Marwa AL-SABOUNI Dans les ruines de Homs

Publié le par Henri LOURDOU

Marwa AL-SABOUNI Dans les ruines de Homs

Marwa AL-SABOUNI

Dans les ruines de Homs

Journal d'une architecte syrienne

(avant-propos de Roger Scruton,

Titre original : The Battle for Home : An Architect in Syria,

Thames and Hudson Ltd, Londres, 2016)

traduit de l'anglais par Julien Breta,

avec une préface de l'autrice de 2017,

Éditions Parenthèses, Marseille, septembre 2018, 192 p.

 

 

Je projetais depuis longtemps de lire ce livre, que j'ai emprunté à ma Médiathèque municipale.

 

On se souvient que Homs, 3e ville de Syrie après Damas et Alep, avec 1,2 million d'habitants en 2011, a été la première ville détruite et reconquise par les troupes de Bachar Al-Assad. C'est là que furent tués les journalistes internationaux Marie Colvin et Rémi Ochlik par une frappe aérienne délibérée le 22 février 2012.

 

Marwa Al-Sabouni est une jeune femme, mariée et mère de deux enfants, qui appartient à une famille de la bonne bourgeoisie sunnite de Homs, à tradition libérale. Homs est une ville où la forme traditionnelle de l'Islam est soufie et où le multiconfessionnalisme est également ancien.

Sa vision de la guerre civile est plus distanciée que celle des activistes dont j'ai précédemment rendu compte. C'est une première raison d'en rendre compte ici.

La seconde est bien sûr ce qui fait l'objet principal du livre : le lien qu'elle établit entre la guerre et la maltraitance des lieux et de l'environnement quotidien.

"M'interroger sur les causes de cette guerre me donne l'impression d'être une personne atteinte d'un cancer de la gorge qui cherche les raisons de sa maladie après avoir passé sa vie avachie devant la télé à fumer comme un pompier, à boire à l'excès et à s'empiffrer de cochonneries. Quelles que soient la gravité et le nombre des menaces extérieures, un pays "sain" ne vole pas en éclats face à une crise, et même si les forces gouvernementales sont corrompues et impitoyables, une population "saine" ne s'entre-dévore pas sauvagement.

Il y a un dicton qui dit que "l'argent et le pouvoir ne changent pas les gens mais révèlent leur vrai visage". La guerre fait exactement la même choses. Mélangez ignorance et injustice et vous obtiendrez un cocktail mortel. En Syrie, c'est notre breuvage quotidien et, avec le temps, la coupe est pleine. Cela se ressent dans chaque aspect de la vie des gens. Et les dégâts infligés à l'environnement bâti ont joué un rôle considérable dans l'intensification et le maintien de ce qui est devenu une catastrophe majeure." (pp 20-21)

 

Marwa Al-Sabouni fait un bilan sans concession de l'usage de la violence qui renvoie dos à dos les va-t-en-guerre des deux bords et établit clairement le lien avec un enfermement identitaire qu'elle récuse : sunnite et croyante elle est mariée avec un alaouite.

Sa critique des dérives bureaucratiques et autoritaires du régime est tout aussi acérée. Mais elle a choisi de poursuivre son cursus d'architecte à l'Université officielle coûte que coûte en s'investissant dans la réflexion critique approfondie des conceptions dominantes : "modernistes" ou "traditionalistes".

 

Sa conception de l'importance de l'environnement bâti dans l'identité collective est bien résumée par ce passage : "En Syrie, nous n'avons pas seulement perdu une partie de notre identité. Nous avons presque entièrement perdu notre environnement bâti et ce qui faisait notre existence. Nous vivons dans des ruines éparses et n'avons qu'un souvenir confus de ce que nous étions : des citoyens d'un même territoire et d'un même pays. Sous tous ses aspects, l'identité repose sur la continuité et la mémoire, et l'architecture en est le symbole le plus visible. Bien entendu, l'existence ne tourne pas qu'autour de l'architecture, mais c'est par son biais que l'identité s'exprime le plus efficacement : de manière dynamique et interactive, avec le pouvoir d'influencer et même de déterminer l'activité humaine. En ce sens, l'établissement humain, l'identité et l'intégration sociale sont à la fois ce qui produit un urbanisme efficace et ce qui en découle. Une continuité intériorisés et une mémoire collective se voient davantage dans l'architecture , qui définit un lieu comme étant "à soi". Sans ces signes et ces symboles de citoyenneté, vous obtenez une guerre "identitaire" reposant sur un principe contraire : des groupes factices s'identifiant les uns aux autres sur la base d'une mauvaise interprétation de la religion, cherchant désespérément à définir un "nous" opposé à "eux" – à définir une identité non pas en fonction de ce qu'on partage mais de ce qui exclut l'autre." (p 135)

 

Cette conception du social comme basé sur la continuité et la mémoire pourrait être interprétée dans un sens "conservateur", si ne s'y ajoutait cette dimension de la "convivance" qui implique une forme de recherche du "bien vivre ensemble" indissociable de la notion de justice sociale.

Or la justice sociale est loin d'être au rendez-vous de l'ordre établi par le régime Assad : corruption, népotisme et incompétence sont sans arrêt sur le chemin du parcours universitaire de Marwa Al-Sabouni. Et ils nourrissent et s'appuient sur la conception "factice" et "excluante" de l'identité qu'elle dénonce.

Mais commençons par analyser avec elle la façon dont sa ville, Homs, a changé pour produire l'explosion de 2011.

 

 

 

Tout d'abord un état des lieux saisissant à la veille de l'explosion de mars 2011 : "Jamais je ne pourrais souhaiter que les choses redeviennent comme avant et revenir au temps où, comme des centaines de milliers d'autres jeunes déboussolés, je me sentais prise au piège d'une ville et d'un époque, attendant que quelque chose se passe – ainsi que tout le monde, consciemment ou inconsciemment, l'espérait.(...)

Je suis née et j'ai grandi à Homs. Troisième plus grande ville de Syrie, j'ai pourtant toujours trouvé qu'elle ressemblait à un village abandonné où il ne se passait pas grand chose.(...) Les "équipements de loisir" étaient tellement insuffisants qu'il n'y avait pas un seul endroit où mes enfants pouvaient s'amuser convenablement : pas de jardin public praticable, pas de centres culturels organisés et ouverts au public tous les jours, pas de zoo, pas de terrains de jeux.(...)

La moindre promenade en ville était pour moi une lutte (...) Chaque secteur possédait sa propre mafia, ses propres règles, et seule une minorité ne souhaitait pas y prendre part. Ceux qui préféraient se battre étaient encore moins nombreux, car la bataille pouvait durer toute une vie. La plupart avait donc choisi entre deux options : partir vers le Golfe ou vers l'ouest, ou rester au milieu de la corruption et de la déchéance."(p 19-20)

 

Cette perception des choses renvoie bien sûr aux effets de la dictature sur la société, mais également à la façon dont la ville s'est développée urbanistiquement.

 

A propos de la coexistence des religions et de la laïcité

 

"Le vieil Homs s'est essentiellement constitué autour de citadins musulmans et chrétiens. C'était une petite ville protégée par une enceinte où le récit de la cohabitation harmonieuse se retrouvait gravé dans chaque pierre et recoin. Unis, musulmans et chrétiens partageaient tout – murs, commerces, ruelles et même une église/mosquée. La Grande Mosquée de Homs est à la fois un édifice qui porte les stigmates de plusieurs civilisations et le parfait exemple d'une existence harmonieuse. Autrefois, c'était un temple du Soleil qui, avec l'émergence du christianisme, a été transformé en église. Plus tard, une moitié a été vendue aux musulmans, l'autre moitié conservant sa fonction première, jusqu' au tremblement de terre de 1157 qui détruisit l'édifice. Par la suite, une fois reconstruit, il est devenu la Grande Mosquée al-Nouri, en plein coeur du vieux souk où musulmans et chrétiens vivaient en voisins, travaillaient et pratiquaient leur culte côte à côte. Bien entendu, il est inutile de se perdre en conjectures sur ce qu'il est advenu de tout cela. Néanmoins, avant qu'un telle source d'inspiration ne soit effacée définitivement, plusieurs phases de destruction ont affecté la cohérence de la ville et de sa société. Le vandalisme urbain et architectural, couplé à un sectarisme clivant, à la corruption et à l'étroitesse d'esprit , ont tiré Homs vers le fond." (p 68-69)

Si j'ai cité intégralement ce passage, c'est parce qu'il révèle, à côté d'un lucidité sans faille sur les maux du présent, une forme d'idéalisation du passé qui me semble légèrement problématique. En effet, Marwa al-Sabouni a l'air de considérer que les relations entre chrétiens et musulmans étaient autrefois parfaitement égalitaires. Or, son récit-même révèle le contraire : ce n'est pas un hasard si l'église-mosquée s'est réduite à une mosquée après la reconstruction postérieure au séisme de 1157. Il y a bien eu une domination historique des musulmans sur les chrétiens tout au long du califat puis de l'empire ottoman. La question de la laïcité de l'Etat est bien centrale dans une société aussi multiconfessionnelle que l'est restée la Syrie tout au long de son histoire. Et si elle ne peut être posée de façon autoritaire, comme on cru pouvoir le faire les kémalistes en Turquie, ou les baasistes en Irak ou en Syrie, elle doit pourtant l'être afin d'éviter la domination d'une religion sur les autres, et de permettre la liberté de conscience individuelle pour chaque citoyen.

A cet égard, il faut encore une fois revenir sur les deux conceptions opposées de la laïcité telles qu'elles s'affrontent à nouveau en France.

Pour les uns, la laïcité est une idéologie de combat contre toutes les religions. Il s'agit de les faire reculer au maximum, notamment en empêchant leur expression publique et leur visibilité. Dans cette optique, toute concession à l'expression d'une croyance religieuse est a priori suspecte, car elle encouragerait le "prosélytisme". Il faudrait que l'espace public soit entièrement neutre du point de vue religieux : vaste programme !

Pour les autres, la laïcité est l'instrument d'une pacification des relations sociales. Il s'agit d'organiser la coexistence pacifique de croyances diverses, notamment en permettant le dialogue entre elles, sans permettre qu'une croyance s'impose aux autres. Cette conception est celle qui a présidé à l'élaboration de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat de 1905 : elle repose sur un compromis entre la situation antérieure de domination de l'Eglise catholique, ultra-majoritaire en France à cette époque, et la volonté de promouvoir la liberté de conscience individuelle.

Il en est résulté une situation où, par exemple, de nombreux jours fériés correspondent à des fêtes religieuses catholiques : lundi de Pâques, jeudi de l'Ascension, lundi de Pentecôte, 15 août, Toussaint, Noël, soit 6 jours sur les 11 jours fériés en France (les autres étant non religieux : 1er de l'an, 1er mai, 8 mai, 14 juillet, 11 novembre). Que cette situation pose aujourd'hui problème, avec l'émergence d'un Islam de France mais aussi d'un bouddhisme français et plus largement d'une sécularisation accélérée de la société, n'invalide pas cette démarche de compromis et de recherche de la paix civile.

En Syrie, par contre, on a affaire à une instrumentalisation des frustrations sociales par un pouvoir autoritaire à base clanique pour lequel l'étendard de la laïcité n'est qu'un leurre. Sa construction du repli communautariste repose sur la peur généralisé de la répression qu'il exerce, et sur la corruption à tous les niveaux.

 

Un urbanisme ségrégatif

 

Ce qu'ajoute Marwa al-Sabouni à cette analyse, c'est la description de l'urbanisme ségrégatif qui a présidé à l'extension de l'urbanisation dans les années 50-90 : "Une expansion insensée et une supposée rénovation ont déstructuré les villes syriennes. Homs , en particulier, a subi les conséquences de la création de nouvelles banlieues construites sur des différences sectaires, que ce soit en termes de classes, de croyances ou de richesses. De nouveaux Homs ont vu le jour, occupés par des groupes d'arrivants non urbains en provenance des territoires avoisinants. Rien ne pouvait réunir ces quartiers antagonistes. On y menait déjà des existences parallèles, et cela s'est intensifié quand la ville s'est éteinte. La ségrégation urbaine s'est muée en conflit sectaire." (p 76)

 

Les effets délétères de l'urbanisme occidental moderne

 

Marwa al-Sabouni consacre un développement (p 91-2)  à l'influence des idées de Le Corbusier, qu'elle n'hésite pas à qualifier, comme il convient, d'urbaniste fasciste, sur les architectes officiels syriens adeptes de la "rénovation" urbaine.

Cette "rénovation" est une catastrophe sociale : "A Homs, comme dans d'autres villes syriennes, la "rénovation" s'est accompagnée d'actes de destruction insensés. De grands arbres fruitiers vieux de plusieurs décennies ont été arrachés et remplacés par des feuillus importés; d'anciennes maisons et des immeubles de pierre noire ont été détruits malgré leur beauté et leur importance; des rues très fréquentées conduisant à la vieille ville ont été fermées sans être remplacées de façon viable, etc. Au premier abord, le lien entre le massacre de l'environnement bâti et la guerre civile n'est peut-être pas évident. Pourtant, chacun de ces actes a ouvert des plaies profondes dans le coeur des habitants. Chez eux, le vandalisme officiel a fait écho à la corruption du gouvernement qui dilapidait leur argent, volait leurs souvenirs, détruisait leurs habitations et effaçait les traces d'une culture commune." (pp 78-80)

Or, elle puise ses racines dans l'influence des urbanistes français de l'époque mandataire (1921-1946), où la France a exercé le pouvoir sur la Syrie, sous mandat de la Société Des Nations mais avec l'arrogance et l'inconscience qui présidait à la mentalité coloniale européenne. Ainsi, Damas est entièrement "rénovée" selon un "plan directeur de Damas et de ses environs, élaboré par René Danger entre 1925 et 1937.(...) En 1968, malgré tous les dysfonctionnements sociaux et urbains provoqués par l'intervention française, le gouvernement syrien a fait appel à Michel Ecochard pour étendre le plan de René Danger. En 2009, 65% du plan avait été réalisé, entraînant des problèmes d'infrastructures, l'émergence de bidonvilles, des difficultés économiques et sociales." (pp 89-90)

"L'idée que l'architecture est au service des gens et qu'elle doit donc se développer en fonction de leurs besoins vitaux semble avoir été délaissée, même en Occident"(p 92) commente-t-elle après avoir constaté l'influence persistante de "l'urbanisme visionnaire" de Le Corbusier.

 

 

Au final, une lecture stimulante qui se conclut par un appel aux architectes occidentaux, qui joueront certainement un rôle prépondérant dans la reconstruction de la Syrie, à refuser de concevoir "des structures titanesques et des plans "corbuséens" dans lesquels, une fois sur pied, on incruste des icônes "islamiques". Construire, c'est faire en sorte qu'un pays soit habitable à la fois par les riches et les pauvres, les musulmans et les chrétiens, les propriétaires et les locataires, les adultes et les enfants." (p 184).

Post Scriptum : En complément à cette lecture un "Dimanche de Souria Houria" consacré aux effet de dix ans de conflit sur le territoire et le patrimoine bâti, incluant le concept d'"urbicide".

https://www.youtube.com/watch?v=7rrNopdmIe8

 

 

Publié dans Syrie

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