Syrie le pays brûlé
Sous la direction de
Catherine COQUIO, Joël HUBRECHT, Naïla MANSOUR, Farouk MARDAM-BEY
Syrie le pays brûlé
Le livre noir des Assad (1970-2021)
Seuil, septembre 2022, 850 p.
"De la Syrie à l'Ukraine, le criminel est le même !" Ce mot d'ordre, cité dans l'introduction de ce vaste panorama, résume bien un des enjeux majeurs de ce livre.
Il s'agit bien de faire prendre conscience que, comme il est répété à plusieurs reprises, et avec toutes les différence qui font que l'Histoire ne se répète pas à l'identique, la guerre menée en Syrie depuis 2011 est bien la guerre d'Espagne de notre époque.
La grande similitude, que l'on peut voir hélas se confirmer aujourd'hui en Ukraine, est qu'une guerre mondiale entre les démocraties et les dictatures est bel et bien entamée. Et qu'il va bien falloir, n'en déplaise à une certaine extrême-gauche, toujours en pointe dans le déni, choisir son camp.
Les différences, qu'explore ce livre avec soin et pertinence, sont que les formes de la guerre ont fortement évolué à certains points de vue, et que la prise de conscience des démocraties est entravée par de nouveaux facteurs. Parmi lesquels le moindre n'est pas l'urgence des enjeux écologiques mondiaux. Car celle-ci appelle des réponses de l'ensemble de la communauté mondiale, une communauté divisée profondément par ce conflit armé qui se développe, sur fond de résistance des peuples (comme on le voit en ce moment en Iran comme en Ukraine).
Il n'en demeure pas moins que si "nous avons fermé les yeux sur ce qui se passait en Syrie (...) le cauchemar syrien est devenu un cauchemar européen."(p 802) Et que si notre déni s'étend aujourd'hui à l'Ukraine, nous ne manquerons pas d'en payer le prix fort : celui de la fin de nos démocraties.
C'est pourquoi il faut faire l'effort de lire ce livre terrible, car nous ne sortirons de ce cauchemar "qu'en comprenant véritablement les événements qui se sont déroulés dans la décennie passée sur le sol syrien et les raisons (ou les déraisons) de l'échec des puissances démocratiques à soutenir un mouvement populaire et initialement pacifique qui aspirait à se libérer d'une dictature." (p 802)
Les nombreuses contributions qui constituent ce recueil sont structurées en cinq parties :
-Terreur et violence. Une tyrannie héréditaire et communautaire
-L'univers concentrationnaire syrien
-Un régime en guerre contre sa population
-Politique de la destruction. Des crimes contre l'humanité à ciel ouvert
-Le piège djihadiste.
Elles sont dans un ordre à la fois logique et tendanciellement chronologique. La logique est celle de l'enchaînement des causalités.
C'est la mise en place d'un système tyrannique basé sur la violence et la terreur, à partir du coup d'Etat réussi d'Hafez al-Assad en 1970 (favorisé par l'état d'urgence installé depuis 1963) qui a entraîné celle d'un véritable univers concentrationnaire. Malgré cela, la répression a dû, à partir de 2011, se transformer en véritable guerre contre la majorité de la population, avec l'intervention croissante d'alliés extérieurs dans les deux camps. Pour gagner cette guerre, le régime n'a reculé devant aucun moyen et n'a pas hésité à détruire le pays en commettant de véritables crimes contre l'humanité tout en continuant à s'auto-persuader de son impunité éternelle. Enfin, la dynamique de défaite qu'a connu le mouvement révolutionnaire à partir de 2014 est très largement due à ce qu'il faut bien appeler le piège djihadiste. Un piège à trois ressorts, ainsi que l'exposent, dans leur introduction à cette 5e partie, Joël Hubrecht et Estelle Amy de la Bretèque : le premier est l'éradication brutale par les djihadistes des militant des droits humains dans les zones où ils s'implantent (avec l'appui de puissants sponsors qui les alimentent en armes), le deuxième est l'absence de réaction structurée du mouvement révolutionnaire (lui-même en défaut de puissants sponsors pour s'armer, et donc tenté, ici ou là, de s'appuyer sur la puissance de feu des djihadistes pour résister au régime), et le troisième est bien sûr l'instrumentalisation cynique du régime qui en a profité pour discréditer le mouvement révolutionnaire aux yeux des Occidentaux (avec un succès certain, favorisé par la multiplication des attentats djihadistes en Europe à partir de 2015). (pp 631-632)
Dans la 1e partie, deux articles m'ont partiulièrement impressionné.
Le premier est celui de la linguiste Nisrine al-Zahre "Folie langagière et violence des mots" (pp 107-116). En s'attachant à tout ce qui, dans l'usage de la langue, contribue à faciliter la violence du régime, elle s'inscrit dans l'héritage et la continuité d'un Victor Klemperer analysant la langue du 3e Reich nazi. Car il y a dans l'assadisme, comme dans le nazisme, un usage perverti et pervers des mots qui à la fois alimente et masque la violence du régime, voire la fait valider par ses victimes-même.
Elle revendique la même méthode que Klemperer : "cumuler les observations sur les vécus, "compter les piqûres de moustique qui font plus mal qu'un coup de tête" si on veut reprendre la métaphore de Victor Klemperer." (p 108)
Perversion des relations gouvernants/gouvernés
Ainsi, elle commence par remarquer l'intériorisation par certains opposants de la "légitimité" du régime à travers certaines concessions langagières inconscientes. Elle note en ce sens l'usage du mot "erreur" par une amie soumise à la censure médiatique du régime et désireuse de la contourner : "Je ne voudrais commettre aucune erreur !". (ibid) Ce faisant, cette locutrice révèle, à son corps défendant, que la légalité sous ce régime a un statut particulier : la limite du permis et de l'interdit est floue et mouvante et son fonctionnement "s'apparente aux manoeuvres qu'impose un pervers narcissique au sein d'un couple : il ne définit jamais les règles du jeu de la violence. Tout doit changer sans cesse afin de pouvoir opprimer toujours plus sous le plafond de la patrie." Car "ce légal-légitimisme a reçu un nom dans le langage du régime : il s'appelle saqf al-watan (le plafond de la patrie)." (ibid)
Cet usage pervers de la notion de légalité induit à la fois corruption et cynisme : un cynisme au service de l'humiliation comme méthode de gouvernement.
Ainsi le régime se crée sa propre opposition "légitime", une opposition sans pouvoir aucun, mais qui induit une logique permanente d'auto-justification : ce qui introduit des divisions incessantes en son sein. Ici la perversion consiste à faire reproduire entre eux par les opposants eux-mêmes les demandes incessantes de justification posées par le régime.
L'exemple, très significatif, donné par al-Zahre, est celui de la négociation avortée de février-mars 2016 entre le régime et l'opposition sous l'égide de l'ONU. Alors que le porte-parole de l'Onu, Staffan de Mistura, pousse à l'inclusion de davantage de femmes dans ces négociations, on assiste dans le camp des opposants à un "lynchage verbal" à l'endroit des femmes pressenties. "Le grief principal (...) était qu'elles n'étaient pas légitimes pour représenter la femme syrienne." (p 110) E t dans les arguments pour le justifIer, al-Zahre relève en particulier celui, très significatif, qu'elles n'auraient eu ni fils ni mari tués dans la guerre, ni disparus ou détenus dans les centres de détention du régime. Ainsi, analyse-t-elle, la légitimité devrait donc se payer en mort ou en souffrance infligés par le régime : lui seul, in-fine, accordant la légitimité à ses opposants.
Cette ultime perversion conduit à ce paradoxe : "Le Mort" seul capable de "parler" au nom du peuple et de le représenter."(ibid)
Rejetée du côté de l'abjection, l'opposition doit aussi s'affronter à l'appropriation par le régime du champ lexical de la "patrie". En plus d'être une "bactérie" que l'on doit éliminer, l'opposant est aussi un "traître".
Nisrine al-Zahre relève l'occurrence dans les condamnations, en principe juridiques, des opposants de termes relevant de registres lexicaux non juridiques : "atteinte au prestige (hayba) de l'Etat", "affaiblir la confiance en l'économie nationale", "désunir les membres de la nation", "affaiblir l'élan de la nation"...Tous termes relevant de registres affectifs et touchant à la fibre patriarcale et viriliste. (p 111)
Enfin, bouclant ainsi le rapport pervers du régime à son peuple et à ses opposants, tous leurs droits sont convertis en "dons" relevant du bon vouloir, et donc de la "générosité" du tyran. Dans un contexte où le tyran est tout, et ses sujets ne sont rien, tout avantage reçu par les gouvernés relève de sa "makruma" ("générosité") induisant une confusion entre régime et Etat qui pousse à une forme de maximalisme des deux côtés : du côté du pouvoir, toute opposition est assimilée à une volonté de détruire l'Etat; du côté de l'opposition, toute implication dans l'Etat est assimilée à une collaboration insupportable avec le régime. (p 112)
Abolition de la distance signifiant/signifié
Ici est pointée une autre tendance du langage du pouvoir : une tendance qualifiée de "psychotique", dont l'exemple cardinal est le fameux slogan :"Assad ou on brûle le pays" qui a donné son titre à ce recueil. Le "on brûle le pays" n'a pas été métaphorique, mais appliqué au pied de la lettre. Ainsi le langage du régime abolit toute symbolisation, qui est la mise à distance des affects permettant de construire un rapport civilisé aux êtres et aux choses : cette absence de distance induit un rapport purement affectif au réel de nature binaire, excluant toute nuance et tout compromis. De plus les mots violents doivent ici être pris dans leur littéralité : ils impliquent toujours la mise en pratique de la violence. (pp 112-3)
Sacralisation de la parole du dictateur
Les plats truismes énoncés par le dictateur non seulement passent en boucle "avec une musique et des échos sonores" à la télévision mais doivent aussi "être appris par coeur pour les examens à l'école et à l'université" (p113). Ce qui a deux effets possibles : soit croire à la sagesse profonde et cachée de ces banalités, et donc induire une quasi-divinisation du Chef; soit comprendre sa nullité esthétique et intellectuelle et donc induire une adhésion simulée par simple prudence.
Non-dit et euphémisation
A côté des affirmations fausses et des appropriations langagières illégitimes, il faut ajouter le non-dit fondamental sur la nature confessionnelle et clanique du régime. Le langage officiel postule la laïcité et prétend ne connaître que des citoyens égaux en droits, alors que sa pratique réelle est notoirement clanique et confessionnelle. Il y a là un véritable "tabou de Polichinelle", qui coexiste donc avec des allusions subliminales que tout le monde comprend : des signifiés sans signifiants qui s'étendent également à la pratique de la répression. Ainsi les organes de répression ne sont jamais autrement désignés que comme "les autorités compétentes" ou "les instances compétentes". On entre ici dans le champ de l'euphémisation qui vise à banaliser tous les actes de violence répressive. Avec au final une intériorisation de cette violence par ses propres victimes, et ce paradoxe déjà rencontré que "beaucoup d'opposants ex-détenus se vantent du nombre d'années passées dans les geôles des Assad, certains en accusent d'autres de n'y avoir pas assez souffert." (p115)
Tous ces procédés langagiers ont pour effet d'amoindrir le potentiel politique de l'opposition, et donc nécessitent une déconstruction permanente et inlassable.
Le second article est celui de l'anthropologue Véronique Nahoum-Grappe "L'impunité comme système. Ethnologie politique de la criminalité d'Etat" (pp 117-123).
Elle y examine les effets de l'impunité sur le psychisme des bourreaux et sur le lien social. Ainsi, note-t-elle pour commencer, "l'impunité atteint l'espace intime de la subjectivité individuelle pour envelopper d'une enivrante libération le geste transgressif." (p 118)
Cette ivresse psychique prend rapidement une forme addictive; il s'agit moins d'une jouissance sadique que d'une jouissance de confort, qui relève du jeu, basée sur la capacité donnée de "tout faire" à un "autrui dominé". Il y a une forme d'excitation à faire le mal/faire mal qui se traduit par le rire du bourreau. Il y a aussi une forme de surenchère pour éviter l'ennui de la répétition.
Au niveau de l'Etat qui institue cette impunité se joue autre chose : la perte totale de confiance des administrés dans les institutions. Cette perte de confiance est productrice de réactions contrastées : elle produit d'un côté la peur et une "collaboration avilissante dans tous les domaines", mais de l'autre la révolte et une forme de "lucidité et clairvoyance collectives." (p 121)
Elle produit également la pratique du mensonge à tous les niveaux. Mais "la culture de l'impunité va de pair avec la hantise d'être dévoilé, et donc l'obsession systémique de la trahison, du complot, que d'arbitraires décisions de purges vont nourrir sans assouvir." (p 122)
In fine, elle ne peut qu'aboutir en effet à une résistance sourde de la société qui n'attend que son heure pour se dévoiler. Car malgré tous les efforts du pouvoir, la mémoire des crimes se transmet, et l'exigence de justice est éternelle.