Léonora MIANO Pour décoloniser l'Occident

Publié le par Henri LOURDOU

Léonora MIANO "Tels des astres éteints", Plon, 2008, 409 p.

 

Pour une décolonisation des âmes,

et pour le règlement de la facture coloniale.

 

J'ai découvert Léonora MIANO en l'entendant sur France-Culture tôt le matin en septembre 2016 :

https://www.franceculture.fr/emissions/paso-doble-le-grand-entretien-de-lactualite-culturelle/leonora-miano-cest-normal-de

Son propos radical allié à l'extrême modération de son parler, très apaisant et musical, m'ont poussé à aller plus loin dans la découverte de son oeuvre.

J'ai choisi ce roman de 2008, son 3e publié, car contrairement aux deux premiers qui ont pour cadre l'Afrique, il choisit, comme son auteure, le cadre du Nord, et plus exactement de Paris, pour poser la problématique des relations entre ex-colonisés et ex-métropole.

Une problématique qui nous concerne tous, à travers un regard renouvelé sur nous-mêmes, celui des ex-colonisés qui veulent sortir du traumatisme colonial de façon radicale.

Les trois personnages du roman représentent trois facettes de cette relation et de cette tentative d'en sortir pour les jeunes générations.

 

Le premier, Amok, fils d'une famille de dominants d'un Etat post-colonial, a fui sa famille et son pays pour chercher au Nord les moyens d'être lui-même. Il représente tous ceux qui ont fui pour d'autres raisons qu'économiques :

"Ce n'était pas la misère qui poussait au départ. Dans le monde entier, des millions de miséreux restaient sur leur sol de naissance. Ceux qui venaient jusqu'ici étaient mus par un désir plus intime. Souvent difficile à circonscrire par le verbe." (p 43)

"La plupart du temps une blessure inguérissable. Quelque chose qu'on ne pardonnait pas au pays. Qui ne passait pas. Pour Amok la distance n'avait pas fait du pays un paradis perdu. Il ne s'agissait toujours que d'un séjour infernal dont il cherchait la sortie." (p 45)

 

Le deuxième, Shrapnel, est un Africain du peuple, venu chercher au Nord le secret de sa domination pour redonner à l'Afrique sa liberté :

"Pour lui, l'essentiel était de conserver l'origine en soi, de vivre pour panser les plaies de la matrice. Le Nord en particulier se devait à eux. Le sang et la dignité des leurs avaient servi à son édification. Leurs douleurs encore tues et leurs errances méconnues continuaient de figurer en bonne place, parmi les composantes de son développement. Quoi qu'on dise. Il était parfaitement sensé de vouloir présenter l'addition. Pour Shrapnel, cependant, il n'y avait qu'une manière efficace de rédiger l'incontournable facture. Ce n'était ni la guerre, ni le séparatisme, ni la détestation des autres peuples. Il s'agissait de faire expirer un système, pas des hommes. La solution viendrait de la confiance retrouvée en soi-même. Cela n'avait l'air de rien, cela tenait en quelques mots. C'était pourtant ce qu'il y avait de plus difficile à accomplir : faire en sorte que ceux qui avaient intériorisé le mépris manifesté à leur endroit, cessent d'attendre que d'autres valident leur humanité. Qu'ils cessent de justifier leur être au monde..." (p 81)

 

Enfin, Amandla est venue pour régler les comptes avec le Nord, dans un esprit séparatiste : élevée par sa mère, descendante d'esclaves, dans un département d'Outre-mer, elle a été nommée Amandla car "Amandla, c'est le pouvoir, dans une des langues qui nous furent ravies"(p 82) (le zoulou : note de bas de page).

"Ainsi dès son plus jeune âge, Amandla avait appris qu'être kémite n'était comparable à rien d'autre, qu'il fallait dire kémite, pas noir, parce que d'autres avaient la peau noire sans être des Kémites, qui étaient un peuple unique, les seuls dont on ait dit un jour qu'ils n'étaient pas des humains. Tout au plus leur avait-on accordé trois cinquièmes de ressemblance avec les hommes (résumé de la note appelée en bas de page : considérants du 14e amendement de 1868 à la Constitution des Etats Unis accordant le droit de vote aux Noirs). Ils étaient les seuls qu'on ait réduits en esclavage sur la base unique de leur carnation (...) La couleur était signifiante. Le racisme affectait bien des humains, dès lors qu'il étaient minoritaires sur un territoire, exposés au rejet des autochtones. L'antikémitisme différait du racisme, n'était pas uniquement le crachat lancé sur la différence. L'antikémitisme était la détestation de l'essence kémite, une volonté de bannir un peuple du genre humain." (p 95-97)

"Babylone n'avait pas de vie à offrir. Pas de contenu, aucun sens. Le Nord ne pouvait rien donner d'autre aux Kémites que le vague à l'âme, la suspension dans le vide.(...) Il les voulait vides, sans âme, malléables, assimilables, modelables à merci.(...) Bientôt, il voudrait sans doute tolérer un peu de couleur : les minorités visibles avaient crû en nombre, il ne pouvait plus l'ignorer. Il saurait donc moucheter sa façade de quelques tâches sombres, acheter un semblant de paix sociale, prétendre que les comptes étaient soldés, affirmer encore que ce pays était grand. Parfaitement à la hauteur de ses idéaux : liberté, égalité, fraternité. (...) sur les écrans de télévision. Il y avait certes des Noirs. Surtout des femmes n'ayant pas les traits trop négroïdes, ne portant pas les cheveux crépus. Ces femmes kémites (...) ne menaçaient en rien le patriarcat nordiste. Au contraire elles étaient ses trophées." (p 100-101)

 

Ces trois personnages vont se croiser. La première fois lors d'une réunion semi-clandestine de la "Fraternité Atonienne", mouvement identitaire revendiquant le passé glorieux de Kemet (l'Afrique) à travers l'héritage de la civilisation égyptienne.

Amok, venu poussé par Shrapnel, n'est pas entièrement convaincu : "Il fallait se souvenir. Certes. Il était cependant déconseillé de séjourner dans la mémoire. Il était par ailleurs malhonnête de ne pas évoquer le prévarications des actuels dirigeants subsahariens. Les Nordistes avaient (...) commis des crimes que nul n'était obligé de pardonner(...). Pourtant il était impossible d'oublier les nombreux fossoyeurs kémites de leur propre population (...) Amok ne croyait pas au lavage de cerveau qui aurait transformé les chefs d'Etat subsahariens en pantins du Nord. Il pensait que ces hommes prenaient librement de mauvaises décisions. Il n'avait pas entendu dire qu'il fallait les chasser à tout prix." (p 211-212).

Cependant une oratrice lui a "tapé dans l'oeil" : Amandla. Elle-même adepte réticente de l'idéologie atonienne, qui lui semble passer à côté de l'essentiel : revenir à Kemet, et abandonner Babylone.

Elle critique la double impasse de "l'intégration" et du séparatisme. "on leur disait que la République ne reconnaissait pas les communautés, quand un gang d'hommes blancs ayant fait leurs études dans les mêmes écoles, fréquentant les mêmes cercles, maîtrisant des codes connus d'eux seuls, tenait le pays , ordonnant à d'autres de le faire prospérer, de s'échiner à maintenir la Croissance (...) (Mais) très vite, ils seraient confrontés à l'absurdité de la logique séparatiste, puisqu'ils reconnaîtraient que cette maison n'était pas la leur. Ils verraient qu'installer son lit sous le toit d'un autre, c'était se condamner à n'avoir jamais de demeure à soi." (p 250)

Parallèlement, Shrapnel rencontre une Blanche qui n'est pas "kémitisée" : elle le voit comme un individu, et non comme un Noir. Ce qui le trouble profondément : il se retrouve dans la posture "individualiste" qu'il reprochait à Amok, par ailleurs son meilleur ami.

Ainsi les trois logiques, apparemment contradictoires, qui guidaient les trois personnages se retrouvent confrontées. Et l'on peut mesurer leur dénominateur commun : le désir d'émancipation, qui constitue de fait le fil rouge du livre. Et de toute l'oeuvre en réalité de Léonora MIANO, qualifiée par "Le Monde" de "féministe et post-coloniale" :

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/08/24/crepuscule-du-tourment-de-leonora-miano-une-uvre-feministe-et-postcoloniale_4987125_3212.html

PS La "bande son" du livre détaillée en post-face rappelle l'importance de la musique qui accompagne et structure cette histoire.

Nous n'en retiendrons que les principaux titres : ceux qui donnent leur nom aux différentes parties.

Afro blue, chanté par Dianne Reeves et Dee Dee Bridgewater

Straight ahead et Left alone par Abbey Lincoln

Angel eyes par Jimmy Scott

Round midnight, "immense classique, si facile à trouver qu'aucun conseil n'est nécessaire"(p 406)

Publié dans Histoire, Immigration

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article