Catherine COQUERY-VIDROVITCH "Enjeux politiques de l'histoire coloniale"

Publié le par Henri LOURDOU

Catherine COQUERY-VIDROVITCH "Enjeux politiques de l'histoire coloniale",

Agone, 2009, 192 p.

 

Spécialiste reconnue de l'histoire de l'Afrique subsaharienne (thèse sur "Le "Congo français" au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930" soutenue en 1970), l'auteure, professeur émérite des Universités, s'est engagée en 2005 dans le "Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire" (CVUH : http://cvuh.blogspot.fr/) qui co-édite cet ouvrage de circonstance, à la fois passionnant et très utile.

 

Son point de départ est "la crise profonde qui s'est déclarée depuis quelques années en France sur une question controversée de notre histoire "nationale" : a-t-elle ou n'a-t-elle pas à inclure l'histoire de la colonisation et de l'esclavage colonial français dans notre patrimoine historique et culturel commun ?" (p 9)

 

De l'amnésie à la mémoire retrouvée

 

Pour comprendre cette crise, il faut revenir sur un paradoxe : la contradiction apparente entre la richesse du savoir scientifique accumulé sur l'histoire coloniale depuis 50 ans d'une part, et sa méconnaissance publique d'autre part.

Cette méconnaissance du passé colonial s'observe d'abord à l'école où, "après les indépendances, et surtout à partir des années 80, la question disparut quasiment des manuels, évacuée du champ scolaire français proprement dit (...) même si la thématique n'a jamais disparu (...) En définitive, tout le monde s'accorde sur un point : l'histoire de la colonisation française, très modérément enseignée, est à peine connue de la très grande majorité des jeunes Français...et de la plupart de leurs aînés." (p 62-63).

Et c'est encore plus le cas de l'esclavage et de la traite négrière qui "n'a été pendant longtemps ni apprise ni étudiée"(p 63)

Ce véritable déni repose sur une contradiction de l'enseignement d'avant les années 60, qui glorifiait l'entreprise coloniale. Celle-ci, en Afrique, aurait visé à libérer les peuples africains de l'esclavage, alors que ce même esclavage avait été pratiqué et soutenu par la France jusqu'en 1848 dans ses "colonies à sucre" des Antilles. "Le plus simple était de l'oublier" (p 63)

Cette volonté de ne pas savoir ne pouvait que susciter des réactions de la part des principaux concernés : les Antillais descendants d'esclaves.

C'est ainsi qu'en 1998, la marche commémorative du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage "eut un énorme retentissement chez les Antillais : événement essentiel pour eux, mais à peine perçu par les autres." (p 64)

Ce n'est pas que l'abolition de 1848 ne fût pas enseignée (depuis 1948 du moins), mais ce qui la précède (et l'explique !) est totalement absent, et ses conséquences également.

Quand la question est enfin prise en compte, au début des années 2000, c'est pour l'intégrer à une "adaptation locale" des programmes nationaux dans les Dom, ce qui laisse supposer qu'elle ne concerne pas les élèves de métropole.

C'est alors qu'intervient, en 2001, la loi Taubira "qui reconnaît l'esclavage comme un crime contre l'humanité (...) événement majeur pour les noirs de France, mais passé à peu près inaperçu sur le coup par le reste des citoyens." (p 64) Celle-ci comporte, en son article 2, l'obligation d'"accorder à l'histoire des traites négrières et à l'esclavage la place conséquente qu'elle mérite"(p 67)

C'est ainsi qu'"au rythme de la publication des nouveaux programmes", celle-ci est enfin prise en compte par l'Education nationale. D'abord dans ceux du primaire en 2002 (cycle 3, avec des hésitations et retours en arrière jusqu'en 2008), puis ceux du collège en 2008 (5e et 4e), avec, pour la première fois une introduction de l'histoire des empires africains précédant les conquêtes européennes (6e et 5e : empire omeyyade en 6e, et au choix Ghana, Mali, Songhaï ou Monomotapa en 5e). Cela ne va pas durer très longtemps, en raison notamment de la pauvreté des manuels sur cette question et du manque de formation des professeurs.

Pour la question de la traite, par contre, l'avancée des recherches et la prise de conscience de la société civile (manifestation de 40 000 personnes en 1998 à Paris pour le 150e anniversaire de l'abolition, exposition à Nantes sur les "anneaux de la mémoire", et naissance d'une revue éponyme) ont exercé une pression grandissante.

 

De la mémoire à la prise en compte du "postcolonial"

 

La persistance des discriminations donne parallèlement naissance en 2003 au "Cercle d'Action pour la Promotion de la Diversité", d'où est issue la fédération de plusieurs dizaines d'associations sous le nom de Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) qui "exprime surtout les aspirations de la classe moyenne, celle de la "minorité visible" professionnelle."(p 82)

La notion d'études "postcoloniales" est née dans le monde anglophone, et a fait l'objet en France de longues réticences. Elle offre pourtant des clés de compréhension à la persistance des discriminations...

Il s'agit de voir comment "aujourd'hui, de part et d'autre, les regards se font, se construisent, se défont, par rapport à des mémoires nécessairement déformées de la période antérieure" (p 86)

Ceci d'abord en retravaillant l'étude du passé hors des clichés binaires, tels que "l'opposition entre sauvage et civilisé, tradition et modernité, l'irréductibilité supposée entre la culture rurale et la culture urbaine", mais aussi le cliché de "l'intangibilité intemporelle des "ethnies"..."(p 87)

Et également en se centrant sur les processus d'interaction entre colonisateurs et colonisés. Et, à partir de là, en décryptant "ce qui relève de "l'héritage colonial" dans notre "national"."(p 87)

Ces études renouvellent le regard de l'historien, orienté par l'historiographie classique des anciennes métropoles européennes, ce que Valentin MUDIMBE, historien congolais publié aux USA, a appelé de façon imagée la bibliothèque coloniale"(p 87)

Cette prise en compte nouvelle, au moment où la réactivation des mémoires a entraîné une "confusion entre histoire et politique" a entraîné de "vraies querelles" autour de "faux concepts".

 

Confusion autour des "lois mémorielles"

 

Une querelle entre historiens autour des "lois mémorielles" s'est développée de 2005 à 2008. Elle s'est traduite par la création de deux associations : en juin 2005, le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire (CVUH), présidé par Gérard NOIRIEL; en février 2006, "Liberté pour l'Histoire", présidé par René RÉMOND (auquel succèdera Pierre NORA).

L'objet de la querelle est de savoir si la loi peut intervenir pour condamner certains crimes du passé ou les reconnaître pour tels, ou si l'histoire doit rester totalement à l'écart de toute intervention juridique.

Autrement dit si l'histoire peut être "pure", exempte de toute contamination politique"(p 116).

Ce qui crée la confusion sur cette question est que le CVUH est né de la contestation d'un article de loi, l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur l'indemnisation des Français rapatriés d'Algérie, prescrivant que "les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord". (p 112)

La communauté des historiens et des enseignants s'est alors indignée du fait que "le politique s'arrogeait le droit de commander aux enseignants comment ils devaient enseigner ce qu'ils avaient à enseigner. L'opposition a été telle que le président Chirac, par un tour de passe-passe juridique, a fait l'année suivante retirer par décret l'article de la loi (janvier 2006)." (p 115)

Or, fin 2005, un autre collectif d'historiens, composé de 19 "sommités médiatiques", parmi lesquels seuls 2 avaient signé la pétition précédente sur l'article pré-cité, s'attaque à l'ensemble de ce qu'il appelle "les lois mémorielles", amalgamant celui-ci aux lois Gayssot de 1990 (condamnant le négationnisme des crimes contre l'humanité, et de 2001, celle du 29 janvier reconnaissant le génocide arménien, et celle du 21 mai reconnaissant la traite négrière et l'esclavage comme crimes contre l'humanité.

Le CVUH s'inscrit en faux contre cet amalgame, en faisant valoir que l'utilisation de l'histoire à des fins politiques est de toute façon permanente, et qu'il s'agit, par la loi, de tracer des bornes à cette utilisation en empêchant la diffusion d'affirmations clairement erronées ou en s'attaquant à des dénis manifestes, lorsqu'ils concernent des sujets graves comme les crimes contre l'humanité.

Le cas des traites négrières montre bien la nécessité d'une rigueur toute juridique dans le repérage de ces bornes.

C'est ce qu'illustre à merveille "l'affaire Pétré-Grenouilleau", cet historien dont l'ouvrage novateur et salué sur "les traites négrières", paru en 2004, a entraîné une polémique, à la suite de son propre commentaire dans une entrevue au JDD du 12-6-05. Il y procède à un amalgame mal venu, et repris par d'autres, y compris dans des livres, entre "crime contre l'humanité" et "génocide" à propos de la loi Taubira de 2001, qu'il condamne : "la loi Taubira qui considère la traite des noirs par les Européens comme un "crime contre l'humanité", incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides."(p 125)

A la suite de cela, Pétré-Grenouilleau est attaqué en justice en septembre par le "Collectif Antillais, Guyanais, Réunionnais". Plainte qui sera par la suite abandonnée, mais qui constitue très certainement le déclencheur de l'appel "Liberté pour l'histoire".

Au final, cette querelle met au jour une crispation nouvelle autour de la question coloniale et de l'identité nationale.

Crispation qui n'a fait depuis que se raidir toujours davantage.

Au point qu'on pourrait à présent parler d'une véritable crampe nationale, autour de laquelle s'affairent libellistes et politiciens.

 

La "crampe nationale" de l'identité blessée

 

On voit donc fleurir, dès cette époque-là mais depuis 2008 surtout, certains mots-clés qui sont devenus autant de totems : "repentance", "identité nationale", "honneur de la France", "racines chrétiennes", "République", "laïcité", "communautarisme", "souveraineté nationale", "patriotisme", "déclin"...

Rien que sur la période 2006-2008, C COQUERY-VIDROVITCH recense 11 titres d'essayistes, pas tous historiens, comportant un ou plusieurs de ces mots-clés (p 134).

Or, contrairement à ce que postulent tous ces libellistes, "il ne s'agit ni de pardon ni d'oubli : tout "non-dit" est ennemi du savoir, de l'intelligence réciproque, et donc de la réconciliation"(p 140)

Ce qui implique de dépasser cet "impensé hérité d'un passé bien réel : celui de la supériorité blanche, c'est-à-dire, à proprement parler, le racisme occidental".(p 134)

Mais c'est pourtant cet impensé-là qui fait le succès en particulier de deux des "totems" évoqués plus haut : la "repentance" et le "communautarisme";

Et ce n'est donc pas un hasard si l'on retrouve les deux dans le rapport officiel d'un historien, que nous qualifierons, par préjugé favorable, de "particulièrement sensible à l'air du temps", André KASPI, chargé par le gouvernement, fin 2008, de réfléchir à la "modernisation des commémorations publiques" : "Il n'est pas admissible, écrit-il, que la nation cède aux intérêts communautaristes et que l'on multiplie les journées de "repentance" (...) car ce serait affaiblir la conscience nationale."(p 141)

Ce faisant, il traduit admirablement bien "l'égoïsme centripète de l'angoisse nationaliste" (p 141). Plus précisément, une certaine conception de la conscience nationale : celle qui postule une forme d'unité éternelle et incréée, indépendante des aléas de l'histoire, et surtout étrangère à tout échange et à tout mélange.

Quelle régression ce serait si cette conception venait à triompher à la faveur d'une majorité de circonstance. Et alors que tous les ingrédients sont plus que jamais réunis pour faire progresser cette conscience nationale en y intégrant tout notre passé colonial.

Car, faut-il l'ajouter, cette "crampe" régressive nourrit à son tour une forme de repli basé sur le ressentiment. Ce que ces tenants de l'unité éternelle baptisent avec horreur "communautarisme" n'est autre que la prise de conscience de discriminations raciales par des groupes qui ne constituent pas, au départ, une "communauté". Au contraire de ceux qui les stigmatisent ainsi, comme le remarque joliment Léonora MIANO : "on leur disait que la République ne reconnaissait pas les communautés, quand un gang d'hommes blancs ayant fait leurs études dans les mêmes écoles, fréquentant les mêmes cercles, maîtrisant des codes connus d'eux seuls, tenait le pays , ordonnant à d'autres de le faire prospérer, de s'échiner à maintenir la Croissance." ("Tels des astres éteints", p 250)

Ainsi, dans la tentation, qui se multiplie, de renvoyer dos à dos "nationalisme français" et "communautarismes", il ne faut pas oublier qui est à l'origine de quoi.

Les formes de "repli communautaire" que l'on constate ne sont que la conséquence du refus de voir et de prendre en compte les discriminations.

 

Le passé colonial au présent

 

Il s'agit donc bien de penser comment le passé colonial joue dans notre présent. Et notamment à travers les effets spécifiques dont souffrent les immigrations africaines, maghrébines et noires, à savoir "l'héritage d'un racisme colonial ayant forgé des stéréotypes durables" (p 166)

Cette non-purgation du passé a pour effet pervers de lui faire attribuer les discriminations présentes sans prise en compte de leur spécificité et de leur modernité, et donc d'alimenter le repli et le ressentiment nourrissant l'idée d'une "communauté mythique", édifiée autour d'un passé aussi idéalisé et fantasmé que celui des "Français souchiens" du nationalisme hexagonaliste.

L'historien est donc requis d'exercer un double regard, susceptible à la fois de prendre le recul nécessaire à la compréhension du passé et de réintégrer les leçons de ce passé dans le présent. Autrement dit, "d'une part comprendre un contexte aujourd'hui condamnable mais naguère accepté comme la normalité occidentale blanche, seule "civilisation" alors digne de ce nom; d'autre part et en même temps assumer un héritage qui, selon les "droits de l'homme" aujourd'hui universellement proclamés, apparaît inadmissible".(p 155)

 

Et donc construire un nouveau sentiment d'être français "au milieu de compatriotes venus de partout, ayant les mêmes droits que moi et respectés en même temps dans leur identité culturelle" (Alain TOURAINE, "Libération" 6-1-08, cité p 168).

 

 

 

Publié dans Histoire, politique, Immigration

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