Comment a-t-on pu être stalinien ? (1/4)

Publié le par Henri LOURDOU

Comment a-t-on pu être stalinien ? (1/4)
Comment a-t-on pu être stalinien ?

 

Emmanuel LEROY-LADURIE Paris-Montpellier

P.C.-P.S.U. 1945-1963

(Collection Témoins/Gallimard, février 1982, 262 p.)

 

Dominique DESANTI Les Staliniens

Une expérience politique 1944/56

(Grand document Marabout n°3, 1976, 544 p.)

 

Edgar MORIN Autocritique

(Points Politique n°70, Seuil, 1er trim 1975, 256 p.)

 

Annie KRIEGEL Les Communistes français

(Points Politique n°24, 4e trim 1970, 320 p.)

 

Il y a un an je rendais compte de mon expérience personnelle sous le titre "Comment a-t-on pu être maoïste ?", aujourd'hui je veux compléter ce tableau, après avoir fait le détour historique par la genèse du bolchévisme et la mémoire du Goulag.

En effet, toute une génération de jeunes intellectuels français a fait l'expérience d'une adhésion au stalinisme dans sa phase triomphante, dans les années 1945-1956.

Cela témoigne d'une forme de répétition qui doit nous alerter, en cette période de radicalisation générale, sur le risque d'adhésion à des credos totalitaires, sous des formes toujours renouvelées, et pourtant toujours semblables dans leurs effets catastrophiques pour l'esprit critique, la démocratie, et l'Etat de droit qui est la condition de la paix civile et de la liberté.

 

De cette expérience et de sa sortie, certains ont rendu compte de façon critique, chacun à leur façon, mais avec un intérêt pour moi égal.

Pour certains ce fut de façon quasi-immédiate (sept ans entre l'exclusion d'Edgar Morin et la parution de son "Autocritique" en 1958), pour d'autres beaucoup plus tard (Emmanuel Leroy-Ladurie attend 1982, on verra pourquoi), d'autres enfin, comme Dominique Desanti, dans une période intermédiaire (1975) . En ce qui concerne Annie Kriegel, elle a choisi de s'investir dans une recherche universitaire au long cours sur le phénomène communiste qui a largement essaimé et s'efforce d'allier la rigueur scientifique à la lucidité sur les crimes commis au nom du communisme.

 

Apprendre de ces témoins et acteurs de première main est en tout cas un devoir intellectuel et moral.

 

Faut-il enfin préciser que les positionnements politiques ultérieurs de ces témoins ne sauraient en aucun cas disqualifier leur témoignage ? Et il se trouve que, sans l'avoir cherché, deux sur quatre de mes témoins sont restés irréductiblement de gauche alors que les deux autres évoluaient vers la droite libérale...ce qui me semble assez représentatif de leurs générations. Car, je le constate après coup, ils appartiennent de fait à des générations différentes : nés respectivement en 1929, 1914, 1921 et 1926, leurs cheminements sont aussi tributaires de ces décalages chronologiques.

 

Emmanuel LEROY-LADURIE

 

Connu surtout pour son travail d'historien "moderniste" inauguré par sa thèse sur les "Paysans de Languedoc" de la Renaissance au XVIIe siècle (1966) dont le travail de recherche lui a permis l'écriture du best-seller "Montaillou, village occitan de 1294 à 1324", Emmanuel Lerroy-Ladurie fait partie de cette génération d'historiens de l'école des "Annales", dans la lignée de Marc Bloch, Lucien Febvre et Fernand Braudel, qui mirent à l'honneur l'histoire économique et sociale et celle des mentalités collectives à travers notamment la valorisation des séries quantitatives et des témoignages négligés des "gens de peu".

Mais il fut, avant cela un jeune "normalien" engagé, comme beaucoup de sa génération, au Parti Communiste Français, de 1949 à 1956, soit au plus fort de l'influence intellectuelle de ce parti dans l'intelligentsia française.

Il ne fait part de son témoignage sur cette période qu'en 1982, alors qu'un gouvernement socialo-communiste, dirigé par Pierre Mauroy, préside aux destinées du pays depuis juin 1981.

On a un peu oublié le climat très tendu de ces années-là. Il résultait en grande partie du traumatisme non digéré de la découverte massive récente du Goulag et du traumatisme non moins profond vécu par les différentes générations de communistes dépris de leurs illusions, notamment en 1956 (répression de Hongrie et reprise en main de Pologne), 1968 (répression de Tchécoslovaquie) et 1979-81 (guerre d'Afghanistan puis répression de Pologne, rupture de l'Union de la Gauche en France). Leroy-Ladurie fait partie de ces derniers, et il a donc évolué, progressivement, ainsi que le suggère son livre, vers une droite libérale qui craint les effets d'une arrivée au pouvoir de communistes non émancipés de leur passé le plus détestable. Son livre est donc, comme d'autres à la même époque, une mise en garde.

 

Un jeune homme catholique de la Normandie rurale

 

Né en 1929 dans une famille de grand propriétaires terriens exploitant directement leur domaine, le jeune Emmanuel est élevé dans une ambiance catholique et conservatrice. Demi-pensionnaire à Caen, où il réside chez sa grand-mère, il fréquente des collèges tenus par les frères des Écoles chrétiennes, le collège Sainte-Marie, puis le collège Saint-Joseph.

Il précise : "nous étions enveloppés par une certaine mentalité politique, mais nous n'étions pas directement et constamment endoctrinés, comme les enfants peuvent l'être dans un vrai régime fasciste ou totalitaire." (p 17)

Ceci explique sa large indifférence à la politique à cette époque, où il se contente d'être, comme sa famille, pétainiste par légitimisme, plus que par conviction.

"Au printemps 1942, mon père devint ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement à Vichy." (p 21) Cela ne dura guère que jusqu'à l'automne, où il fut débarqué lors d'un changement de ministère. "En 1943-44, mon père entrait dans la Résistance, puis se cachait, recherché par les Allemands; enfin, il terminait l'occupation, au moment du débarquement, comme combattant actif du maquis de la forêt d'Orléans. Nécessairement je pris une attitude plus critique vis-à-vis de l'Allemagne et de Vichy, du fait de ces nouveaux développements." (ibid)

Ces remarques suggèrent une forme de conformisme familial qui contraste avec l'engagement ultérieur.

 

La rupture parisienne

 

C'est l'arrivée en khâgne au lycée Henri IV à la rentrée 1945 qui va marquer pour Emmanuel le début de l'émancipation de ce moule familial. Encore faut-il noter que cette idée de khâgne (qui est rappelons-le le terme ésotérique réservé aux initiés désignant les classes préparatoires littéraires au concours d'entrée à l'École Normale Supérieure, pépinière des futurs agrégés de l'Université et donc de l'élite de la nation à cette époque) ne vient pas d'Emmanuel mais de son père.

La khâgne d'Henri IV est, avec celle du lycée Louis-le-Grand tout proche, l'une des deux plus prestigieuses de France, ayant le taux d'admission à "Normale" le plus élevé.

Son recrutement, très sélectif, fait coexister deux catégories d'élèves typés socialement, géographiquement et idéologiquement : les internes, "sortis de la petite bourgeoisie provinciale, éventuellement fils d'instituteurs ou d'enseignants des lycées, ceux des internes qui marquaient notre paysage spirituel étaient communistes, socialistes ou chrétiens (de gauche)", les externes "venaient souvent de la bourgeoisie (parisienne). Certains avaient lu Maurras, ou Sorel; mi-sérieux, mi-canularesques, ils affichaient des idées fascisantes, voire néo-nazies (...) Quoi qu'il en soit, ces ex-néo-nazis sont devenus depuis de parfaits libéraux. Quelques uns étaient marxistes et se prenaient pour des têtes pensantes." (pp 29-30)

Face à un tel choc culturel, le jeune Emmanuel voit remettre en cause ses certitudes et dévoiler son inculture.

 

Un bon stalinien

 

Enrobé d'anecdotes teintes d'une féroce ironie, le récit de Leroy-Ladurie débouche sur une auto-analyse des ressorts de son adhésion, une fois devenu "normalien", après une longue période d'accommodation à son nouveau monde qui passe par l'exclusion d'Henri IV ("pour une peccadille") et le passage par la khâgne du lycée Lakanal de Sceaux où il prépare victorieusement le concours.

"En fait, j'avais abandonné le paradis chrétien en perdant momentanément une certaine foi catholique. Camus et Sartre m'avaient, semble-t-il, convaincu, en 1946-1947, de l'absurdité du monde, et d'une certaine absence de sens de l'aventure humaine. Voilà que Staline me rendait le bonheur éternel, avec en prime l'installation dudit bonheur en ce bas monde."(p 95)

Ce qui favorise cette "conversion", c'est évidemment un entourage qui y pousse : selon Leroy-Ladurie, à l'époque où il a "intégré" Normale Sup, en 1950-51, un bon quart des élèves sont encartés au PCF (p 44). Lui a franchi le pas dès Lakanal, début 1949 (p 35). En 1950-51, nous dit-il, "une partie des normaliens socialiste, d'abord hostiles, basculèrent vers le communisme." (p 45)

Cette aura stalinienne dépasse donc le cas d'un jeune catholique provincial qui réoriente sa foi perdue.

Beaucoup de futures sommités intellectuelles en furent les victimes consentantes : Henri Mitterrand, futur spécialiste de Zola, Michel Crouzet, futur grand historien de la révolution industrielle. Ils retrouvent à la commission étudiante du Parti Suzanne de Brunhoff, Michel Verret, et à la cellule de la Sorbonne, François Furet (p 48). Une part du "Who's who" des futures notoriétés universitaires...

Que des gens cultivés, intelligents et informés abondent dans la cérémonie ridicule de la célébration outrancière des 70 ans de Staline fait partie des étonnements rétrospectifs : à cette occasion, "les élèves non-communistes qui se moquaient de nos quêtes étaient rapidement réduits au silence par notre port-à-porte. Nous représentions la violence symbolique mise au service de la raison historique; l'énergie de notre verbe inculquait cette supériorité aux collègues récalcitrants." (p 50-1)

Cette énergie militante relevait de ce qu'on a depuis baptisé "l'activisme" : cette forme d'activité collective militante qui n'a d'autre objet que de conforter l'homogénéité du groupe en affirmant agressivement son identité.

Elle s'accompagne d'une soumission tout aussi étonnante à "l'autorité du Parti" (p 52-3).

Ces militants étaient de véritables moines-soldats du communisme.

Mais un tel degré d'adhésion produit nécessairement des frustrations inconscientes. Aussi faut-il, tout aussi inconsciemment, leur chercher des compensations. C'est ainsi que Leroy-Ladurie retrouve dans son fanatisme d'alors "un plaisir d'opprimer, de terroriser intellectuellement" (p 109) dont il n'est rétrospectivement pas très fier. Cette forte tendance à l'agressivité s'appuie sur une vision paranoïaque du monde : on voit des "flics" partout. Le complotisme, bien avant son retour actuel sur les réseaux sociaux (bien mal nommés), est à l'ordre du jour.

Et celui-ci est distillé au plus haut niveau. C'est l'époque des nouveaux grands procès à l'Est (Hongrie, Tchécoslovaquie) sur fond de Guerre froide, avant, en 1952, l'affaire des "Blouses blanches" (ces médecins, la plupart juifs, accusés d'avoir comploté l'assassinat de Staline) et la campagne contre le cosmopolitisme et le sionisme... et l'exclusion du Parti de Marty et Tillon (glorieux militants jusque-là encensés et transformés subitement en "flics").

 

La conclusion est sans appel : "Dans ces circonstances, quant à la pure action politique, on devenait un agité permanent; et pour la réflexion intellectuelle, un paralytique général." (p 111)

Mais là n'est peut-être pas le plus grave. Le plus grave est la haine et le ressentiment produits par cette ambiance générale. Comme le remarque Carolin EMCKE dans son petit essai "Contre la haine", écrit en 2016 : "Pour haïr il faut avoir des certitudes absolues" (p 11). Et comme le faisait remarquer beaucoup plus tôt Goethe (cité par Bernie Gunther le héros de fiction créé par Philip Kerr) il faut se méfier des personnes manifestant une forte volonté de punir.

 

Sortir du stalinisme

 

Une telle expérience ne laisse pas indemne. Le degré d'investissement personnel a été tel que la rupture a forcément quelque chose de traumatique.

On le verra avec Edgar Morin, le fait de n'avoir adhéré qu'avec des réserves et plus tardivement permet de garder plus de choses de cet engagement, en l'occurrence un ancrage à gauche et une volonté de transformation profonde de la société qui sont restés inentamés.

Pour Leroy-Ladurie, si la rupture a été en apparence plus progressive (il n'a pas, contrairement à Morin, été exclu du Parti, il est parti de lui-même au jour-même de l'intervention soviétique en Hongrie en novembre 1956), elle a été en réalité plus totale. I l va en effet revenir progressivement au catholicisme de sa jeunesse et rallier in fine la droite libérale correspondant à son milieu familial. Mais auparavant, il va passer par un flirt jamais consommé avec le trotskysme puis par le nouveau PSU (créé en 1960), le tout dans l'atmosphère conviviale de Montpellier, où il passe de l'enseignement en lycée à l'Université, tout en commençant, comme beaucoup de ses camarades ex-normaliens en rupture, à travailler sur sa thèse.

Il est également intéressant de constater avec lui, que le mode de rupture des intellectuels n'a pas été celui de la base populaire du PCF. Celle-ci a rompu plus tardivement : en 1981, on n'en est qu'aux prémices. Et ses modalités et son devenir restent en grande partie à analyser. On sait seulement que dans le Midi méditerranéen comme dans le Nord-Pas de Calais, cette base est passée massivement au vote FN-RN : il y a là une continuité idéologique à creuser entre le nationalisme autoritaire du stalinisme triomphant et celui du lepénisme, malgré l'antiracisme effectif dont Leroy-Ladurie fait crédit au PCF de 1950-56, un antiracisme qui reste cependant marqué inconsciemment par le fait colonial.

La clé de l'éducation autoritaire (voire violente) suggérée par Leroy-Ladurie à travers sa lecture, éclairante pour lui à l'époque, de "La personnalité autoritaire" de Theodor Adorno (p 202-3) est un élément qu'il aurait dû utiliser davantage : cela lui aurait évité de se méprendre sur le sens profond de Mai 68, qu'il a pris, comme d'autres "mandarins", en mauvaise part, comme une négation du savoir des Maîtres par de jeunes et dangereux fanatiques. Ce qui n'était qu'un aspect des choses.

 

On peut donc dire du stalinisme comme du maoïsme qu'il y a plusieurs façons d'en sortir. Ce que nos trois autres témoins vont confirmer.

Deux passages qui n'ont rien à voir avec le stalinisme, mais qui ont retenu mon attention :

 

-Sur la disparition du vélo en ville dans les années 60 :

"Mon enseignement reprit au lycée de Montpellier (...) en 1955-57. Le jeudi après-midi, je promenais mes "classes pilotes" à bicyclette sur les routes de la garrigue et du vignoble, pour visiter telle grotte ou tel abîme, et j'enseignais ainsi la géographie.(...)

La circulation automobile, encore fluide à Montpellier au milieu des années 1950, s'aggrava progressivement par la suite. (...) Au début des années 1960, le conseil municipal prit une décision héroïque : utiliser l'enceinte des fossés et des remparts, devenue boulevard circulaire au XIXe siècle, pour donner au trafic entier une structure concentrique dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Au jour dit, l'anneau de fer des voitures inaugura sa ronde infernale autour de ce qui fut la vieille muraille de la cité. C'était la fin des vélos." (pp 137-140)

 

-Sur l'Histoire de l'Aveyron et le chauvinisme local :

"Au nord-ouest l'Aveyron avait alimenté en immigrants pendant des siècles le Languedoc et même l'Espagne. Avant 1800, quand la chaux n'avait pas encore bonifié les terres acides et infertiles de ce département, il offrait sous le nom de Rouergue un réservoir de misère et de mendicité. Je m'en convainquis par les archives paroissiales, hospitalières, administratives de l'Ancien Régime; sans cesse elles dépeignaient les gueux rouergats, crevant comme des mouches au long des routes hivernales, dans le vain espoir d'attraper plus au sud un croûton de pain et un rayon de soleil. Je développais ce point d'histoire "misérabiliste" dans diverses publications. Elles furent mal reçues par les Aveyronnais; ils virent là, bien à tort, une attaque contre leur patrie, dont j'admire au contraire le prodigieux rétablissement pendant le XIXe siècle." (p 215)

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