Henri WEBER De Mai 68 aux enjeux d'aujourd'hui

Publié le par Henri LOURDOU

Henri WEBER De Mai 68 aux enjeux d'aujourd'hui
Henri WEBER
"Rebelle jeunesse"
(Robert Laffont, avril 2018, 288 p.)
"Vingt ans après
Que reste-t-il de 68 ?"
(Seuil, mai 1988, 224 p.)

 

Je choisis mes livres de deux façons : d'après les critiques que j'ai lues (le plus souvent dans "Le Monde des Livres" du vendredi) ou entendues (le plus souvent sur "France culture", le matin à 6h ou à 12h30) ou alors en me fiant à mon instinct en parcourant les tables des librairies.

Ces deux livres procèdent du second type de choix. Je pense avoir choisi le second, lorsqu'il est paru,en raison du parallélisme de l'itinéraire politique de l'auteur avec le mien. Bien qu'il soit de dix ans mon aîné, il est en effet passé du gauchisme au réformisme de gauche comme moi et à peu près en même temps, au début des années 80. Même si nos itinéraires sont différents (il est parti du trotskysme, et moi du maoïsme, il est arrivé au PS, moi aux Verts), nous avons parcouru à peu près le même chemin du deuil des illusions révolutionnaires sans renoncer aux ambitions transformatrices portées par l'élan de Mai 68, et en nous appuyant sur les mêmes penseurs (Morin, Lefort, Castoriadis, Touraine...et même Mendel).

Et donc, dans la profusion des ouvrages du "cinquantenaire", j'ai distingué le sien. Et, comme pour l'ouvrage de trente ans auparavant, que j'ai relu pour la circonstance, je ne l'ai pas regretté.

Je trouve que ce sont les livres à la fois les plus sensibles et les plus intelligents que j'aie lus sur le sujet.

Le premier, qui reprend des pans entiers du second, s'appuie davantage sur la sensibilité, car il s'agit d'une autobiographie.

Comme l'auteur l'explique dans son avant-propos, son ouvrage de 1988 a été réédité tous les dix ans, avec une introduction supplémentaire et un titre transformé : en 1998, ce fut "Que reste-t-il de Mai 68 ?" et en 2008 "Faut-il liquider Mai 68 ?" (en réponse aux propos de Nicolas Sarkozy sur Mai 68 cause de tous les maux de la société). Au passage, il remarque fort justement (constat corroboré par le sondage publié par "le nouveau magazine littéraire" de mars 2018) que Mai 68 "a laissé un bon souvenir dans la mémoire du peuple de gauche (...) C'est pourquoi les commémorations décennales sont devenues un rituel qui n'existe dans aucun autre pays." (p 10)

Mais aujourd'hui, l'a mis en garde Régis Debray (qui ne dit donc pas que des conneries...), "garde-toi de tout nouvel opus théorique (...) Les idées d'Henri Weber on s'en fout, mais la vie d'Henri Weber nous en dira beaucoup sur le temps écoulé." (ibidem)

Écoutant ce sage conseil, Henri, 74 ans, nous livre donc sa part de vérité dans la réponse à ses enfants aux questions qui ouvrent la 4e de couverture : "Comment avez-vous pu être trotskystes, maoïstes, anarchistes...? (...) Pourquoi avez-vous cessé de l'être et vous êtes-vous ralliés à la gauche réformiste ? Pour quelles heureuses raisons n'êtes-vous pas passés à la lutte armée, contrairement aux gauchistes italiens, allemands ou japonais ?"

 

"Rebelle jeunesse" ne constitue que le premier tome d'une autobiographie qui doit en compter un second, dont la parution nous est promise dans deux ans. Il s'arrête avec l'entrée d'Henri Weber au PS en 1985.

Mais auparavant, que d'aventures ! Elles sont symbolisées par la photo de couverture, qui, bien que non légendée, doit avoir été prise après l'interdiction de la Ligue communiste en juin 1973, lors du meeting de protestation organisé par la Gauche au Cirque d'Hiver le 4 juillet (p 197) : "Juché sur un feu de circulation tricolore devant le bâtiment rond des frères Bouglione, au milieu d'une foule de plusieurs milliers de manifestants qui n'avaient pas trouvé de place à l'intérieur, je disposais de puissants porte-voix, tenus à bout de bras par des militants, et pus pousser ma harangue. "Le gouvernement aurait dû interdire le meeting de l'extrême-droite, car l'incitation à la haine des immigrés qui font tourner nos usines n'est pas une opinion mais un délit. Nous n'avons fait que nous substituer à ses carences et appelé les citoyens à appliquer eux-mêmes la règle de droit. L'interdiction de la Ligue est un abus de pouvoir, nous ne la reconnaissons pas !"

Et le rapport de force était à l'époque tel que, après quelques mois, la reconstitution de la Ligue fut tolérée de fait, d'abord sous le nom de "Front Communiste Révolutionnaire", puis sous celui, plus transparent encore, de "Ligue Communiste Révolutionnaire".

 

Quelle époque que celle où un meeting de l'extrême-droite contre l'immigration suscitait de telles réactions !

Ce fait à soi seul juge sans appel ceux qui veulent faire le procès rétrospectif de Mai 68.

A cette époque donc, Henri Weber est l'un des principaux dirigeants de la Ligue Communiste, avec Alain Krivine et Daniel Bensaïd.

Ce groupe, par lequel sont passé des dizaines de milliers de jeunes de l'après-68, n'est pas tombé du ciel.

Il est le produit d'une Histoire qu'Henri Weber, témoin de premier plan, nous raconte avec recul et empathie.

Une histoire d'exil

Son histoire personnelle commence curieusement "le 23 juin 1944 à Léninabad, aujourd'hui Khodjent, deuxième ville de la République socialiste soviétique du Tadjikistan" (p 13-14). Ses parents, juifs de Galicie de la petite ville de Chrzanów, à trente km de Cracovie, y sont internés en camp de travail en raison du refus de son père Leopold de prendre la nationalité soviétique. Ce refus leur a sans doute sauvé la vie car Lvov en Ukraine, où ils s'étaient réfugiés dès septembre 39 (invasion de la Pologne) fut envahie en juin 41 par les nazis, et sa population juive massacrée.

La raison de ce refus était l'appartenance du père d'Henri et de ses frères au Bund, organisation social-démocrate juive de Pologne. Si un des oncles d'Henri envisage une reconversion en Argentine, et un autre son aliya en Palestine, son père rêve alors à la France, à cause de l'affaire Dreyfus, et commence à apprendre le français.

Mais il faut attendre l'été 1946, pour qu'ils obtiennent l'autorisation de seulement retourner en Galicie "pour y construire le socialisme". Un voyage de trois mois des plus dangereux, car arrivés en Pologne, certains trains et cars "étaient attaqués par des groupes armés de nationalistes qui faisaient descendre les Juifs et les Soviétiques, présumés communistes, et les abattaient."(p 20)

Arrivés à Chrzanów, ils découvrent que sur les dix-sept mille Juifs de la ville bien peu étaient restés vivants" et ils vont donc s'installer plus à l'Ouest, en Haute-Silésie, "à Walbrzych, vidée de sa population allemande." Sa mère Mira ne supporte pas le climat antisémite quotidien dans lequel vit le pays. Elle obtient facilement de Leopold la décision de quitter la Pologne dès que possible. Et cette possibilité intervient en 1948 avec la création de l'État d'Israël, soutenue par tout le Bloc de l'Est, et l'autorisation donnée à tous les Juifs de Pologne qui le souhaitent de rejoindre le nouvel État. Mais c'est Paris que rejoint la famille Weber en novembre 1948. Le petit Henri a alors 4 ans et demi.

Leur installation est favorisée par l'existence d'une association des originaires de Chrzanów, qui leur fournit un appartement, un emploi et une concession au cimetière de Bagneux (p 23). Parenthèse pour les "ennemis du communautarisme" : apprenez que les migrants de toutes les époques et de tous les pays (à commencer par les Aveyronnais émigrés à Paris) ont toujours procédé ainsi, et que cet amortisseur de l'arrachement que constitue tout exil est un bienfait pour tous. Il ne devient un problème que lorsqu'il se prolonge indéfiniment sous l'effet de l'hostilité de la société d'accueil : mais la source du problème est bien cette hostilité, et c'est elle qu'il faut traiter.

Mais dans la France des années 50, cette hostilité n'existe pas. Le jeune Henri grandit dans le XXe arrondissement où son père a installé son atelier d'horloger. Il y fait ses études à l'école publique. Ses parents et lui-même et son frère acquièrent en 1959 la nationalité française, après être restés apatrides pendant plus de dix ans. Henri fait partie des meilleurs élèves de CM2 qui réussissent l'examen d'entrée au lycée en 6e. C'est l'occasion pour la famille de changer de quartier en déménageant dans le plus bourgeois IXe arrondissement.

Reste de communautarisme ? Ses parents le font entrer dès son plus jeune âge dans le mouvement scout, laïque, sioniste et socialiste, dont ils étaient membres eux-mêmes, à Chrzanów, et au sein duquel ils s'étaient rencontrés, "l'Hachomer Hatzaïr", la Jeune Garde." (p 32)

Expérience décisive en tout cas pour Henri : il y découvre une vie communautaire à l'idéal égalitaire exigeant. Il s'agit de contribuer, au sein des kibboutz, à "la construction de l'État juif, démocratique et socialiste d'Israël, premier maillon des futurs "États unis socialistes du Moyen Orient".(p 34)

"On imagine l'exaltation que suscitait dans nos jeunes âmes ce projet de vie : le "mouvement" nous offrait un présent passionnant, fait d'une riche palette d'activités ludiques, sportives, culturelles, artistiques. Et nous promettait un avenir radieux, saturé de sens." (p 35)

C'est là qu'il rencontre, adolescent, celle qui sera sa compagne de vie et de militantisme pendant dix-sept ans.

Une politisation précoce

Sur fond de guerre d'Algérie, Henri adhère dès ses seize ans, en 1960, aux Jeunesses Communistes dans son lycée Jacques-Decour. Il s'agit d'une adhésion exigeante : dans son cercle il demande aux prof communistes de faire des conférences sur les sujets embarrassants : le "rapport Khrouchtchev", l'intervention du Pacte de Varsovie en Hongrie de 1956, le trotskysme... Il participe parallèlement à "l'Université nouvelle", organisée le soir à destination des "travailleurs assoiffés de savoir" par le Parti, au 44 rue de Rennes, avec des intervenants comme Henri Lefebvre, Roger Garaudy et Lucien Sève ( p 39-40). Il y acquiert une solide formation marxiste complétée par la lecture de Georges Politzer.

Mais son activité principale, avec ses camarades de la JC, est la lutte pour la paix en Algérie. Il était, nous dit-il, "de toutes les manifestations, prenant (sa) part de coups de "bidule" (longues matraques policières d'1,20 m alors en usage). A celle de l'Unef, le 27 septembre 1960 à la Mutualité, qui marqua l'irruption sur la scène politique du mouvement étudiant, comme force motrice de la lutte contre le colonialisme; celle de Charonne, le 8 février 1962, en protestation contre les "ratonnades" qui avaient suivi la manifestation algérienne du 17 octobre 1961...." (p 42-3). A noter la violence policière constante et parfois mortelle, comme à Charonne, dans ces manifestations. Une violence qui réémerge aujourd'hui...Et qui suscite, logiquement, une contre-violence de certains manifestants, comme on le verra en Mai 68.

A la même époque surgit une révolution qui soulève l'enthousiasme de cette jeunesse politisée de gauche : la révolution cubaine. Une révolution improbable contre une dictature mafieuse soutenue par le gouvernement des États-Unis, menée par un groupe de jeunes guérilleros barbus, initialement démocrate et nationaliste, qui se radicalise face à l'embargo étatsunien et se tourne vers le "camp socialiste" dirigé par l'URSS. Cette révolution montrait que "la révolution socialiste pouvait vaincre en-dehors des partis communistes, même dans l'arrière-cour de l'impérialisme américain". (pp 44-46)

Ce sont ces causes et ces combats qui éloignent Henri et sa petite amie du sionisme de gauche de l'Hachomer Hatzaïr : au lieu d'aller s'installer en kibboutz en Israël, ils choisissent de rester en France et de participer au vaste mouvement mondial qui va mettre fin à l'antisémitisme et au racisme par la révolution anticapitaliste. Par contre, son frère Victor, lui, persiste et vit encore aujourd'hui en Israël. C'est une première rupture avec le déterminisme familial.

Une radicalisation générationnelle

Avec son entrée en 1962 à la Sorbonne, une fois son bac en poche, Henri va vivre la grande explosion universitaire, conséquence du baby boum et de la (timide encore) démocratisation de l'enseignement. C'est, nous dit-il, sa génération qui va connaître la fin de l'ancienne Université élitiste, avant l'apparition des "annexes" hors Quartier Latin de Nanterre, Censier, Jussieu...dans le courant des années 60. Inscrit en sociologie, matière alors toute nouvelle, il bénéficie de l'enseignement de Raymond Aron, Jean Bruhat, Georges Gurvitch, professeurs, mais aussi de jeunes maîtres-assistants qui s'appellent Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, André Passeron, Madeleine Rebérioux...

Bien qu'inscrit à l'Unef (qui était alors nous rappelle-t-il "une authentique organisation de masse" : voir aussi à cet égard le témoignage de JL Moynot), il s'investit plutôt à l'UEC, l'Union des Étudiants Communistes, qui va s'avérer un véritable "bouillon de culture" du futur "gauchisme" (p 54-7).

Cette histoire a déjà été racontée ailleurs ("Génération - 1.Les années de rêve " de Hervé Hamon et Patrick Rotman, "Points Actuel" n°90 , 1990), mais il est intéressant de voir comment elle a été vécue par un individu particulier. Et comment s'articulent histoire familiale, histoire générationnelle et histoire individuelle.

Car par sa famille, Henri est "spontanément antistalinien"(p 59). Et donc il doit concilier cela avec son adhésion à un Parti, le PCF, dont la direction est "la plus stalinienne d'Europe"(p 58).

Il va résoudre cette contradiction par l'adhésion au trotskysme grâce à la théorie de "l'État ouvrier dégénéré" : les bases du socialisme authentique sont là (propriété collectives des moyens de production et d'échange, planification centralisée du développement des forces productives, garantie de l'emploi, l'éducation, la santé et la culture pour tous) mais elles ont été dévoyées par une "direction traître" (la "bureaucratie") qui en détourne le bon usage.

C'est donc assez facilement qu'il se laisse "convertir" par Alain Krivine (lui-même "vieux " militant communiste orthodoxe converti par son frère, p 63), mais il lui faut, pour franchir le pas, des lectures suffisamment convaincantes, qui furent celle de l'historien Pierre Broué avec son "Le Parti bolchevique. Histoire du PC de l'URSS" , qui le fit "basculer dans le trotskysme", et celle de l'économiste Ernest Mandel dont le "Traité d'économie marxiste" lui fit choisir la tendance "pabliste" dont Krivine était l'émissaire (p 68).

A partir de 1963-4, Weber et Krivine vont fonder un tandem pour élargir leur cercle, en s'appuyant d'abord sur l'élection d'Henri comme secrétaire de l'UEC Sorbonne-lettres (4 à 500 militants organisés en une dizaine de "cercles" par discipline universitaire, faisant alors de la Sorbonne une véritable place-forte de la gauche étudiante, tout comme à l'époque la faculté de Droit de la rue d'Assas était une place-forte de l'extrême-droite issue des courants "Algérie française". Ces deux pôles militants s'affrontant régulièrement lors d'expéditions punitives chez l'un ou l'autre, suivant le cycle des représailles ; où celui qui n'attaquait pas, ne cherchait qu'à se défendre, selon la formule de Coluche à propos de son "prêtre-blouson noir", à coup de pieds de chaise, manches de pioche et autres barres de fer. Le port-folio du livre nous montre d'ailleurs une photo de la cour de la Sorbonne en mars 66, publiée sur une double page dans Paris-Match "qui fera plus pour (la) gloire (d'Henri ) que (ses) harangues les mieux inspirées".

Ces épisodes témoignent de deux choses difficiles à démêler : une culture machiste alors incontestée d'une part (il faut à ces jeunes hommes montrer "qu'ils en ont"), et , d'autre part, un raisonnement politique qui a depuis tourné court, résumé par le slogan : "Il faut écraser la peste brune dans l'oeuf", issu de l'expérience malheureuse des années 20 et 30 où la lutte antifasciste fut trop longtemps négligée.

Cette lutte antifasciste radicale nous renvoie à notre introduction. Elle fut jusque dans les années 80 partagée dans de larges secteurs de la jeunesse scolarisée, mais sous des formes de plus en plus pacifiées par l'essor du féminisme. Aujourd'hui elle s'est réfugiée dans certains groupes d'obédience anarchiste qui continuent une guerre confidentielle avec les groupes d'extrême-droite les plus violents, comme l'a montré la mort malheureuse de Clément Méric en 2013. Mais cette affaire montre justement une résurgence de la sensibilité antifasciste qui converge avec la dénonciation des violences policières à connotations racistes comme le montre la commémoration de 2018, où la soeur d'Adama Traoré, abattu par des gendarmes, a pris la parole. (https://www.lexpress.fr/actualite/societe/5-ans-apres-la-mort-de-clement-meric-un-millier-d-antifas-dans-les-rues_2013789.html)

A côté cependant de l'antifascisme, l'action de ces militants se conjugue avec celle de jeunes catholiques eux aussi radicalisés (ce sont eux qui ont fait basculer l'Unef dans la dénonciation de la guerre d'Algérie et qui vont fournir ses troupes étudiantes au PSU).

Elle s'étend également on l'a vu à l'anti-impérialisme pour défendre la révolution cubaine, mais va prendre un tour de plus en plus centré sur la dénonciation de l'intervention américaine au Vietnam, qui se systématise à partir de 1966.

Et également, marxisme oblige, un soutien à des luttes ouvrières en plein essor en raison de l'industrialisation accélérée et de l'exode rural qui l'accompagne : les ouvriers venus de la campagne importent leur culture de la violence dans l'action revendicative, face à un Etat autoritaire qui traite tout désordre par la matraque.

Ces luttes d'un nouveau type connaîtront leur apogée au début des années 70, avec des occupations de locaux et des séquestrations de cadres qui feront la joie de tous les gauchistes.

Pour l'heure, elles sont soigneusement analysées par les militants trotskystes "pablistes" qui diagnostiquent un "cycle de luttes ascendant".

Mais auparavant, il faut que cette nouvelle gauche radicale s'autonomise. Et la direction du PCF va l'y aider.

La liquidation de l'UEC

Ce qui va favoriser l'entreprise de reprise en main/liquidation de l'UEC est la coexistence, au sein de cette organisation globalement radicalisée, de trois tendances bien distinctes : les "Italiens" (plus âgés et dirigeant l'organisation) sont avant tout attachés à l'indépendance vis-à-vis de Moscou, théorisée et revendiquée par le Parti Communiste Italien, et à la liberté intellectuelle et culturelle ; les maoïstes, dont le centre intellectuel se situe à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, veulent redonner au Parti sa vigueur révolutionnaire à travers la rigueur théorique revendiquée par leur maître à penser, Louis Althusser; et enfin les trotskystes "pablistes" auto-qualifiés "d'opposition de gauche" veulent sortir du stalinisme en construisant un nouveau Parti révolutionnaire.

En s'appuyant sur ces différences, transformées en divisions, la direction du PCF va exclure successivement la direction "italienne" (avec le soutien des maoïstes), puis les trotskystes (qui ont préparé, eux, leur sortie en se structurant aussitôt dans une nouvelle organisation : la JCR, alias "Jcreu") et enfin les maoïstes, qui vont eux aussi créer leur organisation : l'UJC ML, alias "Uji"). Au final, en 1967, l'UEC est devenue un groupe fantomatique, et le terrain étudiant est occupé par ceux que le Parti et la presse vont baptiser "les groupuscules gauchistes"...

Dialectique de la révolution mondiale et explosion généralisée des luttes

La nouvelle JCR, qui tient son congrès fondateur en mars 1967, dispose d'une analyse de la situation issue d'un stage de Noël 1965 de ses futurs cadres à Briançon et testé auprès de ses futurs militants, démarchés dans toute la France, durant celui de l'été 1966 tenu à Bressuire (Deux-Sèvres) . Elle est principalement inspirée des analyses d'Ernest Mandel.

Celles-ci partent de "la dialectique des trois secteurs de la révolution mondiale (...) : la révolution anti-impérialiste des peuples colonisés du tiers-monde, la révolution anti-bureaucratique de ceux de l'Est qui ploient sous le joug du totalitarisme stalinien, la révolution anti-capitaliste dans les pays industrialisés d'Occident"(p 79). Si seule la première semble alors évidente, Mandel pense que la "crise du stalinisme" est entamée et qu'elle est irréversible. Quant à l'Occident, il s'appuie sur le cas de la grève générale de cinq semaines qui a eu lieu en Belgique en décembre 60-janvier 61 pour diagnostiquer la fin du cycle pacifique inauguré en 1945 en raison de la montée progressive des contradictions du système qui vont bloquer la croissance inégalée du PIB.

C'est sur cette analyse que vont s'appuyer pendant plus de dix ans Weber et ses amis pour construire une stratégie reposant sur "l'explosion généralisée des luttes".

Mai 68 : une répétition générale ?

La particularité des dirigeants de la JCR, qui les distingue de tous les autres gauchistes, c'est qu'ils n'ont pas été surpris par les événements. Ceux-ci en effet semblaient confirmer en tous points leurs analyses. Et ils vont continuer à flotter sur leur petit nuage jusqu'au milieu des années 70, en continuant à renforcer leur petite entreprise politique : préparer l'avant-garde dont le prolétariat aura besoin le moment venu.

C'est ainsi qu'ils s'appuient sur la jeunesse scolarisée pour construire une organisation, la Ligue Communiste, appelée plus tard LCR, appelée à s'étendre dans la classe ouvrière à la faveur d'une crise renforcée du stalinisme et de la social-démocratie, les fameuses "directions traîtres".

Et tous les gauchistes semblent dans un premier temps prospérer à la faveur de "l'explosion généralisée des luttes" qui suit en effet le premier séisme de Mai.

Cependant, les luttes en question ne sont pas centrées sur l'affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat : des femmes aux homosexuels, en passant par les langues régionales, l'École, l'Armée, les prisons, les asiles psychiatriques, les luttes environnementales (nucléaire), ce sont tous les secteurs marqués par l'oppression autoritaire et le centralisme français qui entrent en dissidence. Et les plus séminales de ces luttes sont celles qui vont donner naissance au mouvement écologiste, à travers la remise en cause du modèle productiviste-scientiste-consumériste concurremment à la remise en cause de l'oppression machiste et de la culture de la violence.

Parallèlement, et contrairement aux attentes gauchistes, non seulement la crise du stalinisme ne profite pas aux organisations révolutionnaires, mais la social-démocratie, déconsidérée par la guerre d'Algérie, renaît de ses cendres et va aspirer peu à peu la moëlle non seulement du PCF, mais aussi des gauchistes eux-mêmes....sauf de ceux qui auront eu la lucidité de faire leur tournant écolo (beaucoup d'ex-maoïstes comme moi).

Un bilan honnête

Henri Weber, et c'est ce qui me plaît chez lui, ne se cache pas derrière les boîtes d'allumettes. Tirant le bilan de l'échec d'une stratégie qui s'appuyait sur un diagnostic faux, il ne cherche pas de "responsables extérieurs" pour éviter de dire "je me suis trompé". En cela, il diffère de tous ces ex-ou actuels dirigeants imbus d'eux-mêmes , et si prompts à désigner des adversaires déloyaux qui expliqueraient toutes leurs difficultés.

Ce bilan, c'est aussi le nôtre à nous les ex-gauchistes. C'est pourquoi je tiens à le partager avec lui. Et en tirer, comme lui, toutes les leçons politiques.

Quelles perspectives ?

Il est à présent clair pour moi , comme pour Henri Weber, que l'action politique doit intégrer la question du compromis tout en gardant un horizon de radicalité, ce qu'il appelle une "utopie réaliste" : "Faire l'Europe, et de l'Europe la première démocratie économique, écologique et sociale, foyer d'une nouvelle Renaissance et levier d'une autre mondialisation." (p 265)

Mais pour cela, nous devons naviguer en permanence entre deux écueils : celui de la transformation du compromis en compromission par oubli de l'horizon radical, et celui de la transformation de l'horizon radical en impuissance pratique au nom de la pureté de l'idéal.

Le premier écueil a souvent fait échouer le navire social-démocrate. Inutile d'épiloguer longuement, sauf à souligner le fait que la question des ambitions personnelles et de l'attrait du pouvoir joue ici un rôle central. Donc toute institution reposant sur un pouvoir plus personnel que collectif est plus souvent propice à cette dérive.

Le second est le lot de la gauche radicale, plus présente en France qu'ailleurs en raison de la tradition du "style français de protestation" pendant du "style français d'autorité" analysé par Stanley Hoffmann dans ses "Essais sur la France" et présenté ainsi par Henri Weber dans son livre sur Mai 68 :

"Elle (la protestation) revêt, en premier lieu, un caractère destructeur marqué par le refus de coopérer avec "l'ennemi", responsable de la mesure ou de la situation contre laquelle on proteste, pour parvenir au changement désiré. "Le but de la protestation n'est pas tant de redresser le mal, écrit Hoffmann, que de punir son auteur."

Négative, cette protestation est également "totaliste" : on ne peut parvenir au changement désiré sans transformer au préalable les fondements mêmes de l'ordre politique et social. La protestation française n'est pas pragmatique mais idéologique.

D'où un troisième trait spécifique : le défaitisme; confrontés à l'ampleur herculéenne de leur tâche, les protestataires français sont, plus ou moins consciemment, habités par le désespoir de n'aboutir jamais. Ils ne croient pas au fond à leur possibilité de vaincre et entendent surtout servir d'exemples aux générations à venir, témoigner devant l'histoire." ("Vingt ans après", p 60)

 

Comment ne pas retrouver ici une posture encore agissante en 2018 ?

 

Or, "l'effondrement de la culture révolutionnaire"(p 182et sq) amène les "militants à vouloir voir désormais "le bout de leurs actes" (...) comme le dit joliment Gérard Mendel" (p 188)

 

Cette rupture progressive avec les "styles français" de l'autorité et de la protestation est toujours en cours comme le montre le début du quinquennat macronien et les réactions qu'il suscite.

 

Entrer enfin dans une "démocratie adulte" est la condition de mise en oeuvre de "l'utopie réaliste" appelée de ses voeux par Henri Weber.

 

J' y ajouterai pour ma part une vision plus pessimiste de l'avenir, née de ma réflexion d'écologiste : le progressisme d'Henri Weber me semble en effet encore un peu naïf, face à la perspective d'effondrement de notre civilisation thermo-industrielle. La Renaissance qu'il appelle de ses voeux risque d'être précédée d'un âge obscur où il faudra préserver des forces de solidarité et de résilience autant qu'il sera possible. Dans cette entreprise, toutes les convergences basées sur les valeurs humanistes doivent être privilégiées.

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