Assia DJEBAR Les alouettes naïves
Assia DJEBAR
Les alouettes naïves
Babel n°257, Actes Sud, 1997 (1e édition en 1967), 485 p.
Les trois parties du livre ("Autrefois", "Au-delà" et "Aujourd'hui") évoquent, à travers trois personnages principaux que l'on retrouve dans les trois parties, les effets de la guerre d'indépendance algérienne sur la jeune génération qui l'a menée.
Trois jeunes gens, deux garçons, Omar et Rachid, et une fille, Nfissa, tous trois issu s de la classe "éduquée", et engagés tous trois dans la lutte de libération nationale, se retrouvent en 1960 à Tunis, capitale du FLN en exil. A cette époque, l'ALN a été vaincue militairement par le "plan Challe" et la frontière entre l'Algérie et la Tunisie rendue étanche par la ligne Morice et l'expulsion des populations frontalières vers la Tunisie.
Une émancipation féminine difficile
Curieusement, le récit se fait à la troisième personne pour Rachid et Nfissa, car le narrateur est Omar. Ceci alors qu'il semble que Nfissa a davantage à voir avec l'auteure que ce garçon : cela transparaît d'ailleurs dans le simple fait qu'Omar ne s'interroge pas sur les sentiments intimes de Nfissa, exprimés sans hésitation, alors qu'il le fait sans cesse à propos de ceux de Rachid.
C'est particulièrement le cas dans la partie "Au-delà" qui raconte le début du mariage de Nfissa et Rachid à Tunis, quelques années après que celle-ci ait perdu son premier fiancé, Karim, au maquis (p 182 et suivantes).
Ce moment est décrit du point de vue de Nfissa, de façon très libre, au plus près des sensations du corps, une rupture avec la pudibonderie de son milieu familial (qui est aussi certainement celle du milieu familial de l'auteure, qui a alors moins de trente ans : la photo de couverture du livre est prise à Casablanca en 1965, au moment où elle se met à l'écrire : il est daté "Alger, 1965/Paris, 1966) et de la société maghrébine en général. Mais toujours "en focalisation externe", avec une ambigüité qui affleure parfois entre Omar et "le narrateur" (donc l'auteure) qui intervient explicitement à deux reprises au cours du livre.
Cela traduit la difficulté de cette jeune auteure à assumer alors totalement tout ce qu'elle ose écrire de l'oppression subie et de la liberté revendiquée en tant que femme et en tant que sujet individuel.
Cette prise de distance avec la "tradition" se fait d'ailleurs de façon non "disruptive", car elle met parallèlement en valeur les marges de liberté déjà existantes.
C'est notamment le cas dans les petits récits en italiques intercalés dans le récit principal attribué à Omar.
Et ici par exemple (p 196-202) par le récit du mariage traditionnel d'une amie de sa tante : celui "vingt ans auparavant", de Zouina avec un lettré de la médina de Tunis "de l'âge de son père". Et c'est comme une concession aux aspects cachés d'une tradition d'enfermement des femmes que pourtant les émancipés modernistes que sont Rachid et Nfissa récusent. Car Zouina utilise son pouvoir de séduction sexuelle pour échapper à la condition qu'elle aurait connue chez ses parents, à la campagne : celui de femme battue quotidiennement par son mari. Et elle s'en réjouit (p 200).
Comme en écho, Nfissa et Rachid échangent sur la très lente évolution des moeurs en matière de relations hommes/femmes dans la société urbaine tunisienne qu'ils côtoient.
"Nfissa sourit"(devant le manège vespéral des jeunes filles face aux jeunes gens, sous la surveillance collective de leurs mères, sur le boulevard du front de mer) "sur ces cinq cent mètres de boulevard se préparent les mariages de l'année, le destin donc de l a prochaine génération"(p 190).
A quoi répond la remarque "acerbe" de Rachid : "Voici ce que nous voulons atteindre donc, la prochaine étape du progrès que nous réclamons !..."(p 191)
Mais Nfissa contre-argumente : "Pourquoi pas ? (...) N'est-ce pas tout de même préférable aux mariages de chez nous que décide la vieille mère qui jauge par elle-même, soupèse, décide et dépose la proie toute fraîche, un beau jour, dans le lit de son fils chéri ?"(ibidem)
Cependant, "Rachid s'entête" : "Pourquoi ne peut-on pas franchir d'un seul saut toutes les distances ? De l'asphyxie à la liberté crue sans passer par le rose bonbon ? Le vraie, le vrai tout court et non pas ces ersatz de libération ! " (ibidem)
On pressent que le point de vue de l'auteure est plus proche de celui de Rachid que de celui de Nfissa, mais qu'elle ne peut alors (en 1965-66) l'exprimer directement...
La place de la religion
Autre aspect de cette lutte de libération nationale, dont l'importance a rétrospectivement pris beaucoup d'ampleur, et qui ressort lui aussi de l'émancipation face à la tradition, est celui de la place donnée à la religion.
Omar évoque ses souvenirs de détention en France, à la prison de Toulouse, où il retrouve des "frères" du FLN. Il confie à Rachid avoir failli devenir la "brebis galeuse" du groupe : "Les programmes d'alphabétisation (entre détenus : beaucoup d'Algériens "musulmans" sont alors analphabètes) avaient alors bien démarré, cela devenait passionnant. D'accord pour instruire les gars dans notre langue maternelle, d'accord pour la discussion des principes et des perspectives de notre lutte...mais j'ai dit non quand il fut question de faire tous la prière, parce que l'observance religieuse était présentée comme un facteur de solidarité nationale." (p 229)
Ce refus le rend suspect, jusqu'au moment où intervient un prisonnier tenu au secret, militant du MNA (le nom n'est pas cité, mais on devine qu'il s'agit de cela : le premier mouvement indépendantiste algérien, éliminé ensuite par le FLN en une lutte sanglante et fratricide, mais qui jouit encore, en 1957, d'une aura indéniable), enfermé depuis douze ans, et qui, consulté à la faveur d'un passage collectif aux douches, avec la complicité d'un gardien, déclare : "C'est l"étudiant qui a raison, je vous le dis, frères !" (p 231)
Significativement, cette conversation a lieu lorsque Rachid fait part à Omar de sa réticence à utiliser ce terme convenu de "frères" (lequel, on le sait, est issu de la confrérie des "Frères musulmans", dont on connaît à présent mieux le rôle politique...).
On mesure à présent à quel point les ambigüités de départ du "progressisme arabe" concernant la place de la religion ont nourri l'essor du fondamentalisme...
Aujourd'hui, la question de la laïcité en pays musulman est devenue indissolublement liée à celle de l'avènement de la démocratie, car la "réaction" a deux visages : celui des militaires, et celui des fondamentalistes, acteurs concurrents mais convergents vers le pire.
Quelle place pour les femmes ?
Le narrateur, Omar, évoque les "journées de décembre" (1960) en des termes significatifs : "Nos femmes dans les rues de chaque ville ! Nos femmes chantant devant la mitraille ! Le roucoulement qui tant de fois perçait en vrille nos coeurs d'hier dans les noces – youyou traduisaient les Français – je l'entends , tout en allant et venant le long de la frontière, près des montagnes dont le versant, dans notre patrie, brûle depuis ce matin" (p 263)
Toute l'ambigüité de la "révolution algérienne" est là : le FLN et l'ALN, organisations d'hommes, dirigées par des hommes, sont en passe d'être vaincus militairement par le "plan Challe", lorsque, quasi-spontanément, ils sont politiquement sauvés par ces manifestations de femmes, arborant pacifiquement le drapeau national au péril de leur vie.
Le FLN et l'ALN, tout comme Omar, n'en prennent que difficilement la mesure : on les admire et on les salue ...mais ce sont toujours "nos" femmes.
Je me suis précipité sur l'ouvrage de référence de Djamila Amrane "les femmes algériennes dans la guerre" (Plon, 1991, 298 p.) et j'avoue avoir été déçu. Car celui-ci, bien qu'historiquement rigoureux, a limité son sujet à l'engagement militaire des femmes, validant implicitement l'hypothèse (fausse à mes yeux) de la supériorité incontestable du facteur militaire dans la libération nationale.
Il n'y est même pas question de ces manifestations de décembre 1960 !
Cependant, sa conclusion vaut d'être citée : "La guerre a bouleversé les comportements traditionnels et projeté les femmes algériennes sur l'avant-scène de la vie politique. Leur présence sur tous les terrains de lutte (maquis, guérilla urbaine, camps et prisons) (NB cette énumération est significative des limites critiquées plus haut de ce travail) qui, dans le feu de l'action, fut le symbole d'un peuple en lutte, a été et reste encore, trente ans après, entièrement occultée." (p 293)
On ne s'en étonnera pas, si l'on considère que ce champ militaire est celui par excellence du pouvoir masculin...qu'il s'agit effectivement de remettre en cause.
Les manifestations pacifiques du nouveau printemps algérien en 2019 sont, significativement, très féminisées. Et c'est bien sur ce terrain, celui des luttes démocratiques, pour la liberté et l'égalité, que les femmes prendront enfin toute leur place.
Ainsi, la citation placée par Assia Djebar en exergue de sa troisième partie ("Aujourd'hui") prendra-t-elle enfin tout son sens :
"L'avenir de l'homme est la femme
Elle est la couleur de son âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Et sans elle il n'est que blasphème
Il n'est qu'un noyau sans le fruit..."
ARAGON
Le fou d'Elsa
(p 217)