Léon TOLSTOI La guerre et la paix

Publié le par Henri LOURDOU

Léon TOLSTOI La guerre et la paix
Léon TOLSTOI La guerre et la paix

Léon TOLSTOÏ

La guerre et la paix

tome 1, traduction de M. J.-W BIENSTOCK et P.LAURENT

Marabout Géant n°40, Editions GERARD & C°

sans date (vers 1965 ?), 670 p.

Tome 2, traduction de Boris de Schloezer (1960)

Folio classique n°288

2002, tirage de 2011, 1056 p.

 

Je n'avais jamais lu cette oeuvre fameuse, parue en 1865-69 en feuilleton dans "Le messager russe" et dont le succès immédiat reste durable.

J'ai découvert fortuitement le tome 1 dans une "boîte à livres". Son édition vieillotte a bien résisté au temps et sa traduction comporte un avantage sur les traductions plus récente : elle ne gomme pas les particularités du français parlé par certains des personnages, tous ou presque membres de l'aristocratie alors francophone. Ainsi le hussard Denissov élide les "r" à la façon des "inc'oyables" et des "me'veilleuses" de l'époque thermidorienne...

Ce parfait bilinguisme de l'aristocratie russe du début du XIXe a parfois été reproché à Tolstoï, c'est ce qui explique certaines éditions du livre entièrement "russifiées"...

On retrouve là l'ambivalence constante de la culture russe entre fascination pour l'Occident et refus total de son influence, comme si le balancier ne pouvait s'arrêter en route sur une position d'équilibre.

De fait on a le sentiment de vivre en ce moment sous forme de cassure sociale et politique cette opposition qui se vit comme absolue, et qui l'est en effet, en matière politique, entre dictature et démocratie libérale.

 

Le livre est un mélange de considérations savantes sur la philosophie de l'Histoire, plaidant en faveur d'une forme de fatalisme, et une chronique familiale de l'aristocratie russe mise en relation avec la situation de la Russie entre 1805 et 1820.

 

Un fatalisme historique à interroger

 

Concernant le premier aspect, on doit comprendre la rupture que représentait ce point de vue avec l'historiographie traditionnelle au service des souverains et de leurs serviteurs directs. Tolstoï établit avec jubilation le constat que les batailles réelles n'ont rien à voir avec leur histoire officielle : loin de la réalisation des plans géniaux des commandants en chef, elles se traduisent en réalité par une non-application quasi-systématique des ordres reçus, irréalisables ou décalés par rapport à la situation sur le terrain, ou mal appliqués par incompétence. De la même façon, leur bilan réel est beaucoup plus ambigu que les communiqués de victoire des uns ou des autres. Le cas emblématique étant la bataille de Borodino, officiellement gagnée par Napoléon, mais qui marque en réalité le début de sa piteuse retraite de Russie.

Cependant, le fatalisme historique défendu par Tolstoï ("ce qui est arrivé devait arriver") tord exagérément le bâton dans l'autre sens. Il y a bien une forme de responsabilité historique des chefs, dont ils ne sauraient être exonérés. Le fait que leur action s'inscrive dans un étroit réseau de contraintes collectives ne dispense pas d'interroger leurs actes et leurs décisions, même non ou mal appliquées.

 

Une aristocratie hors-sol et irresponsable

 

On mesure bien la distance entre cette aristocratie toute-puissante et un peuple quasi-absent et totalement écrasé par ce pouvoir très violent et inconscient de sa violence.

Les états d'âme de ces personnages nous émeuvent plus modérément qu'ils n'ont dû émouvoir des générations précédentes de lecteurs.

En particulier, nous avons du mal à compatir à leurs malheurs financiers et à leurs rivalités.

La place de la mort cependant leur rend leur part d'humanité.

Cependant, comment ne pas voir aujourd'hui le côté futile de leurs débats idéologiques et politiques ? Le réformisme hardi du comte Pierre Bezoukov ou du prince André Bolkonski apparaissent bien mièvres face aux enjeux réels de la société russe de l'époque... De la même façon le conservatisme de Nicolas Rostov apparaît tout aussi dérisoire.

L'apologie implicite de l'ordre social existant a été battue en brèche par les révolutions de 1905 et 1917, quel que soit le bilan hélas négatif que l'on puisse en tirer.

Aujourd'hui l'histoire russe bégaie, avec la régression réactionnaire orchestrée par le sinistre Poutine. Il n'en reste pas moins que la société russe a globalement progressé vers une émancipation qui passe par la liquidation de l'imaginaire impérial, et donc la victoire militaire de l'Ukraine face à l'agression dont elle est l'objet.

 

Un livre hors-norme qui reste fascinant

 

C'est cependant une expérience de lecture à faire. On est constamment tenu en haleine par une histoire prenante, malgré les digressions historico-philosophiques parfois pesantes. J'ai pour ma part eu en tête, tout au long de ma lecture, le souvenir du journal de Sophie Tolstoï, abondamment utilisé par Simone de Beauvoir dans "Le deuxième sexe" comme illustration de l'aliénation féminine mal vécue, en référence au personnage de Natacha Rostov... Une référence stimulante.

La référence également à la "Grande guerre patriotique" de 1941-45 par analogie avec l'incursion napoléonienne de 1812 ne peut être éludée. Et, par opposition, celle avec la guerre actuelle d'agression contre l'Ukraine.

Publié dans Europe, Histoire

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