Facebook et le débat public : refonder la démocratie à l'ère du numérique non régulé

Publié le par Henri LOURDOU

Facebook et le débat public :

Comment refonder la démocratie à l'ère du numérique non régulé ?

 

Voici tout d'abord le courriel que j'ai envoyé à un magazine de mon syndicat :

 

"Vivre dans une société numérique ? Oui mais laquelle ?

En découvrant le thème du dossier du dernier n° de "Fil Bleu" (magazine des retraités CFDT) de janvier-février 2019 , je me suis d'abord réjoui de voir aborder un débat crucial. Appâté par la chronique très pertinente de Danielle Rived (p 2) sur la dérive des réseaux sociaux, j'ai été cruellement déçu par un dossier uniquement centré sur la question de la "fracture numérique", question certes nécessaire mais loin d'être suffisante pour cerner les enjeux du numérique. Cette façon d'y entrer me semble hélas encore trop partagée à la CFDT.

Elle repose sur une vision de la technique très naïve que j'avais déjà relevée dans le livre de Laurent Berger et Pascal Canfin "Réinventer le progrès"'(2016) :

Changement technologique : faux débat et vrais enjeux

Selon L Berger, "la question politique, c'est moins la technologie elle-même que ses usages et ses impacts. C'est là que nous devrions avoir des débats. Dès lors on peut regretter l'attitude de certains écologistes qui refusent systématiquement toute recherche technologique. Ainsi, la section CFDT de l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) avait plutôt mal vécu la destruction de champs d'études sur les OGM. Nos militants ne sont pas spécialement favorables aux OGM, mais ils estimaient qu'on a le droit de les étudier et d'évaluer leurs impacts."(p 44-45)

Ici, sous couvert d'avoir une position "équilibrée", nous prenons L Berger en flagrant délit de caricature et de déni.

La caricature, c'est, en attribuant à "certains écologistes" (mais lesquels ?) le refus systématique "de toute recherche technologique", d'induire dans l'esprit du lecteur que ce serait-là plus ou moins potentiellement la position de tout écologiste. Or, outre qu'on ne sait quels écologistes accepteraient de se voir attribuer cette position caricaturale, cela fait passer le déni qui précède.

Et ce déni est de taille, et particulièrement discutable.

Il s'agit en effet du déni portant sur le caractère neutre des technologies.

Car, en affirmant que "la question politique, c'est moins la technologie elle-même que ses usages et ses impacts", L Berger évacue non seulement toute la réflexion critique, pourtant très riche, sur l'Histoire des techniques, et son lien avec les rapports sociaux, mais aussi les luttes collectives auxquelles les choix technologiques ont donné et donnent encore lieu.

Je renvoie à cet égard par exemple à Nicholas CARR ("Remplacer l'humain -critique de l'automatisation de la société", 2014) ou Sébastien BROCA ("Utopie du logiciel libre", 2018).

Il en ressort nettement, et ce n'est là un propos ni extrémiste ni systématique, qu'à toutes les étapes des progrès technologiques, des choix sont faits, même de façon implicite, et qu'ils sont, dans la plupart des cas (mais pas toujours), et notamment aujourd'hui, faute de se poser explicitement la question, faits en fonction de l'optimisation du profit des entreprises, et non des conditions de travail des producteurs, ou de l'intérêt à long terme des consommateurs...

En évitant de se poser la question, le syndicalisme abandonnerait de lui-même une partie de ses prérogatives, en se condamnant à ne traiter que les conséquences, en aval, de technologies qu'on aurait pu orienter autrement en amont."

 

il y a là tout un champ à investir pour la réflexion et l'action syndicale, faute de quoi nous serons condamnés, comme Danielle Rived, à déplorer les conséquences sociétales de choix technologiques sur lesquels nous aurions renoncé à peser."

 

 

Peu après je lis avec plus d'intérêt encore un éditorial du supplément "Éco&Entreprise" du "Monde" (daté du 10-01-19) signé par Philippe Escande et titré "Plates-formes et débat public".

Centré sur la concomitance du lancement par Emmanuel Macron d'un "grand débat public" et de la "résolution de l'année 2019" de Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, de se consacrer à la réflexion sur les effets de son réseau social sur le débat public.

L'auteur ironise un peu sur ce dernier : "Il a mis un certain temps à se rendre compte qu'avec 2 milliards de membres dans le monde, sa communauté avait une influence considérable sur la marche du monde." Et il rappelle que "la réputation de son entreprise (a été) entachée en 2018 par des scandales à répétition" illustrant "l'absence de régulations interne et externe pour contrôler les agissements du plus puissant réseau social du monde".

 

Au-delà de ces scandales ("siphonnage des données privées, influence de la Russie sur les élections américaines, campagne de dénigrement contre le milliardaire Georges Soros"), c'est le fonctionnement-même de Facebook qui pose problème.

 

Car on assiste à un "grand paradoxe de ces nouvelles agoras : en voulant donner la parole à chacun, elles appauvrissent la parole de tous. Le débat n'est pas public mais communautaire , refermé sur ses chapelles. Par rencontres affinitaire, comme on dit sur le sites de rencontres. Les voix discordantes ne se rencontrent plus, les compromis non plus. Instrument de démocratie, le numérique (ainsi conçu : voir mes remarques liminaires sur la non-neutralité de la technique) est aussi une bombe à fragmentation pour nos sociétés et le lien social qui les cimente. Il est donc plus que judicieux d'en débattre, et pas seulement chez Facebook qui n'a aucune chance d'inventer sa propre régulation."

 

Je dois dire que je partage intégralement ces jugements. Et ceci d'autant plus qu'ayant tenté de casser ce fonctionnement en ghettos identitaires, j'ai dû malheureusement constater que les contradictions ou les nuances que j'essayais d'apporter étaient régulièrement reçues comme des agressions et non des arguments pour un débat ...

C'est également le constat de Danielle Rived dans sa chronique de "Fil Bleu" évoquée en introduction. Elle fait en effet remarquer qu'à chaque information Facebook se déchaîne : "On assiste à la formation spontanée de réseaux "entre-soi", à une parole libre, à la violence des insultes, des diffamations. La désinformation déferle en continu. Cet afflux d'opinions émotionnelles se trouve conforté par les chaînes commerciales d'info en continu, alimentées parfois en sous-main, par des partis politiques, des États."

Et elle cite Pierre Rosanvallon parlant de cette "parole directe qui s'impose comme force démocratique" mais qui est "confuse, extraordinairement vulnérable aux théories du complot et aux fake news."

De fait le "progrès" nous ramène à l'époque des "rumeurs" et de la "Grande Peur".

 

Il vaut donc la peine de s'interroger sur les vecteurs du débat public et les conditions de refondation de notre démocratie aujourd'hui menacée.

 

Boycotter Facebook étant aujourd'hui quasi-impossible, une première mesure d'urgence s'impose à nous : n'en user qu'avec parcimonie, en limitant notre expression et son usage éventuel par d'autres. Personnellement, c'est ce que je me suis décidé à faire en limitant mes "amis" à ceux qui en font la demande, après tri, et en limitant le partage de mes posts à ces seuls amis. En évitant d'étaler mes états d'âme et ma vie privée, pour ne partager que des informations qui me semblent d'intérêt public et fiables. Tout cela demande un maximum de réflexion et de retenue face aux sollicitations dont tout usager de ce réseau asocial est l'objet.

 

Par ailleurs, le réinvestissement dans des associations, syndicats et partis est pour moi une condition indispensable pour garantir la menée de débats au long cours, sur la base d'une action menée en commun et d'une réflexion basée sur la réalité et non sur des fantasmes.

La lecture fait également partie des conditions d'un débat public de qualité. Avec le temps qu'il faut pour s'approprier réellement informations et réflexions.

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