Philippe CORCUFF Comment le confusionnisme prospère

Publié le par Henri LOURDOU

Philippe CORCUFF Comment le confusionnisme prospère

Philippe CORCUFF

Comment le confusionnisme prospère

("L'extrême-droite gagne peu à peu la bataille des idées",

entrevue à la revue "NECTART" n°13, été 2021, pp 21-34).

 

Je buvais du petit lait en lisant cette entrevue tant les analyses de CORCUFF rejoignent ce que j'essaie, à travers ce blog, de promouvoir.

Le chapeau de l'article le résume ainsi : "mécanisme du glissement idéologique vers l'ultra-conservatisme, (...) raisons de l'effondrement de la gauche (...) nécessité de réhabiliter les sciences sociales, d'investir l'espace public avec un discours raisonné, de combattre les identitarismes et de mobiliser les cultures populaires (NB : comme on le verra plus loin, CORCUFF préfère parler de "cultures ordinaires", voir p 33) pour créer une familiarité avec la vie ordinaire des personnes et révéler leur esprit critique." (p 21)

 

Mécanisme du glissement et effondrement de la gauche

 

"La dynamique ultra-conservatrice et ce que j'appelle l'espace "confusionniste" – c'est-à-dire les nouveaux bricolages entre des thèmes d'extrême-droite, de droite, de gauche modérée dite "républicaine" et de gauche radicale – se fabriquent sur la base du fort recul du clivage gauche/droite." (p 27)

Or ce recul est le fruit de la double délégitimation de la gauche social-démocrate par son ralliement au néo-libéralisme dans les années 80, et de la gauche communiste par l'effondrement du modèle soviétique à la fin des années 80.

Par ailleurs le "bricolage" ultra-conservateur a des origines diverses : "Nouvelle Droite culturaliste" des années 80 (Alain de Benoist); essor d'émissions de divertissement cassant le "politiquement correct" sans proposer d'alternative (Guignols de l'info, Tout le monde en parle de Thierry Ardisson); apparition d'un "souverainisme de gauche" (JP Chevènement)....

Cette diversité des sources s'oppose à l'explication unique par un "Mal principal" tel qu'une certaine gauche radicale continue de l'énoncer (Corcuff donne l'exemple de Frédéric Lordon pour qui le néo-libéralisme est "la cause structurale de tous ces dérèglements" porteurs d'extrême-droitisation. Il conclut : "On a là une gauche radicale qui pour continuer à croire au Paradis lointain a besoin de croire au Diable omni-présent.", p 28).

En conclusion (que je partage entièrement,et que donc je souligne) : "La gauche doit effectuer une véritable révolution culturelle pour se débarasser de la pensée du Mal principal, qu'on l'appelle "néolibéralisme" ou "capitalisme" dans la gauche radicale ou "islamisme" dans la gauche dite "républicaine"." (ibid.)

Pour cela Corcuff propose de recourir à la notion d'"adversité", puisée chez Maurice Merleau-Ponty : elle associe "l'inertie – qui freine, voire paralyse, de l'extérieur et de l'intérieur, notre action transformatrice et créatrice – et l'aléa historique." (ibid.)

Cela demande, bien évidemment, une vigilance intellectuelle un peu plus exigeante que le sempiternel recours à la figure de l'Ennemi, un recours toujours plus mécanique qui tourne à l'automatisme et au réflexe conditionné.

"Arrêtons-donc par exemple, de diaboliser le néolibéralisme et sa figure politicienne du moment, Emmanuel Macron, et prenons davantage au sérieux l'émancipation, comme double travail individuel sur soi et collectif sur le monde, après les déboires autoritaires et totalitaires des espérances socialistes et communistes au XXe siècle." (ibid.)

J'ajouterai, pour faire écho à l'actualité des manifs anti-pass sanitaire : cessons d'oublier que nos adversaires ne se résument pas à un seul, et arrêtons de servir d'idiots utiles à l'ultra-conservatisme et au conservatisme qui sortent renforcés de notre contribution à un mouvement confus. Ainsi, au nom de la critique d'un passe sanitaire mal conçu et souvent inapplicable, on en vient à cautionner des personnes prêtes à mettre les autres en danger au nom de leur propre "liberté de ne pas se vacciner" qui prend la liberté des vaccinés en otage. Le message (paradoxal) devient : "Acceptez de nous laisser propager le virus", avec la double justification : de toute façon, il n'est pas dangereux, et le vrai remède est ailleurs que dans les vaccins.

 

Cette confusion découle du découplage entre critique sociale et émancipation, à travers ce que Corcuff appelle "l'hyper-criticisme". Cette forme de méfiance sur tout et sans perspective conduit trop souvent à la "justification de formes de discrimination" à travers la dénonciation de "lobbies" : "le lobby antiraciste, le lobby gay, le lobby juif (souvent euphémisé sous le qualificatif de "sioniste"), le lobby musulman (souvent euphémisé sous le qualificatif d'"islamiste"), le lobby féministe, etc." (p 29) Et elle passe par "le succès des schémas conspirationnistes" (ibid.).

Le discours "hyper-critique" s'appuie sur "les pathologies du ressentiment" (ibid.). Celles-ci ont connu un grand essor grâce à l'Internet : "Ceux qui interviennent massivement dans les commentaires des sites, sur les réseaux sociaux, en prenant des positions tranchées et agressives, sont plutôt issus des couches moyennes dotées d'un certain capital scolaire. Là s'expriment des aigreurs susceptibles de mener à parler sur Internet au nom du "Peuple" et des classes populaires." (p 30)

Parmi ces discours "hyper-critiques" se distinguent ceux portés par des figures médiatiques , qui font pourtant partie de l'élite qu'ils sont censés critiquer au nom du "Peuple" : "d'Eric Zemmour ou Alain Soral pour l'extrême-droite à Michel Onfray ou Frédéric Lordon pour ceux venant de la gauche" (ibid.) Avec bien entendu toute la palette des idéologues médiatiques intermédiaires (J Julliard, N Polony, E Todd, etc...)

 

Réhabiliter les sciences sociales et investir l'espace public avec un discours raisonné

 

Cela passe par la mise en oeuvre d'une éthique de responsabilité de la part tant des intellectuels que des politiques, c'est-à-dire de se soucier des effets réels de ce qu'on dit ou écrit. Ce qui implique de prendre le temps d'étudier ses sujets de façon approfondie et rigoureuse. Mais cela suppose aussi une réforme de l'espace public médiatique dans laquelle les professionnels des médias ont une large responsabilité.

Ces différents aspects sont bien illustrés par l'exemple donné (p 24-25) d'une tentative de débat avortée de Corcuff avec "deux essayistes ultra-conservateurs" autour de son livre "La Grande Confusion"(Textuel, mars 2021). L'une, après avoir juste consulté l'index des noms de ce livre de 672 pages, se contente de "préparer" le débat en en tirant "une sorte de liste noire annonçant un futur goulag" dont elle fait bien sûr partie et en lançant une heure et demi avant le débat télévisé (sur RT France) un tweet dénonçant Corcuff comme un futur procureur du procès dont elle s'estime déjà victime. L'autre s'en tient à "des formules-chocs et des assertions dogmatiques sur le ton de l'évidence". Ces deux façons de non-débattre donnent la mesure de la dégradation du débat médiatique, réduit à un spectacle de pugilistes alimentant les radicalismes opposés, mais ne permettant pas "une forme d'argumentation raisonnée."

Cela est bien sûr favorisé par une course à l'audience basée sur le clash et les émotions primaires. Y résister est aussi l'affaire des spectateurs-consommateurs...

 

Combattre les identitarismes

 

L'enfermement dans une seule identité, alors que chaque individu a une identité composite, conduit à ce que Corcuff baptise "identitarisme".

Ce processus d'enfermement est notamment porté par le phénomène des porte-paroles qui ne parlent qu'au nom d'une seule identité, mais cela ne pose problème que lorsque cela se fige dans une idéologie : "identitarisme nationaliste à l'extrême-droite, identitarisme "national-républicain" dans la gauche dite "républicaine", identitarisme politico-religieux, allant jusqu'au djihadisme meurtrier, identitarismes inversés dans certains mouvements sociaux contestataires comme les Indigènes de la République..."(p 33) NB : Cette liste est non exhaustive.

Ce qui est problématique dans ces "identitarismes", Corcuff n'a semble-t-il pas eu la place de le dire, c'est leur agressivité paranoïaque.

Ils passent donc logiquement le plus clair de leur temps à se plaindre (victimisme) et à critiquer de façon exagérément agressive.

En sortir passe par le réinvestissement (c'est la "trouvaille" de Corcuff) de ce qui, dans les "cultures ordinaires" (chansons, séries, films...) relève de l'autodérision ou de la critique des stéréotypes dominants. Piste intéressante, mais non exclusive.

Étant présentement en train de lire l'ouvrage du philologue et historien de la littérature Victor KLEMPERER "LTI, la langue du IIIe Reich" (Pocket), j'y ajouterai une forme de vigilance sur le langage que nous utilisons. On le sait : les mots ne sont pas neutres, nous sommes autant parlés par la langue que nous la parlons. Cela relève de ce que, après Max WEBER, KLEMPERER rappelle comme une "éthique de la responsabilité" et que j'ai déjà évoquée plus haut.

Tout cela bien sûr, mis au service d'une émancipation vis-à-vis de toutes les formes de domination. Ce qui, faut-il le rappeler, constitue l'ADN de la gauche.

 

Post Scriptum : J'avais fini la rédaction de cette note lorsque ma compagne, qui suit davantage que moi mon fil Facebook, grâce à son smartphone, me signale le partage par un de mes "amis Facebook" réputé de gauche d'une fiction sur "La France en 2035"...qui constitue un condensé de clichés néo-réactionnaires basés sur les fantasmes victimistes des "hommes blancs hétéros de plus de 50 ans" vis-à-vis de tous les mouvements d'émancipation actuels (féministes, LGBTI, antiracistes, animalistes...). La Grande Confusion est à son comble, ainsi qu'en témoignent également les commentaires à ce post. Construire un rassemblement de la gauche et des écologistes va s'avérer de plus en plus compliqué.

En témoigne également dans l'actualité l'annonce de l'imminente fermeture administrative de l'école Steiner de Bagnères-de-Bigorre "Les Boutons d'Or" ("Le Monde" daté 26-8-21 p 9).

Je sais depuis longtemps à quoi m'en tenir concernant le mouvement Steiner : un mouvement porteur de certaines intuitions écolos mais à dimension sectaire. Je n'ai donc aucune fascination pour lui.

Pour autant, je suis choqué que dans cette histoire "entre adultes", aucun des soi-disant défenseurs de l'École Publique (dont je me fais visiblement une autre idée qu'eux) n'ait pris en compte un peu sérieusement ce que dans d'autres combats ils mettent pourtant (avec raison !) en avant : "l'intérêt supérieur de l'enfant". En effet, la sècheresse d'une mesure administrative ne saurait en aucune manière y répondre. Cela aurait demandé au contraire un dialogue soutenu avec parents et enseignants de cette école pour trouver des solutions moins traumatisantes que le transfert forcé d'élèves à 10 jours de la rentrée, ou une déscolarisation de fait.

"Culture du clash" (basée sur la "pensée du Mal principal" ou de la "culture d'Ennemi") des uns et bottage en touche hypocrite des autres se complètent ici pour le pire. Et ne font, eux aussi, qu'alimenter la machine à fabriquer de l'ultra-conservatisme après avoir épaissi le brouillard confusionniste.

Une réaction sur le mouvement Steiner parue en novembre 1992 dans l'Eclaircie, fanzine écolo des Deux-Sèvres édité par l'association FAIRE :

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