La psychanalyse revisitée

Publié le par Henri LOURDOU

 

« La psychanalyse revisitée »

 

C'est à la double occasion du tapage médiatique autour du livre de Michel Onfray et de la lecture d'une passionnante biographie, dont je me suis étonné de ne pas voir la trace dans la bibliographie d'Onfray, que j'ai relu ce livre de Gérard Mendel, paru en 1988, et réédité en 1993 (La Découverte, 206 p).

Mais parlons d'abord de cette biographie. Il s'agit de « Les Freud. Une famille viennoise » d'Eva Weissweiler (traduit de l'allemand par Frank et Martine Strachiltz, Plon, 2006, 468 p : je viens de voir qu'il est tout récemment réédité).

Eva Weissweiler est une philosophe allemande née en 1951 et son livre est paru en Allemagne l'année de sa traduction.

Il s'agit donc d'une biographie familiale, vrai travail d'historien (contrairement au livre d'Onfray) s'appuyant sur le témoignage des derniers survivants de la famille et de son entourage, et sur des correspondances non expurgées contrairement à celles publiées sous l'autorité d'Ernest Jones et d'Anna Freud.

Bien qu'il n'ait pas fait autant de bruit que celui d'Onfray, il déboulonne la statue de l'idole Freud.

Sigmund apparaît en effet comme un personnage très auto-centré, pour ne pas dire égoïste. En cela, il ne dépare pas la longue cohorte des génies. On avait eu le même sentiment sur Marx en lisant la biographie de Jenny Marx, son épouse, par Françoise Giroud (« Jenny Marx ou la femme du diable », Presses-Pocket n°4149, 1993, 186 p).

D'où de grandes souffrances dans l'entourage du génie. Et donc l'intérêt d'une biographie familiale, d'autant plus indiquée dans le cas du fondateur de la psychanalyse.

On n'entrera pas ici dans le détail. Le livre est bien écrit et se lit comme un roman. Et, contrairement à d'autres, il ne porte pas de jugement global et définitif, ni pour « blanchir », ni pour « noircir » Freud.

Cependant, l'explication des attitudes qui nous apparaissent choquantes est à approfondir. Il faut la rechercher non seulement dans la mentalité de l'époque (patriarcale et misogyne), mais aussi dans la propre névrose de Freud, liée à son histoire personnelle. Et l'intérêt de le faire réside dans les conséquences que cela a produit sur la propre entreprise théorique de Freud.

C'est tout l'intérêt de l'ouvrage de Gérard Mendel (1930-2004) , lui-même médecin, psychanalyste, mais aussi sociologue et romancier, de mettre en relation cette névrose, incomplètement dépassée par l'auto-analyse à bien des égards héroïque de Freud, avec certaines impasses théoriques qui handicapent aujourd'hui encore les psychanalystes dans leur travail.

En effet, Freud fut quelqu'un de profondément névrosé. Son excessive rigidité, sa phobie de la musique par exemple, est le symptôme d'une angoisse refoulée, dont plusieurs auteurs, cités par Mendel, ont déjà diagnostiqué qu'elle était liée à son rapport ambivalent et non assumé avec sa mère : une mère adorée (Freud jusqu'à la fin de sa vie lui rendait visite chaque semaine) mais « capricieuse, dominatrice, et même tyrannique »(Harry Stroekens, « En analyse avec Freud », p107).

 

Déconstruction

 

Mendel met en évidence le rôle de « défenses » psychologiques que jouent à cet égard certains éléments de la théorie qu'il élabore.

« La sexualité globalement « élargie » à l'ensemble du corps camoufle la seule sexualité dont Freud pouvait se sentir vraiment coupable : la sexualité phallico-oedipienne, la sexualité pénienne, la sexualité tournée vers la mère .» (p 45)

De même, « la thèse de l'hérédité des caractères acquis permet de rapporter à la préhistoire sa propre agressivité et ses propres souhaits de mort envers son père. »(ibidem)

Ces deux éléments sont fortement affirmés dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité » (1905) et dans « Totem et tabou » (1913).

A partir de 1913, « paradoxalement, plus la biologie des biologistes le contredit (concernant ces deux thèses), et plus la conviction de Freud s'affermit, transformant ce qui n'était que des hypothèses en une croyance qui devient absolue. » (p 46)

De là la théorie, que Mendel qualifie « d'étrange cosmogonie », des deux Instinct de Vie et de Mort (Eros et Thanatos) introduite dans « Au-delà du principe de plaisir »(1919).

Mendel n'hésite pas à parler d'un Freud devenu « comme ivre de spéculation ».(p 47) Et de la coexistence désormais chez lui de deux modes de pensée : la pensée rationnelle et la pensée magique (p 51). De cette dernière relèvent certains textes devenus célèbres comme « L'avenir d'une illusion » (1927) ou « Malaise dans la civilisation » (1930).

De cette coexistence, qui devient à la fin de sa vie une prévalence de la pensée magique, découle un inconvénient majeur dont la psychanalyse, qui a par ailleurs fait ses preuves, doit s'affranchir : une croyance au déterminisme intégral qui mine l'intérêt-même de la cure.

Mendel, lui-même praticien de la psychanalyse, s'insurge contre cette prétention exorbitante à vouloir enfermer le psychisme individuel dans le « roman familial ».

Si la psychanalyse a son intérêt et sa pertinence, et Mendel en est convaincu par sa propre pratique, elle n'en doit pas moins limiter son objet et ses prétentions à ce qui constitue sa vocation : l'étude de la personnalité psychofamiliale du sujet.

Cela suppose de redonner à sa théorie une cohérence avec les données de la Science et la pratique de la cure.

 

Reconstruction

 

Ainsi à la « pulsion pansexuelle » de Freud, Mendel propose de substituer une « pulsion de plaisir » en intervertissant les les rôles respectifs joués par chacun des 2 termes : sexualité et plaisir. C'est le plaisir qui serait fondateur et non la sexualité. Ce qui conduit à revisiter le concept de "fantasme" en rendant au sujet le rôle de « producteur de fantasme »et donc à revaloriser le « vécu »...et donc les effets positifs de la cure (p 113 à 132).

La 2e rectification de Mendel est de réexaminer la « compulsion de répétition » en la rapportant non au supposé « Instinct de Mort » mais à la mémoire individuelle (p 142-4).

Ensuite, et c'est là un apport spécifique de Mendel, issu de son activité de sociologue, est introduite la notion « d'actepouvoir » comme alternative à ce que Freud avait baptisé « pulsion d'emprise ». Car ici, « le point notable concerne l'existence d'une dimension psychologique qui échappe, de droit et de fait, à la psychanalyse ». (p 153)

On passe en effet « même si, bien entendu, une interrelation est vouée forcément à s'établir , de la personnalité psychofamiliale (constituée autour du fantasme) à la personnalité psychosociale (basée sur l'acte).

Le problème (en ce qui concerne la psychanalyse au premier chef) est que « dans la société patriarcale, telle que nous la connaissons(...) l'éducation traditionnelle consiste (…) à convaincre l'enfant que ses actes et leurs effets (…) appartiennent légitimement à ses parents, aux « grands ». » (p 153)

Et donc « en scotomisant la dimension de l'Actepouvoir, la psychanalyse, sans nul doute, contribue à renforcer la dimension de l'Autorité » (p 154) Autrement dit le fantasme d'abandon par des parents protecteurs suscitant une soumission automatique et non réfléchie.

Ainsi se creuse le clivage entre l'acte et le pouvoir de l'acte à la base de toutes les frustrations politiques et des phénomènes d'oppression sociale.

Mais qu'en est-il du « complexe d'Oedipe », largement bâti sur les concepts précédemment déconstruits, et dont on a vu qu'il était au coeur de la névrose de Freud lui-même ?

Pour le praticien qu'est Mendel, « une fois soustraits les deux impossibles postulats de la « biologie freudienne », la réalité du fait n'en demeure pas moins. A savoir que, à un âge variable entre 3 et 6 ans, chaque enfant traverse une problématique psycho-affective incontestablement sexuelle qui est vécue très intensément par lui, et qui réapparaîtra sur le divan chez l'adulte pendant l'analyse ».(p 158) Il s'agit en fait d'une « crise d'identité sexuée » au cours de laquelle l'enfant choisit son sexe en fonction du télescopage de divers paramètres qui sont, pour Mendel, la « réalité psychique des identifications successives de l'enfant à ses deux parents (…) la réalité perçue de deux sexes anatomiquement dissemblables (…) celle des effets de la division sociale des sexes (le « sexe faible » et le « sexe fort ») ». (p 159)

Ce choix, dans un contexte de plus en plus libéral devient forcément de plus en plus ouvert.

Par ailleurs cette phase est différemment vécue selon la façon dont se sont déroulées les identifications primaires aux parents qui en fournissent la base : c'est ici que le vécu précoce de frustration ou de plaisir associés aux imagos parentales fait retour. «C'est à ce moment que les solutions névrotiques aux dysfonctionnements pré-oedipiens prennent leurs formes »(p 163).

Enfin, elle évolue avec la société, ce que la théorie freudienne ne permet pas de comprendre. L'ordre des identifications parentales est lié à la hiérarchie sociale des sexes : la prééminence de la figure du Père comme identification secondaire est donc à relativiser et non à figer comme un idéal absolu : « la conception freudienne d'une nature humaine dans laquelle l'image du Père(...) est inscrite dans les chromosomes depuis le meurtre du Père primitif » interdit bien évidemment d'intégrer tout le processus encore en cours d'émancipation des femmes (p 167).

Quelle interprétation donner de l'Instinct de Mort ? Pour Mendel, aucune des manifestations négatives associées par Freud à ce fameux Instinct ne demande forcément une telle explication (p 169)

Et pour finir, Mendel fait un sort à la notion de « nature humaine invariante »: cela induit une sensibilité, que la psychanalyse traditionnelle s'interdit, à l'un des principaux problèmes de notre époque.

Il s'agit de l'affaiblissement dans la société occidentale du pouvoir patriarcal basé sur l'Autorité et de la difficulté à construire une société d'individus autonomes qui reste démocratique. Mais ceci est une autre histoire.

Publié dans Mendel

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