Julie DACHEZ Dans ta bulle !

Publié le par Henri LOURDOU

Julie DACHEZ Dans ta bulle !

Julie DACHEZ

Dans ta bulle !

(Marabout, mars 2018, 256 p.)

Un éloge de la différence

et un appel à l'émancipation.

 

Ainsi il m'aura fallu attendre l'âge canonique de 66 ans pour me rendre compte, grâce à la lecture de ce livre, que je dois à ma très chère compagne, que je fais partie de la communauté des personnes autistes ou neuro-atypiques.

C'est comme si soudain toutes les pièces d'un puzzle s'assemblaient pour prendre tout leur sens.

Bien des difficultés et désagréments de ma vie passée, des particularités étranges de mon comportement, de ma façon de ressentir les choses et de ma personnalité me sont lumineusement apparues comme les différentes faces d'une différence que je peux enfin assumer pleinement.

 

Car, c'est la première chose que m'a appris ce livre tonique, bien des personnes autistes sont des "autistes invisibles" (p 20), et j'en fais indéniablement partie.

La deuxième, dont je me doutais déjà un peu, est que la pathologisation de l'autisme est une escroquerie intellectuelle. Elle masque simplement le fait que les gens dits "normaux" sont en réalité les gens "dominants", ceux qui ont le pouvoir et qui définissent en conséquence quelle est la norme. Plus largement cette pathologisation de comportements minoritaires relève d'une phobie de la différence, et traduit ce que l'autrice appelle la "normopathie"dans son chapitre 7.

La troisième enfin est qu'il faut s'engager pour faire reconnaître toutes ces différences en termes d'égalité des droits, et arrêter de fantasmer sur la norme et la normalité qui sont des notions éminemment relatives. Ce qui ne saurait conduire à une forme de relativisme absolu : je renvoie pour cela à la mise au point, pour moi définitive, faite par Tzvetan Todorov dans "Nous et les autres". La boussole est et doit rester l'égalité en droits et en dignité de tous les êtres dotés de conscience et de sensibilité.

 

Le livre est structuré par une alternance de chapitres "théoriques" (mais très vivants et pas du tout jargonnants) allant du vécu individuel ("Vous avez dit "normal" "?, "Être soi") à l'engagement collectif ("Militer") en passant par l'analyse sociologique ("Autiste et femme : la double peine", "Guérir la normopathie") avec des récits de vie de personnes autistes ("rencontre avec"). Il se conclut par le récit de la soutenance de thèse de doctorat de psychologie sociale de l'autrice sur l'autisme.

Car si l'un des traits des personnes autistes "sans déficience intellectuelle" est de développer des "intérêts spécifiques" sur des sujets très pointus, en l'occurrence, l'intérêt spécifique développé par Julie Dachez a été sur l'autisme lui-même.

"De quoi acquérir une expertise qui lui fait bousculer pas mal d'idées reçues (...) dont elle parle avec une acuité – mais aussi un sens de l'humour – redoutable", comme l'écrit Sandrine Cabut dans le portrait qu'elle lui consacre dans le supplément "Sciences & médecine" du "Monde" (daté 5-9-18) qui nous l'a faite découvrir.

 

Des particularités qui deviennent des handicaps

 

Les "autistes invisibles" sont aujourd'hui souvent diagnostiqués, comme Julie Dachez l'a été à l'âge de 27 ans, "autistes Asperger" : "forme d'autisme sans déficience intellectuelle ni retard de langage" (note de la p 20).

Ce diagnostic, pour elle comme pour d'autres, a été le début d'une libération : "Après avoir intériorisé pendant des années le poids du stigmate, j'ai fait le ménage dans ma vie, dans mes relations, et je cultive désormais mon amour-propre avec un soin infini." (p 21)

Je dois dire que cette "intériorisation du poids du stigmate" a profondément résonné en moi. Car cela commence très tôt. Pour moi la "scène fondatrice" est ce propos ulcérant prononcé devant moi par ma grand-mère maternelle alors que j'étais très occupé à jouer avec mes quilles en bois auxquelles je prêtais maintes aventures : " Regardez ce garçon, on dirait qu'il est idiot avec ses quilles !" Je devais alors avoir 8 ou 9 ans...

Jusqu'à l'âge de 9 ans, j'ai souffert d'énurésie nocturne (en clair "je faisais pipi au lit"). Cette particularité énoncée bien plus tard devant mon psychanalyste m'a valu l'interprétation suivante : "en fait vous arrosiez le monde pour éviter qu'il vous envahisse, pour le tenir à distance". Il y a bien de ça en effet.

Tout au long de ma lecture des témoignages recueillis par Julie Dachez et du sien propre je retrouve des traits qui me parlent : le fait de privilégier la communication écrite sur l'oral, la fatigabilité, l'irritabilité, le fait de me couper souvent de mon environnement immédiat ("perdu dans mes pensées"), de ressasser les situations où je n'ai pas eu spontanément la bonne répartie, de méditer longuement mon expression écrite, la difficulté à développer des relations sociales intenses et suivies, une certaine forme de "psychorigidité" (diagnostiquée par mon analyste). Toutes choses qui s'ajoutent en outre à une grande vulnérabilité : la tendance spontanée à croire les autres, à m'enthousiasmer facilement, à ressentir fortement l'agressivité et les sentiments négatifs à mon égard, la difficulté à dire non...

Tout cela m'a longuement accompagné dans ma vie sans que je me rende compte que cela faisait "système" et que c'était juste l'expression de ma "neuro-atypie".

 

Un processus collectif d'émancipation

 

En même temps, comme le développe excellemment Julie Dachez, tous ces traits m'ont rendu particulièrement sensible et attentif à toutes les stigmatisations et à toutes les injustices, et expliquent sans doute largement mon engagement militant en faveur de l'égalité des droits.

 

Julie Dachez également est une personne engagée. Elle plaide fortement et très justement contre la pathologisation des différences et la médicalisation-psychiatrisation à outrance de l'autisme. Et donc aussi pour le respect de la dignité et de l'autonomie des personnes autistes.

 

Si prendre en compte la souffrance et tâcher de la soulager est souhaitable et utile, infantiliser les personnes qui la subissent et décider de tout à leur place est illégitime et doit être combattu.

Permettre également aux autistes de se retrouver entre eux pour échanger sur leur vécu est également utile et légitime, comme pour toute catégorie de personnes victimes de stigmatisations et de discriminations. Et prendre en compte leurs particularités ne peut qu'enrichir la vie commune, au lieu d'essayer de les faire entrer dans une "norme" artificielle qui n'est que la couverture d'une domination.

Contre toutes les accusations de "communautarisme" (un mot que j'ai dorénavant rayé de mon vocabulaire), il faut au contraire encourager tous les dominés à prendre collectivement la parole pour faire vraiment de notre société la propriété de tous.

PS du 12-7-20 : Autistes, qui sommes-nous ?

Je retombe un peu par hasard sur un n° du "1" du 28-3-18, n° 195 sur le thème "AUTISME un défi français".

C'est un n° réalisé en partenariat avec "BoxSons Radio", média indépendant de reportage sonore créé par Pascale Clark et Candice Marchal.

Il pose bien la problématique ambigüe, qui reste dominante, de la pathologisation systématique mais devenue plus prudente et moins étroitement normocentrique qu'autrefois.

Il montre que la maltraitance des autistes recule, et la connaissance de l'autisme progresse. Et la prise de conscience des effets néfastes de la normopathie aussi, comme en témoigne le titre de l'éditorial d'Eric Fottorino : "La différence n'est pas une maladie."

Il y pointe cependant le retard français : "Cette reconnaissance d'une différence plutôt que d'une maladie incurable est un timide progrès. Malgré les plans successifs engagés depuis 2005, la France accuse un grave retard. La perception et la prise en charge de l'autisme restent plombées par le poids des affrontements entre chapelles." En cause, l'affrontement entre psychanalystes et comportementalistes. Mais je fais remarquer que les uns comme les autres ont la prétention de vouloir nous guérir, au lieu de prendre simplement soin de nous... ou de nous laisser tranquilles en prenant en compte la multiplicité de nos cas.

Car, comme on le remarque dans la petite mise au point statistique de ce dossier ("De la difficulté d'être comptés"), seuls 75 000 des 600 000 adultes estimés concernés par des "troubles du spectre de l'autisme (TSA) " sont diagnostiqués. Et si on estime que la prévalence a nettement augmenté depuis 1975 où l'on ne dénombrait qu'un cas pour 5 000 individus contre 1 pour 100 aujourd'hui, doit-on parler d'une "épidémie d'autisme", que certains rapportent à la prolifération de l'usage des écrans, ou d'une plus grande visibilité de ce qui était déjà là ?

Pour moi la question reste ouverte. De même que celle d'une prise en charge thérapeutique pour les 70% d'autistes diagnostiqués qui ne présentent pas de troubles du développement intellectuel... sans parler des 87,5% d'autistes adultes non diagnostiqués, ces "invisibles" dont je fais partie, dont la plupart rencontrent juste l'incompréhension sociale de leur différence et la "normopathie" dominante.

De fait, c'est la société qui a davantage besoin d'être soignée que les individus autistes pour la plupart des cas.

 

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