotional and financial “benefits” of joining terrorist groups. As far as I know, I am the first scholar to have identified Iran as a funder of al Qaeda and humiliation as an important risk factor for terrorism.
There are downsides to this kind of research, however. One is that it makes researchers vulnerable to the charge of being sympathizers to those they study. In his review of Eichmann in Jerusalemfor the New York Times, Michael Musmanno, who served as a judge at Nuremburg, accused Hannah Arendt of sympathizing with, and absurdly, defending Adolf Eichmann. In a review of The Nazi Doctorspublished in the same paper, Bruno Bettelheim accused Robert J. Lifton of coming “dangerously close to the attitude expressed in the French saying, ‘tout comprendre c’est tout pardoner.’” Such misunderstandings can be painful. In my view, these harsh critiques reflected the reviewers’ discomfort with the depiction of the Nazis as the human beings they were; neither of these authors were in any way endorsing their subjects’ actions. I have sometimes been called a terrorist sympathizer. This is what happened with my latest book, which is about Radovan Karadzic, the “Butcher of Bosnia,” who is for the genocide of 8,000 Muslim civilians and the killing of many thousands more. Many of the survivors of Karadzic’s crimes are still suffering and will live with the effects of the trauma for the rest of their lives.
The difficult task, for those who aim to understand perpetrators, involves the effort to suspend judgment while an interview is underway, to (temporarily) see evil men in the same way they see themselves, even though the researcher knows the perpetrator is guilty of the worst imaginable crimes. Janine Natalya Clark, a professor at Birmingham Law School, proposes that the reasons that relatively few scholars interview war criminals are both moral and practical. The moral reason, which she sees as misplaced, is that scholars imagine that understanding might lead to forgiveness, in essence conflating empathy and sympathy. The practical reason is that the International Tribunals have resisted allowing such studies.
Every terrorist I’ve interviewed tries to justify his crimes as needed for “defense” of his people, whom he inevitably describes as under threat. But Karadzic, a psychiatrist, knew how to create dread of a chimera – a “sharia-based state in the heart of Europe.” He told me “I know how to control a mob with my eyes,” and he used this ability to mobilize horrific war crimes. By the end of our two -year long conversation, readers will know Karadzic as the son of a violent Serb nationalist who murdered his own cousin because she would not marry him on his time table, a demagogue, a habitual liar, and a malignant narcissist devoid of shame; a frighteningly charming and manipulative war criminal who deliberately inflamed Bosnian Serbs’ fears of Muslims in a way that led to mass murder. Previous accounts have described Karadzic as a chameleon who took on the mantle of nationalism because it was politically expedient. But over the two years we spoke, he made clear that his anti-Muslim nationalism was bred in the bone.
But the reality is that Karadzic wasn’t only a monster. The reality is that leaders responsible for the worst imaginable crimes still haveseemingly positive traits that they are able to use in the service of their brutality. They can be frighteningly persuasive. As US Army Col. Douglas Kelley, who served as chief psychiatrist at Nuremberg Prison during the Nuremberg War Trials, wrote of the Nazi leaders he evaluated, they “were not spectacular types, not personalities such as appear only once in a century.” They were men who were displayed “overweening ambition, low ethical standards,” and a strongly developed nationalism that justified anything done in the name of the nation. As the Croatian novelist Slavenka Drakulic wrote, “The more you realize that war criminals might be ordinary people, the more afraid you become.” If we aim to stop atrocities from occurring, we should heed these words as a perennial warning. Men like these can be found in many settings. Such men will rise again.
Cette volonté de comprendre peut-elle nous armer contre la répétition des actes violents ? Avant de répondre à cette question, se pose celle des effets de la violence subie.
Tel est l'objet du livre "Déni" qui part d'une violence subie personnellement : le viol de Jessica Stern et de sa soeur chez elles par un inconnu, jamais retrouvé, alors qu'elles avaient quinze et quatorze ans, en 1973.
Ce n'est qu'en 2006, qu'après avoir consulté une thérapeute et ainsi appris qu'elle "souffrait peut-être d'un état de stress post-traumatique (ESPT)" (p 12), qu'elle se décide à revenir sur cette affaire et à demander copie du rapport de police.
C'est le début d'une longue enquête doublée d'une prise de conscience des différents dénis qui ont suivi cet événement.
Le livre rend scrupuleusement compte du ressenti de l'autrice aux différentes étapes, ainsi que des révélation collatérales qui accompagnent son enquête.
J'apprécie particulièrement le va et vient entre ce vécu et la théorisation progressivement exposée des effets et des causes de la violence sexuelle qui permet d'élargir le champ à toutes les expériences comparables.
C'est ce qui rend ce livre à la fois prenant et éclairant.
Je prends ainsi conscience de la force du déni qui s'exerce à tous les niveaux.
"J'ai vite réalisé que j'avais oublié la plupart des détails du viol, même si je n'étais pas une enfant en bas âge au moment des faits."(p 13-4)
"Apparemment, la collectivité toute entière était en situation de déni. Les policiers avaient bâclé l'enquête. Ils avaient rapidement abandonné les recherches. Ils ne nous ont pas crues, ma soeur et moi, quand nous leur affirmions ne pas connaître notre agresseur. Et le viol sous la menace d'une arme était une chose inimaginable dans la petite ville de Concorde, Massachusetts, en 1973."(p 14-5)
Et ce déni existe aussi dans l'entourage des victimes "qui veut reprendre sa vie". (p 15)
Or, ces dénis ont différentes conséquences. Le déni personnel se traduit par un mélange d'hypo et d'hyper-sensibilité ( ce qu'on appelle des états dissociés) . Le déni policier par de nombreux viols potentiels d'enfants supplémentaires. Le déni familial par le renforcement d'autres dénis antérieurs et leurs compensations pathologiques (recherche du danger par exemple).
Un élément fondamental de ces différents dénis est la honte.
Honte que l'on va retrouver du côté des proches de l'auteur du viol, une fois celui-ci découvert grâce à l'action d'un policier qui réouvre l'enquête.
Car celui-ci est finalement identifié post-mortem. Et on lui attribue rétrospectivement pas moins de 44 viols commis entre 1971 et 1973 sur des jeunes ou très jeunes filles de 9 à 19 ans. Il a été en fait poursuivi, 10 jours après le viol de Jessica et sa soeur et incarcéré pour trois d'entre eux, bien qu'il nie toute responsabilité. De fait, la plupart de ses crimes restent non élucidés pendant 33 ans. Après sa libération, dix-huit ans plus tard, il revient dans sa ville natale de Milbridge, Massachusetts, où il vit dans un état de semi-clochardisation sous la surveillance de la police locale. Il finit par se pendre à l'âge de 59 ans, en 2006, dans la maison de sa mère.
Suit une longue enquête de l'autrice sur son entourage pour tenter de reconstituer son itinéraire et ses motivations. Puis auprès de ses autres victimes.
On partage avec elle également son auto-investigation sur les effets de ce viol sur elle et sur les réactions de son entourage à elle, qui permet de mettre au jour les autres traumas familiaux : enfance de son père dans l'Allemagne nazie, mort prématurée de sa mère...
Il en ressort peu à peu que le violeur est lui-même certainement en état de stress post-traumatique : "Les personnes qui ont connu Brian Beat dans sa jeunesse le décrivent comme un garçon "beau", "brillant" et "sympa" la plupart du temps. Mais ce garçon était aussi capable d'actes de cruauté imprévisibles et gratuits, surgissant à l'improviste, comme s'il se transformait subitement en un autre individu." (p 328)
Les éléments biographiques recueillis induisent différentes hypothèses sur les traumas qu'il a pu subir : il apprend qu'il est un enfant adopté "dans une cour de récréation de la bouche d'un enfant qui cherchait à le blesser et sans plus de précisions", "bien qu'il ne fût pas ouvertement homosexuel (...) il fréquentait les bars gays et avait été exempté du service militaire en raison de son homosexualité alléguée", "il avait grandi dans une partie du Massachusetts qui était un point de chute pour prêtres pédophiles (...) L'église que fréquentait sa famille, en particulier, a été marquée par une série de prêtres prédateurs(...) Il existait des rumeurs d'abus sexuels au sein de son école élémentaire du temps où il y était scolarisé"(p 329).
Dénis sociaux et institutionnels
Quelques éléments de contextualisation sont apportés. Tout d'abord sur la pédophilie dans le diocèse de Boston. Le scandale n'éclate qu'en 2002. Jessica Stern en rencontre une victime qui s'attache à transformer la honte en rage. Car si l'Eglise a finalement retiré son ministère au prêtre qui l'a utilisé comme objet sexuel pendant des années, "apparemment elle ne considère pas la pédophilie comme un péché suffisamment grave pour justifier une excommunication. Voici les crimes qui constituent les péchés les plus graves aux yeux de l'Église : tenter d'absoudre une personne ayant commis l'adultère, subir un avortement, violer le secret de la confession, blesser physiquement le pape. Mais persuader un enfant, de façon répétée, que se laisser sodomiser par un prêtre est un acte d'amour, non." (p 277) Le prêtre violeur est même invité par l'évêque du Texas une fois mis en cause (ibidem).
On trouve ici en filigrane encore une fois l'idée universellement répandue que la victime a fait preuve de faiblesse, voire de complaisance envers son agresseur. Cette pensée maligne alimente le déni social et institutionnel. Elle contribue à entretenir la honte et le silence.
On retrouve la rage face à ce déni avec le récit d'une autre victime de Brian Beat que Jessica Stern finit par retrouver et rencontrer.
"Quand je lui ai remis la liste des viols commis dans son quartier en 1971, Lucy était furieuse. Si seulement la police avait informé la population locale, a-t-elle dit, elle n'aurait sans doute jamais été violée.A ce moment-là, il y avait déjà eu onze incidents dans un périmètre restreint autour de l'Universit de Radcliffe." (p 322)
La raison avancée par le commissaire de Harvard consulté par Lucy : "c'était une autre époque. Le viol n'était pas considéré de la même façon que maintenant." (ibidem)
Et en effet, on revient de très loin sur cette question. Et le chemin n'est pas terminé à voir les différentes réactions à des affaires récentes.
Du viol aux victimes de guerre
On aborde enfin, à travers la notion d'état de stress post-traumatique (ESPT) la question de l'universalité des réactions aux traumas.
Jessica Stern rencontre un soldat revenu d'Irak pour répondre à la question : "Est-il réellement possible, comme l'affirment les spécialistes, que le viol ou la "violence relationnelle" à long terme, pour reprendre le jargon psy, puisse avoir des effets comparables à la terreur de la guerre ?" (p 331-2)
Erik a été gravement blessé par un EEI (Engin Explosif Improvisé) en 2007. Il avait dû s'engager dans l'armée pour 4 ans en 2002 afin de rembourser ses études de cusinier haut de gamme. Une fois son temps terminé, il est rappelé pour être remis sur le terrain : c'est alors qu'il est blessé.
A son retour, une fois les dégâts physiques plus ou moins réparés, il doit attendre plus d'un an avant d'obtenir une consultation psychologique. Elle dure demi-heure et le psy le renvoie en lui disant : "Vous pouvez gérer. Vous ne faîtes pas partie des pires. Vous allez bien en fait."(p 359)
A lire la liste des symptômes qu'il détaille, on se demande comment vont "les pires".
Impossibilité de fréquenter les lieux bondés ou bruyants, agressivité incontrôlable au volant, incapacité de se concentrer sur deux tâches à la fois, lenteur au travail, vertiges, alternance non contrôlée d'hyper et d'hypo-vigilance, troubles du sommeil...Il est clair qu'il est loin d'une vie "normale".
Or ces symptômes, atténués, sont les mêmes que rencontre Jessica Stern...plus de trente-cinq ans après son viol.
Quant "aux pires", il s'agit bien évidemment de ceux qui passent à l'acte violent. Il n'y a là cependant aucune fatalité si la prise en charge par la société à travers notamment la verbalisation des symptômes et leur mise en relation ave le trauma est faite. Et c'est bien l'un des objectifs du livre.
Cela suppose cependant de dépasser la honte en acceptant sa peur et toutes les émotions associées et en gardant ou reconquérant la capacité à aimer et être aimé. Ce que l'autrice appelle "ranimer des émotions" qui ont été enfouies pour résister au choc.
"A terme, le déni corrode l'intégrité – des individus comme de la société. Nous faisons payer un prix terrible aux personnes psychiquement blessées en devenant complices de leur déni." (p 420) Or, "le déni est d'un attrait presque irrésisitible" (ibidem)...
Ce livre à sa parution en français a fait forte impression :
https://www.babelio.com/livres/Stern-Deni--Memoire-sur-la-terreur/1190160
Karima LAZALI une application particulière aux relations franco-algériennes ?
L'autrice est ici une psychanalyste qui exerce à la fois en France et en Algérie. Contrairement à Jessica Stern qui note scrupuleusement tous les détails de ses rencontres et réactions personnelles, l'autrice se place en retrait et refuse de donner le matériel clinique sur lequel elle s'appuie afin de préserver l'anonymat de ses analysants.
Elle choisit également de s'appuyer sur les historiens et sur les auteurs de fiction afin de nourrir son analyse.
Ces partis pris et les références lacaniennes de sa pratique tracent les limites de son entreprise. Malgré un programme alléchant, on va rester dans des généralités un peu loin du terrain et peu éclairantes hélas !
Ainsi de la notion de "fratricides" mise à toutes les sauces dans un cadre lacanien et servant à expliquer aussi bien le fonctionnement du FLN que celui des islamistes du FIS (le bien-nommé de ce point de vue ... comme elle ose le souligner !)
La question du nom patronymique, également abordée, est également passée au tamis lacanien.
Ainsi, la référence à Frantz Fanon, qui lui au moins s'appuyait clairement sur des cas cliniques, apparaît comme abusive.
Nous avons juste droit à une histoire politique de l'Algérie que l'on peut trouver ailleurs sans les considérations psychanalytiques théoriques de type lacanien qui l'alourdissent sans l'éclairer.
Un livre décevant et inutile de mon point de vue.