Robert ANTELME L'espèce humaine

Publié le par Henri LOURDOU

Robert ANTELME L'espèce humaine
Dionys MASCOLO
Autour d'un effort de mémoire
Poche Maurice NADEAU, mars 2023, 108 p.
Robert ANTELME
L'espèce humaine
Édition revue et corrigée 1957,
réédition 1978, TEL n°26, Gallimard, 308 p.

 

 

Sur une lettre de Robert ANTELME

 

Le premier texte, paru initialement en 1987, est un commentaire d'une lettre de Robert ANTELME (1917-1990) du 21 juin 1945.

Il constitue à l'évidence un éclairage utile à son livre "L'espèce humaine", paru initialement en 1947, et qui est aujourd'hui tenu pour l'un des témoignages majeurs sur l'expérience concentrationnaire.

Le lien d'amitié intime entre ces deux hommes, leurs engagements communs ultérieurs, dont a témoigné souvent leur ami commun Edgar MORIN, donnent son sens à cet écrit d'un abord pas franchement facile; j'ai dû reprendre ma lecture à deux fois pour en percevoir tout l'intérêt.

Mais finalement j'en retire ceci .

Pour MASCOLO, le retour à la vie d'ANTELME, après avoir frôlé la mort à son retour du camp dans des circonstances qu'il relate ici précisément (pp 46-61), est une forme de re-naissance au sens fort. Et il en a partagé toute sa vie l'impact, dont il s'efforce de nous faire partager la puissance en publiant cette lettre et en la commentant.

Pour lui, cette lettre à lui adressée, et qu'il avait oubliée pendant plus de 40 ans, s'adresse en réalité à chacun·e de nous.

Que nous dit-elle ? Qu'il convient d'échapper au désespoir et aux habitudes pour être pleinement un humain. Que la conscience du mal subi ne doit pas conduire au ressentiment et au partage de l'espèce humaine en deux, mais à une forme d'innocence ouverte au monde et aux autres : "innocence insoumise, et parfois insurgée, et qu'il (faut) reconquérir sans cesse, chaque coup reçu poussant d'abord vers les refuges du renoncement adulte." (p 92)

C'est à cette aune qu'il nous faut mesurer notre lecture de "L'espèce humaine".

 

"L'espèce humaine" : témoignage et manifeste

 

Je suis entré difficilement dans ce livre, comme d'ailleurs, je m'en aperçois, dans tous les témoignages de ce genre d'expérience extrême, car je suis hanté par l'obscénité du voyeurisme et du sentimentalisme, fort justement dénoncés par Charlotte LACOSTE.

Mais je n'ai pu le lâcher une fois entamé, tant il refuse ce genre d'effets et possède ce que, faute de mieux, je qualifierai de "tenue". Cela sans aucune fausse pudeur, qui relèverait pour le coup d'un refus de témoigner préjudiciable à la nécessaire recherche de la vérité.

Écrit en 1946-7, publié en 1947 par la petite maison d'édition qu'il avait créé avec Marguerite DURAS, il était alors passé un peu inaperçu, jusqu'à sa réédition, revue et corrigée, par Gallimard en 1957, dans la collection "blanche" des ouvrages de littérature générale.

Dans son "avant-propos", daté de 1947, il précise les conditions de son expérience concentrationnaire et les raisons de son récit.

Celles-ci, tout d'abord, font écho au récit de son retour par MASCOLO, évoqué plus haut.

Celui-ci en effet insiste sur le fait que durant tout le voyage en voiture depuis l'Allemagne, puis durant les jours suivants à Paris, ANTELME n'a cessé de lui parler, pratiquement jour et nuit sans interruption. Ici, ANTELME entame son "avant-propos" par ces mots : "Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. (...) Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps." (p 9)

Il a donc fallu une forme de renoncement à "tout dire" pour passer à l'étape du témoignage écrit. Pour cela, il fallait à la fois circonscrire précisément le champ de ce témoignage, et en tirer un sens.

 

Un témoignage circonscrit

 

Il s'agit ici de reconstituer l'histoire d'un "commando" dépendant du camp de Buchenwald, Gandersheim, du 1er octobre 1944 au 30 avril 1945. Avec cette particularité que son isolement du grand camp et sa dimension réduite (500 prisonniers) ne permirent pas aux détenus politiques d'organiser la moindre résistance collective : "A Gandersheim, nos responsables étaient nos ennemis (...) En face de cette coalition toute-puissante (des SS et des kapos) , notre objectif devenait le plus humble. C'était seulement de survivre." (pp 10-11).

 

Le sens du témoignage

 

C'est de cette situation extrême qu'ANTELME dégage le sens de son témoignage. Il s'agit d'un plaidoyer en faveur d'un humanisme radical.

Cela est particulièrement bien exposé p 229 : "la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement , la caricature extrême -où personne ne veut , ni ne peut sans doute se reconnaître -de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien "monde véritable" auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces – ou plus exactement comme si l'appartenance à l'espèce n'était pas sûre, comme si l'on pouvait y entrer ou en sortir, n'y être qu'à demi ou y parvenir pleinement, ou même n'y jamais parvenir au prix de générations - , la division en races ou en classes étant le canon de l'espèce et entretenant l'axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : "Ce ne sont pas des gens comme nous.".

Nous rejoignons ici l'analyse du déchaînement de la violence que j'avais relevé dans "Les Bienveillantes " de Jonathan LITTELL. C'est bien parce que la reconnaissance de l'humanité de l'autre met en péril leur idéologie que les SS en sont réduits à l'éliminer.

Inversement, cette reconnaissance de l'unité de l'espèce amène ANTELME à conclure : "Tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d'exploités, d'asservis, et impliquerait par là-même, l'existence de variétés d'espèces, est faux et fou."(p 230)

 

Il en tirera toutes les conséquences par une vie d'engagement contre l'exploitation et l'oppression.

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