LI Zhensheng Le petit livre rouge d'un photographe chinois
Leçons universelles de la
"révolution culturelle"
LI Zhensheng
Le petit livre rouge d'un photographe chinois
Édité par Robert PLEDGE
Texte de LI Zhensheng adapté d'entretiens par Jacques MENASCHE
Texte additionnel de Jacques MENASCHE
Introduction de Jonathan D.SPENCE
Phaidon Press, juin 2003, 316 p.
Ce magnifique ouvrage, soigneusement édité, est aussi l'occasion de rendre hommage aux bibliothèques publiques de prêt : sans elles je n'aurais sans doute pas lu ce livre...qui est aussi très cher.
L'auteur, né en 1940, avait donc 26 ans au démarrage de la "Grande Révolution Culturelle Prolétarienne" lancée par le "président Mao, Grand Leader, Grand Commandant en Chef, Grand Timonier, Grand Éducateur".
Photographe de presse au "Quotidien du Heilongjiang", province frontalière du Nord-Est de la Chine (capitale : Harbin) depuis 1963, il a soigneusement archivé (et, pour certaines, dissimulé) ses photos. Cela nous vaut, trente-cinq ans plus tard, une chronique photographique unique de la période 1964-1976 dans cette province. Elle se double d'un texte très éclairant et circonstancié sur la façon dont ces événements ont été vécus par un acteur direct.
LI Zhensheng n'est pas un théoricien, et cela rend son témoignage d'autant plus précieux : certes, c'est un homme éduqué, mais d'origine de classe "irréprochable" (son père est ouvrier, son grand-père paysan moyen pauvre, mais érudit, son frère aîné, engagé dans l'Armée Populaire de Libération est mort au combat). Il adhère alors totalement au nouveau régime.
On comprend à le lire que la Révolution Culturelle n'est pas tombée du ciel. Les pratiques qu'elle met en oeuvre ont déjà cours : en particulier les procès publics, l'inquisition idéologique, les déplacements autoritaires et les autocritiques.
La Révolution Culturelle va juste consister en une accélération de ce type de pratiques et en leur instrumentalisation par la manipulation de masse de la jeunesse, afin de déstabiliser une partie de l'élite au pouvoir au profit d'une autre partie.
Le culte délirant de la personnalité de Mao s'inscrit dans la continuité de celui de Staline en URSS : c'est d'ailleurs sur la remise en cause de ce culte par Khrouchtchev que s'appuie la rupture sino-soviétique de 1963.
Reste l'aspect fascinant de cette mise en mouvement de la jeunesse sous les deux mots d'ordre " On a raison de se rebeller !" et "Feu sur le Quartier Général !" qui a pu entraîner en Occident chez certains la croyance qu'il s'agissait d'un mouvement authentiquement anti-autoritaire.
Vu de près, on s'aperçoit qu'il n'en est rien.
En cela les leçons de cet épisode ont valeur universelle.
Une exploitation de l'idéalisme de la jeunesse
LI Zhensheng dit encore, trente-cinq après : "A l'aube de la Révolution culturelle, j'étais emballé. Comme des centaines de millions de Chinois, je croyais en Mao. C'était notre Leader, fort de la "grande pensée stratégique contre l'impérialisme (NOTE : qualificatif attribué aux USA et à leurs partisans) et le révisionnisme (NOTE: qualificatif attribué à L'URSS Khrouchtchev et à ses partisans) ". Il affirmait que nous connaîtrions des révolutions telles que celle-là tous les sept ou huit ans. Aussi les jeunes gens tels que moi s'estimaient-ils chanceux."(p 71)
Frustrations, ressentiment et déchaînement de la violence
Dès 1964 nous dit le commentateur du texte de LI Zhensheng, "au coeur du Mouvement pour l'éducation socialiste (...) un phénomène qui devait avoir un impact considérable dans les années à venir se fit jour : les "séances de lutte". Au cours de ces réunions, les hommes et les femmes accusés d'appartenir à l'un des "quatre éléments" étaient publiquement critiqués par leurs amis et leurs voisins, voire des membres de leur propre famille, et contraints de baisser honteusement la tête en témoignage de leur culpabilité. Ces spectacles publics, articulés autour de l'humiliation, serviraient en quelque sorte de modèle." (p 44)
Au fil du déroulement de la "Grande Révolution Culturelle Prolétarienne" , LI Zhensheng, qui pense d'abord "tirer son épingle du jeu", s'aperçoit que personne n'est à l'abri d'une dénonciation arbitraire.
La surenchère qui s'empare de la société emporte tout.
Elle repose sur deux ressorts : les frustrations accumulées dans une société à la fois pauvre et autoritaire où chacun est privé de beaucoup de choses et vit dans la peur, et le ressentiment qui en découle contre tous ceux qui sont un peu moins privés de tout et un peu moins soumis à des contraintes. D'où l'exutoire, bien perçu et utilisé par Mao de façon perverse, de la violence contre tous les petits cadres du Parti ou de la société (intellectuels en particulier) avec une forme de revanche des jeunes contre les vieux. Et ensuite la lutte entre factions "rebelles" pour occuper seules le terrain.
Ce déchaînement de violence sidère tout le monde, et oblige Mao à faire intervenir l'Armée pour reprendre le contrôle de la situation.
Mais la menace d'une reprise des dénonciations continue de peser jusqu'à la mort de Mao, puis à la chute de la faction qui le soutenait, la "bande des quatre", composée de sa veuve et des trois apparatchiks "gauchistes" de Shanghaï qui constituait la garde rapprochée du Grand Timonier.
Leçons universelles
C'est LI Zhensheng qui les tire de façon à la fois très simple et lumineuse : "C'est peut-être "petit-bourgeois" de ma part, mais j'estime que les gens ont besoin d'égards et de loyauté, pas seulement de "lutte des classes"." (p 254)
Autrement dit, partout où la notion d'ennemi l'emporte sur la conscience de notre commune humanité la violence arbitraire est là , prête à se déchaîner sans contrôle et sans limites.
Chaque fois que la peur fait passer l'instinct de survie avant le respect de l'autre et de la loyauté qu'on lui doit, la dignité humaine est menacée.
Ces leçons universelles tracent un horizon : celui du refus de la "culture d'ennemi" et de la recherche des solidarités sans frontières.