Vie et mort de la Révolution ? (Martin Malia)

Publié le par Henri LOURDOU

Vie et mort de la Révolution ?

 

Martin MALIA « Histoire des révolutions »(traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent BURY), 2006 (traduction 2008), « Points Histoire »n°427, 464 p.

 

Livre posthume de cet historien spécialiste de la Révolution russe et de l’URSS, cet ouvrage constitue une tentative de théoriser le phénomène révolutionnaire.

 

Méthodologie :

 

Plus exactement il s’agit ici de la Révolution en tant que phénomène moderne et européen, et d’une approche qui se veut avant tout historique. L’auteur se veut porteur d’une démarche partant « de problèmes et d’événements spécifiques pour aboutir à des propositions plus générales »(p13). Ce faisant il inverse la démarche habituelle qui part de la théorie pour y faire entrer, parfois de façon acrobatique, les cas particuliers (l’auteur y revient dans sa conclusion à propos des sociologues marxistes qui ont construit leurs modèles de révolution à partir des présupposés de leur idéologie).

Pour autant sa démarche ne cède pas au mirage d’un empirisme naïf. Ainsi, il définit 7 « considérations générales » guidant son approche :

  1. La révolution est un phénomène d’origine européenne

  2. C’est pourquoi elle doit être étudiée historiquement et non de façon structurelle ou « transculturelle »

  3. Une révolution occidentale est une transformation avant tout politique et idéologique, et non sociale : elle provient de la dissidence religieuse qui ébranle les fondements traditionnels du pouvoir.

  4. La culture politique occidentale est spécifique par sa valorisation de la participation et de la réflexion juridique et philosophique que cela implique

  5. Une « grande révolution » européenne est donc une révolte généralisée contre un Ancien Régime. Elle ne se produit qu’une fois dans l’histoire d’une nation et signe son entrée dans la modernité démocratique en détruisant le modèle des « 2 glaives » (temporel et spirituel) et des 3 ordres (clergé, noblesse, Tiers état)

  6. Les révolutions occidentales ne se limitent pas à la répétition d’un modèle basique : chacune tire des leçons de la précédente et amplifie donc ce modèle pour atteindre un degré supérieur de radicalisme

  7. « La tradition révolutionnaire occidentale évolue donc non seulement du primat de la liberté politique à celui de l’élimination des inégalités sociales, et d’une relative modération à l’extrémisme, mais aussi des sociétés plus avancées vers les plus attardées » (p21)

Ces 7 considérations s’appuient sur les études de cas, ordonnées chronologiquement, rassemblées dans ce livre.

Celles-ci sont au nombre de 8, corpus fort appréciable, mais dont on peut déjà remarquer qu’il relève d’une sélection (sont en effet écartés certains épisodes révolutionnaires dont on peut se demander s’ils seraient en conformité avec les conclusions tirées des 8 autres, et donc avec ces considérations : on y reviendra en conclusion).

 

Le contexte historique européen des révolutions

 

C’est celui-ci qui fonde le choix des cas étudiés, en particulier les premiers.

Entre 1000 et 1400 se met en place le système féodal : celui-ci introduit dans l’Europe médiévale une fragmentation des pouvoirs. Parallèlement se développe dans l’Eglise catholique une critique de la corruption et du laxisme du clergé. C’est de la convergence des révoltes communalistes et des hérésies religieuses que va émerger le phénomène révolutionnaire. Il s’agit d’une contestation de la construction des monarchies absolues centralisées basées sur l’alliance des « 2 glaives » (monarchies de droit divin) et la hiérarchie des 3 ordres (le pouvoir royal s’appuie sur le clergé et la noblesse tout en les domestiquant). Cette contestation s’appuie sur la laïcisation progressive de la culture et l’essor des sciences.

Le phénomène révolutionnaire naît d’abord comme phénomène à contenu religieux, puis il se laïcise à son tour.

 

4 « proto-révolutions » permettent d’esquisser le schéma que l’on retrouve dans les 4 « grandes révolutions » occidentales.

 

Les 4 « proto-révolutions » et le schéma révolutionnaire

 

Il s’agit de la révolution hussite en Bohême (1415-1436), la révolution luthérienne en Allemagne (1517-1555), la révolution huguenote en France (1559-1598) et la révolution des Gueux aux Pays-Bas (1566-1609).

 

Quel est le schéma qui en ressort ?

Une partie de l’élite traditionnelle exige des réformes. Face à la résistance conservatrice, elle mobilise autour d’elle les autres couches de la société : cette mobilisation effective et rapide est une condition nécessaire à l’essor d’un vrai mouvement révolutionnaire.

La polarisation entre deux camps (celui de la « peur conservatrice » et celui de « l’espérance radicale ») crée un conflit perçu « comme une apocalypse politique, un combat qui ne peut finir qu’avec la victoire totale d’un parti et l’anéantissement de l’autre »(p82).

Cette radicalisation de l’affrontement favorise les éléments extrémistes, dont le zèle suscite l’organisation la plus militante. Ceux-ci deviennent le fer de lance du mouvement et remportent les victoires décisives.

Mais en même temps ce zèle effraie leurs alliés plus modérés. Une fois la victoire emportée, la coalition révolutionnaire se divise : lassitude de la guerre, retombée du zèle millénariste favorisent les modérés.

Ceux-ci finissent par s’allier avec les conservateurs modérés et négocient une pérennisation partielle des acquis révolutionnaires mettant fin au conflit.

Dans le cas hussite : confiscation des biens de l’Eglise, limitation des pouvoirs de la monarchie par les villes et la noblesse, transformation de la pratique religieuse renforçant la participation des fidèles.

 

A la réussite d’un tel processus s’ajoutent 2 conditions : existence d’un Etat doté d’une grande capitale cosmopolite (c’est ce qui permet l’essor du mouvement et sa victoire), conquête des acquis finaux obtenue dès le début du mouvement.

Ce schéma s’applique à chacun de ces 4 premiers cas avec des modulations dans les résultats obtenus : transformations avant tout religieuses dans le cas luthérien, sans transformation des conditions d’exercice du pouvoir politique ; obtention précaire de la liberté religieuse mais renforcement final de la monarchie absolue pour le cas huguenot en France ; indépendance politique et constitution d’un Etat de type nouveau pour les Provinces unies.

 

Les 4 « grandes révolutions » : radicalisation et épuisement du modèle ?

 

La révolution anglaise (1640-1688), la révolution américaine (1776-1787), la révolution française (1789-1799), la révolution russe (1917-1939) sont ces 4 « grandes révolutions ».

Leur retentissement a fait de chacune d’elles un modèle, et leur succession chronologique a fait de chacune la référence de la suivante, nourrissant ainsi leur radicalisation.

Elles ont aussi servi de base à différentes théories, principalement à la théorie marxiste qui a inspiré la dernière.

La dynamique à l’œuvre est celle du passage du religieux au politique puis au social comme aspect principal du processus.

On passe ainsi de l’exigence de liberté à celle d’égalité, ce qui transforme progressivement le schéma précédemment dégagé. Ce ne sont plus les élites qui contrôlent le processus, et donc ce que Léon Trotski a improprement baptisé le « Thermidor russe » n’est pas un compromis entre modérés des 2 camps, mais au contraire une radicalisation égalitariste (collectivisation forcée dans les campagnes et industrialisation/urbanisation planifiée). La terreur stalinienne n’est pas le « délire aberrant d’un tyran paranoïaque » mais le camouflage fonctionnel d’une vérité non conforme à l’idéologie : la non-adhésion volontaire des paysans et le dysfonctionnement chronique de l’économie planifiée (p 367-8).

 

Revenons cependant aux révolutions écartées du livre de MALIA. Celui-ci fait plus qu’évoquer en passant les tentatives révolutionnaires du XIXe , notamment les fameuses révolutions de 1848. C’est pour remarquer qu’aucune ne réussit mais qu’elles sont fondamentales pour comprendre la radicalisation socialiste de l’idéal révolutionnaire : elles ont eu pour point commun en effet de susciter une réaction autoritaire face aux revendications égalitaires de la plèbe urbaine, qui a cassé en deux l’alliance libérale hostile à l’Ancien Régime. C’est de cette césure que naît un parti ouvrier autonome, dont la théorisation la plus répandue sera le marxisme. Et donc s’ouvre ainsi un nouvel âge dont la révolution russe est le fruit.

Cela induit ainsi toute une discussion sur le contenu de la théorie marxiste : Malia ne cache pas son opposition à certains de ses postulats…et notamment à celui du rôle déterminant des rapports de production et des forces productives, et donc à celui de la révolution comme « transition de la domination d’une classe à la domination d’une autre » (p375).

Ses observations font au contraire apparaître que la révolution est un phénomène spécifique de liquidation de l’Ancien Régime dont le contenu est essentiellement politico-constitutionnel et idéologico-culturel et non socio-économique (p373).

Par ailleurs, les seules révolutions marxistes réussies ont lieu dans les pays économiquement les plus arriérés et non les plus avancés comme l’aurait voulu la théorie.

 

En découle bien sûr la dérive rapidement observée entre le but proclamé (la construction du communisme : une société d’hommes libres et égaux, d’où toute coercition a disparu) et la réalité strictement contraire de la dictature de parti unique ayant à sa tête un leader tout-puissant.

 

 

Des prémisses de cette dérive témoigne la relecture de 2 témoignages de première main sur les débuts de la révolution russe.

Isaac Babel, intellectuel juif né à Odessa en 1894, s’engage dans la « Cavalerie rouge » (c’est le titre de son célèbre recueil de nouvelles, Folio n°1440, 220 p) en 1920. Celles-ci sont publiées en 1926. Retiré volontairement de la vie littéraire en 1930, Babel est arrêté sur dénonciation en mai 1939. La date de sa mort demeure inconnue. On suppose qu’il a été fusillé en 1941. Il est réhabilité en 1954 (début de la « déstalinisation »).

Dans la préface du traducteur français de 1959, Maurice Parijanine, on peut lire à propos des débuts tolstoïens de Babel : « Nous sommes à un âge qui vient de découvrir entre autres sciences celle de combattre le mal social par ses propres armes. La tâche est pénible, elle nous répugne souvent, mais nous comprenons qu’il n’y a pas d’autre issue, après deux mille ans de vains essais et d’abus de christianisme. Nous ne croyons plus qu’on réforme les sociétés par la persuasion, ni qu’on relève la conscience des multitudes par l’exemple d’une élite.

Babel devait méditer ces vérités dans les dures épreuves de la guerre civile. » (p 11-12)

51 ans après, on doit bien remettre à nouveau en cause ce type de « découverte ». Et c’est d’ailleurs ce que nous disent d’un certaine façon les nouvelles si honnêtes et si prenantes de Babel : elles plaident en faveur de l’élitisme et de la non-violence plus que toute théorie.

Il en va de même du témoignage de Jaroslav Hasek « Aventures dans l’Armée rouge, octobre 1918 », Les formes du secret, 1979, 176 p, traduit du tchèque par Kitty Fantl et Rudolph Bénès). Le célèbre père du brave soldat Chvéik, mort à 40 ans en 1923 « rongé par l’alcool », fut un militant révolutionnaire épisodique. Malgré le ton humoristique, son récit est d’un réalisme saisissant. On y retrouve ce mélange de naïveté et de cynisme populaires qui ont permis au régime bolchévik d’émerger de la guerre civile en vainqueur face au déchaînement des violences privées. Dans un pays détruit, où la simple survie relève de l’exploit quotidien.

J’ajouterai à ces 2 témoignages un roman récent, mettant en scène notamment Isaac Babel au moment de son arrestation par le NKVD en 1939. « Loubianka » de Travis Holland (Editions Hélise d’Ormesson, 2007, 282 p, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Giraudon) dont le titre original moins racoleur était « The archivist’s story », est l’histoire d’un ancien professeur de littérature moscovite, reconverti comme archiviste au siège central du NKVD, place Loubianka. La force du roman est de se centrer sur quelques personnages représentatifs et en même temps singuliers : celui-ci y réussit particulièrement. Il nous insuffle la perte de tout espoir caractéristique de cette époque pour qui avait pris clairement conscience des mensonges du régime.

C’est un terrible acte de décès de la Révolution en tant que mythe.

Conclusion : renouveler le modèle ?

Le collapsus final du modèle soviétique en 1989-91 ne signe pas pour autant la mort de l’utopie égalitaire, présente dès la proto-révolution hussite. Il marque cependant la fin d’un cycle et pose la question d’un retour critique sur le débat récurrent dans le mouvement ouvrier depuis la fin du XIXe siècle entre « réforme » et « révolution » : celui-ci ne doit-il pas être posé dans des termes renouvelés à la lumière de l’échec des solutions violentes et autoritaires ?

On sent bien d’ailleurs, y compris chez les révolutionnaires continuant à se réclamer de la tradition marxiste, un détachement de plus en plus net vis-à-vis de la violence et de l’avant-gardisme autoritaire, et une préoccupation nouvelle vis-à-vis des formes de la démocratie, du droit et des institutions juridiques, tout comme vis-à-vis de ces réalisations réformistes longtemps dévalorisées, voire dénoncées, que sont les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Mais ceci fera l’objet d’autres compte-rendus de lecture…

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